Desidehatan (ADATH SHALOM – 28 mars 2014)

Par Zevoulon
mercredi 2 avril 2014
par  Paul Jeanzé

Avec ma compagne, quand nous avons décidé de nous marier, je m’étais fait la promesse d’honorer la semaine des Cheva Bra’hot en prononçant la dracha du vendredi suivant notre mariage.

Mais, bien avant cela, je devais commencer par me concentrer sur les multiples dates pendant lesquelles la célébration de notre alliance allait être impossible. Ces dates étaient d’ailleurs aussi bien de l’ordre du profane que du saint. D’un côté, il fallait par exemple concilier les indisponibilités des invités clefs avec les impressionnantes variations saisonnières des tarifs des salles parisiennes. De l’autre côté, il fallait prendre en compte l’interdiction de se marier pendant certains jours (chabbat et autres jours de fête) voire des périodes entières, comme les trois semaines qui courent du 17 Tamouz à Tisha Be Av, période estivale pendant laquelle l’atmosphère de vacances nous fait parfois oublier que c’est une période de deuil relative à la destruction du Temple.

Perdu dans les méandres du calendrier, j’en oubliais complètement le cycle annuel des Parachas. Ce n’est qu’une fois le jour du mariage choisi que je prenais conscience de la difficulté devant laquelle je me trouvais. À un point tel que j’avais même imaginé réunir le rabbin, le traiteur, mes futurs beaux-parents et ma future épouse pour leur annoncer purement et simplement : « Je suis vraiment désolé mais je ne puis me marier le 23 mars 2014. Cela n’est pas possible. Nous sommes en plein Vayikra, et je ne vois pas comment je peux commenter un texte qui commence ainsi :

Vayédaber adonaï el Moché lemor : Daber el bené Israël lemor : Icha ki tazria veyalda zakhar vetam’ah Chiv’at yamim…

L’Éternel parla à Moïse en ces termes : "Parle ainsi aux enfants d’Israël : lorsqu’une femme, ayant conçu, enfantera un mâle, elle sera impure durant sept jours…
Vayikra – XII, 1

Le rabbin m’aurait alors conseillé : « Peut-être serait-il intéressant, en guise d’introduction, de préciser que nous sommes en 5774, année embolismique qui compte treize mois et 385 jours. Ainsi, tu pourrais indiquer qu’en conséquence, la paracha de la semaine ne portera que sur Tazria et non sur la double paracha Tazria-Metsora lue habituellement à cette période de l’année. Et comme tu sembles avoir quelques petits soucis de calendrier, j’avoue trouver le parallèle assez amusant. »

Le traiteur, de son côté, m’aurait alors signalé la chose suivante : « Je suis vraiment désolé mais je ne puis vous aider, les lois relatives à la cacherouth, c’était la semaine dernière avec Chemini. »

Quant à mes futurs beaux-parents et à ma future épouse, ils m’auraient certainement indiqué : « Si tu tentes de modifier la date du mariage maintenant, il est fort peu probable que tu sois en mesure de prononcer la moindre dracha à l’avenir. »

Je n’avais donc pas le choix, je devais absolument tenter de concevoir et d’enfanter, non pas un mâle, mais un texte. Pourtant, en méditant la Sidra avec Lehama Leibowitz, je n’étais guère rassuré, car voici de quelle manière elle introduit l’étude de Tazria :

Les lois de pureté et d’impureté dépassent notre entendement ; leurs raisons profondes nous échappent. Pour ce qui est de la définition même des notions de pur et d’impur, nous en sommes réduits à tâtonner dans les ténèbres.

Je devais rester plongé de longues semaines dans les ténèbres. Et c’est en parcourant une étude de Léon Ashkenazi datant de 1995 sur Tazria justement, que je crus apercevoir un peu de lumière :

Dans les cultures contemporaines, finalement le principe dominant est « Tout est pur pour les purs » alors que pour la Torah « tout est impur pour les purs ». C’est exactement l’inverse. Plus on avance, plus on est vulnérable dans le projet de sainteté et plus on est vulnérable à l’impureté.

Cette réflexion de Manitou me fit immédiatement penser à une scène que j’avais vécue récemment : ce soir-là, nous rentrons tranquillement à la maison. Notre fils est dans sa poussette, et nous devisons sereinement, ma future épouse et moi. J’étais donc là, heureux de rentrer chez moi en bon père de famille. D’une certaine façon, je me sentais à cet instant, en toute humilité vraiment, emprunt d’une certaine pureté familiale. Nous arrivons alors à la hauteur d’un parent qui tient sa fille par la main. La petite fille fait alors un léger écart sur le côté, et aussitôt l’adulte se met à hurler : « Je vais finir par te sortir attachée à une laisse » ! Tout mon corps s’est alors mis à frémir de l’impureté se dégageant de cette scène et qui devait me souiller pour le restant de la soirée, et dont je suis même obligé de vous parler ce soir pour enfin complètement m’en débarrasser.

