Retour sur soi-même

dimanche 26 décembre 2021
par  Paul Jeanzé
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Dénoncé calomnieusement aux autorités par l’un des chefs des mitnagdim [1] qui réprouvaient sa doctrine et sa voie, Rabbi Shnéour Zalman, le Rav de Russie, avait été incarcéré à Saint-Pétersbourg et attendait sa comparution devant le tribunal, lorsqu’un jour le capitaine de la gendarmerie pénétra dans sa cellule. devant la face puissante et immobile du Rav qui, absorbé en lui-même, ne le remarqua pas tout de suit, cet homme devint pensif et devina quelle était la qualité de son prisonnier. Il entra en conversation avec lui, ne tardant pas à mettre sur le tapis toutes sortes de questions qu’il s’était posées en lisant l’Écriture. Finalement il demanda : « Que Dieu l’Omniscient dise à Adam : « Où es-tu ? », comment faut-il l’entendre ? » « Croyez-vous de foi, répondit le Rav, que l’Écriture soit éternelle et qu’elle embrasse tous les temps, toutes les générations et tous les individus ? » « Je le crois », dit-il. « Eh bien, reprit le Tsaddik, en tout temps Dieu interpelle chaque homme : « Où es-tu dans ton monde ? De ceux qui te sont départis, tant de jours ont passé et tant d’années, jusqu’où es-tu arrivé entre-temps dans ton monde ? » Dieu dit par exemple : Voilà quarante-six ans que tu es en vie, où séjournes-tu ? »

En entendant citer le chiffre exact de son âge, le capitaine se maîtrisa, posa la main sur l’épaule du Rav et s’écria : « Bravo ! » ; mais le cœur lui battait.

Que se passe-t-il dans cette histoire ?

À première vue elle nous rappelle ces contes talmudiques dans lesquels un Romain ou quelque autre païen consulte l’un des sages Juifs au sujet d’un passage de la Torah afin de dévoiler une prétendue contradiction dans l’enseignement d’Israël, et reçoit une réponse qui montre qu’il n’y a pas de contradiction, ou qui réfute la critique d’une autre manière, à quoi s’ajoute parfois un rappel à l’ordre personnel.

Mais bientôt nous remarquons entre les contes du Talmud et le conte hassidique une différence révélatrice, différence qui, il est vrai, paraît plus importante qu’elle ne l’est réellement. Il se trouve en effet que la réponse est donnée sur le plan autre que celui sur lequel la question a été formulée.

Le capitaine vise à dévoiler une prétendue contradiction dans la religion juive. Les Juifs voient dans le Dieu auxquels ils croient l’Être omniscient, mais la Torah lui attribue des questions telles que les poserait quelqu’un qui ignore une chose et voudrait l’apprendre. Dieu cherche Adam qui s’est caché, il fait retentir son appel dans le jardin et demande où il est ; c’est donc qu’il ne le sait pas, qu’il est possible de se cacher de lui : donc il n’est pas l’Omniscient.

Mais, au lieu d’expliquer le passage biblique et de résoudre ce qui semble une contradiction, le Rabbi ne s’en sert que de point de départ, utilisant son motif pour adresser au capitaine une admonestation à propos de la vie qu’il a menée lui-même jusqu’ici, à propos du manque de sérieux, de l’inattention et de l’absence de sentiment de responsabilité de sa propre âme. La question concrète, qui, au fond, même si est posée ici sans arrière-pensée, n’est pas une question authentique, mais simplement la forme de la controverse, reçoit une réponse personnelle, ou plutôt : au lieu d’une réponse est prononcé un rappel à l’ordre personnel. De ces répliques talmudiques il ne reste apparemment que le rappel à l’ordre qui les accompagnait parfois.

Pourtant, examinons le conte de près. Le capitaine se renseigne sur un passage du récit biblique du péché d’Adam. Par sa réponse, le Rabbi lui fait connaître ceci : « Tu es toi-même Adam, c’est à toi-même que Dieu s’adresse en disant : « Où es-tu ? » Apparemment il ne lui a fourni aucun éclaircissement sur la signification du passage biblique en tant que tel. En vérité, cependant, la réponse éclaire à la fois la situation d’Adam au moment où Dieu l’interroge et la situation de chaque homme de tout temps et en tous lieux. Car aussitôt qu’il entendra et comprendra la question biblique comme lui étant personnellement adressée, le capitaine prendra nécessairement conscience de ce que cela signifie, lorsque Dieu demande : « Où es-tu ? », que la question soit adressée à Adam ou à quiconque. Quand Dieu questionne ainsi, ce n’est pas pour que l’homme lui apprenne une chose qu’il ne saurait pas encore ; il veut provoquer en l’homme quelque chose qui précisément n’est provoqué que par une telle question, à condition qu’elle touche l’homme au cœur, que l’homme se laisse toucher au cœur par elle.

