Détermination

dimanche 26 décembre 2021
par  Paul Jeanzé
popularité : 5%

Un Hassid du "Voyant de Lublin" avait, une fois, entrepris le jeûne d’un Sabbath à l’autre. Et voilà que, dans l’après-midi du vendredi, il fut pris soudain d’une soif si cruelle qu’il crut en mourir. Apercevant une fontaine, il y alla dans l’intention de boire. Mais il se ravisa aussitôt, songeant que pour une petite heure qu’il lui restait à supporter il détruirait toute l’œuvre de cette semaine. Il ne but point et s’éloigna de la fontaine. Une bouffée d’orgueil lui vint, d’avoir su triompher de cette dure épreuve ; mais quand il s’en rendit compte : « Mieux vaut encore, se dit-il, y aller et boire, plutôt que de laisser mon cœur succomber à l’orgueil. » Et il revint sur ses pas jusque devant la fontaine, s’apprêtant à boire, quand tout à coup il s’aperçut que sa soif l’avait quitté. Le soir même, pour l’entrée en Sabbath, il arriva chez son Maître. « Du ravaudage ! [1] » s’exclama le Tsaddik dès qu’il le vit apparaître sur son seuil.

Lorsque, dans ma jeunesse, j’entendis cette histoire pour la première fois, la dureté avec laquelle un Maître traite ici son disciple zélé m’affecta. Ce dernier se donne le plus grand mal pour réaliser une difficile ascèse, il se sent tenté de la rompre et surmonte la tentation, pour ne rien récolter finalement qu’un verdict négatif de son Maître. Sans doute la première entrave provenait-elle du pouvoir du corps sur l’âme, d’un pouvoir qu’il fallait d’abord briser, mais la deuxième résultait du motif le plus noble : plutôt échouer que succomber à l’orgueil pour l’amour du succès ! Comment peut-on être réprimandé à cause d’une telle lutte intérieure ? N’est-ce pas là trop exiger de l’homme ?

C’est beaucoup plus tard seulement (mais sans attendre toutefois que ne s’écoule un quart de siècle), à savoir à l’époque où je transcrivais moi-même ce conte de l tradition, que je compris qu’il n’étais nullement question ici d’exiger quelque chose de l’homme. Le Tsaddik de Lublin, en effet, n’avait pas précisément la réputation d’être un adepte de l’ascèse, et ce n’est certainement pas dans le dessein de lui plaire que le Hassid entreprit la sienne, mais bien plutôt parce qu’il espérait atteindre ainsi un degré plus élevé de l’âme ; d’ailleurs, n’avait-il pas entendu de la bouche même du « Voyant » que le jeûne pouvait servir à cette fin dans la phase initiale du développement personnel, et, plus tard, dans les moments critiques ? Les paroles que celui-ci adresse au disciple maintenant, après avoir manifestement observé l’évolution de l’aventure avec une compréhension authentique, signifient sans aucun doute ceci : « On ne saurait atteindre un degré plus élevé de cette manière. » Il prévient le disciple d’une chose qui doit nécessairement l’empêcher de réaliser son projet. Quant à savoir quelle est cette chose, cela nous apparaît clairement. C’est le fait d’avancer puis de reculer qui est l’objet du blâme ; c’est le va-et-vient, le fait d’agir en zigzag qui est suspect. L’opposé du « ravaudage » est l’ouvrage fait d’une seule pièce. Comment réaliser un ouvrage d’une seule pièce ? Pas autrement qu’avec une âme unifiée.

De nouveau, pourtant, la question nous assaille de savoir si ce n’est pas, en l’occurrence, traiter trop durement un homme. Car il en va ainsi dans notre monde : l’un possède - « par nature » ou « par grâce », de quelque manière qu’on veuille l’exprimer, c’est tout un - une âme unitaire, une âme d’une seule pièce et réaliser en conséquence des œuvres unitaires, des œuvres d’une seule pièce, justement parce que son âme ainsi faite les lui inspire et l’en rend capable ; tandis que l’autre possède une âme multiple, compliquée, contradictoire, ce qui détermine naturellement son action : les entraves et les troubles de cette dernière découlent des entraves et des troubles de l’âme, l’inquiétude de celle-ci se manifeste par l’inquiétude de celle-là. Un homme d’une telle constitution, que peut-il donc faire, si ce n’est s’efforcer de surmonter les tentations qui se présentent à lui sur le chemin du but qu’il est en train de poursuivre , Que peut-il faire, si ce n’est justement chaque fois, au milieu de l’action, se « ressaisir », comme on dit, c’est-à-dire rassembler son âme tiraillée en tous sens et la diriger toujours à nouveau, concentrée, vers le but, en étant prêt de surcroît, comme c’est le cas du Hassid de notre conte, au moment où l’orgueil menace de s’emparer de lui, même à sacrifier le but afin de sauver l’âme ?