Mais assez parlé de moi, car voici venu le temps de vous lire un récit hassidique :

Il arriva une fois qu’apparut au Maggid de Zlotshov, dans la nuit du nouvel an, un homme qui avait été le Hazan dans sa ville et qui était mort depuis peu de temps. « Que fais-tu ici ? » lui demanda le Tsaddik. « Le Rabbi sait bien, répondit le mort, que les âmes reçoivent une nouvelle vie pendant cette nuit-ci. Je suis une âme revivifiée. – Et pourquoi t’a-t-on renvoyé ici-bas ? » demanda alors le Maggid. Et le Hazan défunt lui assura : « J’ai mené ici-bas, sur la terre, une existence sans reproche. – Et pourtant, insista le Maggid, il a fallu que tu revinsses une fois encore en ce bas monde ? » Le mort expliqua : « Au moment de mourir, j’ai récapitulé et pesé mes actes, et je les ai trouvés convenables et irréprochables. À cette constatation, je me suis gonflé dans mon cœur, et ce fut dans cet instant que la mort me surprit. Voilà pourquoi j’ai été renvoyé sur cette terre : pour faire réparation de mon orgueil. »

Sans doute aurais-je dû repenser à ce récit hassidique quand, quelques jours seulement après le fameux épisode de la petite fille et de la laisse, je me mettais en colère auprès de ma future épouse et en présence de notre fils au sujet d’un stupide problème de date de mariage. Et comme j’aurais dû également prêter attention à ce commentaire de Rachi qui revient pourtant par deux fois dans la Torah, tout d’abord à la fin de Chemini, puis dans Kedochim (que nous lirons dans trois semaines), à propos du verset suivant :

Distinguez donc le quadrupède pur de l’impur
Il n’était pas nécessaire de spécifier la distinction à opérer entre la vache et l’âne, étant donné qu’ils sont différents et reconnaissables. Mais il fallait le faire entre ce qui t’est pur et ce qui t’est impur, entre l’animal dont la majeure partie de la trachée-artère a été tranchée (sous-entendu : qui t’es pur) et celui dont seule la moitié a été tranchée (sous-entendu : qui t’es impur). Et quelle différence y a-t-il entre la plus grande partie et la moitié ? L’épaisseur d’un cheveu.

Je sentais bien à présent que je disposais du matériau nécessaire pour enfin écrire une dracha alors que la tâche me semblait au départ bien difficile. Car finalement, de la même façon qu’entre ce qui t’est pur et ce qui t’est impur, de la même façon qu’entre l’orgueil et l’humilité, quelle différence y-a-t-il entre se sentir capable d’écrire une dracha et s’en sentir incapable ? Il y a l’épaisseur d’un cheveu.

Et quelle différence existe-t-il alors entre un homme et une femme ?
Plutôt que d’évoquer l’épaisseur, voire la longueur des cheveux, je préfère céder la place au poète de langue allemande Rainer Maria Rilke qui, dans ses magnifiques Lettres à un jeune poète, écrites entre 1903 et 1910, décrit ainsi la création littéraire et poétique :

La beauté de la jeune fille […] est faite à la fois du pressentiment, du désir et de l’effroi de la maternité. La beauté de la femme quand elle est mère est faite de la maternité qu’elle sert : et quand elle est parvenue à la vieillesse, de ce grand souvenir qui vit en elle. L’homme, me semble-t-il, est aussi maternité, au physique et au moral ; engendrer est pour lui une manière d’enfanter, et c’est réellement « enfanter » que de créer de sa plus intime plénitude. Les sexes sont peut-être plus parents qu’on ne le croit ; et le grand renouvellement du monde tiendra sans doute en ceci : l’homme et la femme, libérés de toutes leurs erreurs, de toutes leurs difficultés, ne se rechercheront plus comme des contraires, mais comme des frères et sœurs, comme des proches. Ils uniront leurs humanités pour supporter ensemble, gravement, patiemment, le poids de la chair difficile qui leur a été donnée.
Rainer Maria Rilke – Lettres à un jeune poète – Quatrième lettre du 16 juillet 1903

Pardonnez-moi ce chemin, cette Torah détournée
De chapitres en versets, je dois à Berechit retourner
Dieu créa l’homme à son image
C’est à l’image de Dieu qu’il le créa
Mâle et femelle furent créés à la fois ;
Et du philosophe je peux alors m’inspirer
Je ne puis être seul l’être de la masculinité ;
Sans la féminité, présente à mes côtés
Je ne reste que poussière et ne puis exister ;
C’est pourquoi l’homme abandonne son père et sa mère
il s’unit à sa femme, et ils deviennent une seule chair
L’Éternel à Moïse en ces termes parla :
Aux enfants d’Israël ainsi tu parleras
lorsqu’une femme, ayant conçu, un mâle enfantera
Impure durant sept jours elle sera
Pardonnez-moi ce chemin, cette Torah détournée
Ma dracha est écrite, et sa lecture enfin… parachevée

Chabbat Shalom


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