Adam se cache pour n’avoir pas à se justifier, pour échapper à la responsabilité de sa vie. Ainsi se cache chaque homme, car chaque homme est Adam et dans la situation d’Adam. Afin d’échapper à la responsabilité de la vie vécue, l’existence est transformée en machine à cacher. Et c’est en se cachant ainsi et toujours de nouveau « de la face de Dieu » qu’il s’enlise de plus en plus profondément dans la fausseté. De cette manière surgit une nouvelle situation qui, de jour en jour, de cachette en cachette, devient de plus en plus douteuse. Cette situation se laisse caractériser avec précision : l’homme ne peut échapper à l’œil de Dieu, mais, en cherchant à se cacher de lui, il se cache de lui-même. Certes, il y a bien en lui un quelque chose qui le cherche, mais il empêche de plus en plus ce quelque chose de le trouver. C’est au milieu de cette situation que tombe la question de Dieu. Elle veut remuer l’homme, elle veut briser sa machine à cacher, elle veut lui montrer où il s’est fourvoyé, elle veut faire naître en lui le grand désir d’en sortir. Tout dépend à présent de savoir si l’homme acceptera de ne pas se dérober à la question. Certes, tout comme au capitaine dans notre conte, « le cœur battra » à quiconque elle frappera son oreille. Mais la machine lui permet également de se rendre maître de cette émotion du cœur. La voix, en effet, ne s’accompagne pas d’un orge qui met en péril la vie de l’homme ; c’est « la voix d’un silence semblable à un souffle », et il est aisé de l’assourdir. Aussi longtemps que cela se produit, la vie de l’homme ne peut devenir chemin. Quelle que soit la grandeur du succès, de la jouissance d’un homme, quelle que soit l’importance de son pouvoir, quelque colossale que soit son œuvre : sa vie demeure sans chemin aussi longtemps qu’il n’affronte pas la voix. Adam affronte la voix, il reconnaît l’enlisement, il avoue : « Je me suis caché », et c’est là que commence le chemin de l’homme. Le retour décisif sur soi-même est le commencement du chemin dans la vie de l’homme, toujours de nouveau le commencement du chemin humain. Mais il n’est décisif, justement, que s’il mène au chemin. Car il existe aussi un retour sur soi-même infécond, qui ne mène à rien d’autre qu’un tourment, au désespoir et à l’enlisement encore plus profond. Quand le Rabbi de Guér, interprétant l’Écriture, arrivait aux paroles que Jacob adresse à son serviteur : « Lorsque mon frère Esaü te rencontrera et t’interrogera en disant : À qui es-tu ? Où vas-tu ? À qui est ce troupeau qui te précède ? », il disait à ses élèves : « Faites bien attention à quel point les questions d’Esaü ressemblent à cette maxime de nos sages : « Pénètre-toi de ces trois choses : pense à ton origine et à ta fin, et rappelle-toi devant qui tu auras un jour à rendre compte de tes actions. » Faites bien attention, car un grave examen s’impose à qui se pénètre des trois choses : qu’en lui ce ne soit pas Esaü qui interroge. Car Esaü est aussi capable de s’en enquérir, plongeant l’homme dans la mélancolie. »

Il est une question démoniaque, une fausse question qui singe la question de Dieu, la question de la vérité. Elle se reconnaît à ce qu’elle ne s’en tient pas au « Où es-tu ? », mais poursuit : « De là où tu t’es fourvoyé, aucun chemin ne peut plus te faire sortir. » Il est un faux retour sur soi-même qui ne détermine pas l’homme au retour et ne le met pas sur le chemin, mais qui lui présente le retour comme étant sans issue, et de cette manière l’accule là où il est devenu apparemment tout à fait impossible et où l’homme ne parvient à continuer de vivre qu’en vertu de l’orgueil démoniaque, de l’orgueil de la fausseté.


[1Adversaires ; on appelle ainsi les groupes qui s’opposent au mouvement hassidique


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