Si à partir de ces questions nous examinons encore une fois notre conte, nous découvrons enfin l’enseignement que renferme la critique du « Voyant ». C’est l’enseignement selon lequel l’homme a le pouvoir d’unifier son âme. L’homme à l’âme multiple, compliquée, contradictoire n’est pas réduit à l’impuissance : le noyau intime de cette âme - la force divine qui gît dans ses profondeurs - peut agir sur elle et la transformer, il peut lier les unes aux autres les forces en conflit et fondre ensemble les éléments qui tendent à se séparer, il peut l’unifier. Une telle unification doit se produire avant de que l’homme n’entame une œuvre exceptionnelle. Ce n’est qu’avec une âme unifiée qu’il sera à même de l’exécuter d’une façon telle que le résultat soit non point du ravaudage mais un ouvrage d’une seule pièce. Et c’est bien là ce que le « Voyant » reproche au Hassid : de s’être aventuré avec une âme non unifiée ; au milieu de l’œuvre, l’unification ne peut réussir. Mais il ne faut pas non plus se figurer que l’ascèse puisse provoquer l’unification ; elle peut purifier, elle peut également concentrer, mais elle ne saurait opérer la préservation du résultat ainsi obtenu jusqu’à ce que le but soit atteint - elle n’est pas en mesure de protéger l’âme contre sa propre contradiction.

Toutefois, il est une chose qu’il convient de ne pas perdre de vue : à savoir qu’aucune unification de l’âme n’est définitive. De même que l’âme la plus unitaire de naissance est néanmoins assaillie par des difficultés intérieures ainsi même l’âme la plus acharnée dans sa lutte pour l’unité ne peut jamais l’atteindre tout à fait. Mais chaque œuvre que j’exécute d’une âme unifiée agit en retour sur mon âme, agit dans le sens d’une unification nouvelle et plus haute ; chacune me conduit, quoique par divers détours, à une unité plus constante que ne l’était celle qui la précédait. Ainsi parvient-on finalement là où l’on peut s’en remettre à son âme, parce que son degré d’unité est désormais si élevé qu’elle surmonte la contradiction comme en se jouant. Même alors il convient de rester vigilant, bien sûr, mais c’est une vigilance sereine.

Un jour, c’était pendant les fêtes de Hanoucca, Rabbi Nahoum, l’un des fils du Rabbi de Rijin [2], entra à l’improviste dans la Maison d’Étude où il trouva ses disciples en train de jouer aux dames, comme il était d’usage aux jours de cette fête. Surpris et troublés par l’arrivée soudaine de leur maître, ils s’arrêtèrent de jouer ; mais le Tsaddik hocha la tête avec bienveillance et demanda : « Alors, vous connaissez donc les règles du jeu de dames ? » Et comme, dans leur confusion, les disciples ne soufflaient mot, il fit lui-même la réponse : « Eh bien, je vais vous les dire, les règles du jeu de dames. premièrement : on ne peut faire deux pas à la fois. deuxièmement : n’aller qu’en avant et ne jamais reculer. et troisièmement : lorsqu’on est parvenu jusqu’en haut, on a le droit d’aller partout où on le veut. »

Mais ce serait se méprendre totalement sur ce qu’il faut entendre par unification de l’âme que de traduire ici le mot « âme » par autre chose que : l’homme entier, corps et esprit confondus. L’âme n’est réellement unifiée qu’à condition que toutes les forces, tous les membres du corps le soient également « Tout ce qu’il t’est donné de faire, fais-le avec toute ta force ! » Voici comment le Baal-Shem interprétait ce verset de l’Écriture : ce qu’on fait, on doit le faire avec tous ses membres, c’est-à-dire : il faut y impliquer également tout l’être corporel de l’homme ; des éléments qui composent sa personne, aucun ne doit rester extérieur à l’action. Quand l’homme devient une telle unité, une unité formée du corps et de l’esprit, l’œuvre qu’il réalise est une œuvre d’une seule pièce.


[1Raccommodage, rapiéçage de vêtements fort usés. Le ravaudage de vieux habits. Fig. Le ravaudage d’un texte. Par métonymie. Vieilli. Ouvrage ou partie d’un ouvrage faits de pièces et de morceaux, d’emprunts. Dictionnaire de l’Académie Française.

[2Rijin : Ruzyn, localité du district de Kiev où vivait celui qui allait devenir le Rabbi de Sadagora, le fondateur de la célèbre "dynastie de Sadagora". Sadagora : petite ville de la Bukowine.


[ Télécharger l'article au format PDF]

Annonces

Convalescence : les poézies de l’année 2023

Mardi 15 janvier 2024

Quand bien même notre corps aurait besoin d’une petite pause pour quelques réparations sommaires, rien n’empêche notre esprit de continuer à vagabonder : dans le ciel et sur la terre ; dans les montagnes et sur la mer…

Convalescence