Introduction
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L’homme de la rue est souvent surpris d’entendre le terme « méditation juive ». Par ailleurs, les Juifs les plus savants, y compris de nombreux rabbins et autres érudits, ne savent pas toujours qu’une telle chose existe. Lorsqu’on leur montre des textes qui décrivent la méditation juive, ils répondent qu’elle appartient aux ruelles sombres, au côté ésotérique ou occulte du Judaïsme, et qu’elle n’a pas grand-chose à voir avec le Judaïsme traditionnel.
Il n’est donc pas surprenant que de nombreux ouvrages récents relatifs à la méditation n’accordent que peu d’attention au Judaïsme. Bien que la plupart des auteurs semblent être conscients de l’existence d’éléments mystiques dans le Judaïsme, leur discussion se limite généralement à la Kabbale ou aux maîtres hassidiques. La plupart des livres sur la méditation mettent l’accent sur les pratiques orientales, et dans certains cas, sur la méditation chrétienne ; mais la méditation juive quant à elle, est pratiquement ignorée.
Pour les étudiants en méditation, il s’agit là d’une lacune importante. Le Judaïsme a produit l’un des systèmes de méditation les plus importants. L’ignorer, c’est rendre toute étude incomplète. En outre, le Judaïsme est une religion orientale qui a migré en Occident, et ses pratiques méditatives pourraient bien être les plus pertinentes pour l’homme occidental. Sans une connaissance des pratiques méditatives juives, un lien important entre l’Orient et l’Occident est perdu. Cette omission est d’autant plus préjudiciable qu’il existe de nombreuses preuves que les maîtres mystiques juifs ont dialogué avec les maîtres du soufisme [1] et connaissaient également les écoles de l’Inde.
Pour le Juif cependant, cette méconnaissance est plus grave encore. Les Juifs sont par nature un peuple spirituel, et beaucoup d’entre eux recherchent activement un sens à la vie, souvent au niveau mystique. Il y a plusieurs générations, un grand nombre de Juifs ont été attirés par les traditions mystiques de groupes tels que les francs-maçons. Aujourd’hui, de nombreux Juifs américains s’intéressent aux religions orientales. On estime que 75 % des adeptes de certains ashrams [2] sont juifs, et qu’un grand nombre d’entre eux suivent des disciplines comme la méditation transcendantale [3].
Lorsque je m’adresse à ces Juifs et que je leur demande pourquoi ils explorent d’autres religions au lieu de la leur, ils me répondent qu’ils ne ressentent rien de profond ou de spirituellement satisfaisant dans le judaïsme. Lorsque je leur indique qu’il existe une forte tradition de méditation et de mysticisme, non seulement dans le Judaïsme au sens large, mais aussi dans le Judaïsme orthodoxe, ils me regardent d’un air méfiant. Tant que les Juifs n’auront pas pris conscience de la richesse spirituelle de leur propre tradition, il est compréhensible qu’ils pensent que l’herbe est plus verte ailleurs.
Il y a quelques années, j’ai été invité à prendre la parole dans une petite synagogue du nord de l’État de New York. Le temps était mauvais ce soir-là et seules vingt personnes avaient fait le déplacement. Au lieu de donner la conférence initialement prévue, j’ai rassemblé tout le monde en cercle avant de simplement entamer la conversation. La plupart des personnes présentes avaient relativement peu de connaissances sur le Judaïsme. Au cours de notre discussion, j’ai commencé à parler du Chema et de la façon dont il pouvait être utilisé comme méditation (voir chapitre 3). L’une des femmes présentes m’a demandé si je pouvais faire une démonstration, ce que j’ai accepté.
La méditation n’a pas duré plus de dix ou quinze minutes. Habituellement, elle aurait été plus longue, mais ce jour-là, j’étais pressé par le temps. Pourtant, à la fin, toutes les personnes présentes, y compris moi, avions littéralement le souffle coupé. Collectivement, nous avions fait une expérience d’un haut niveau spirituel.
« Pourquoi ne pouvons-nous jamais faire quelque chose de semblable pendant les offices ? » demanda l’un des hommes. C’était une question à laquelle je ne pouvais pas répondre. La discussion porta alors sur la froideur et la stérilité spirituelle des offices synagogaux, et comment une technique comme celle-ci, qui fonctionne si bien en groupe, pourrait rendre l’office infiniment plus chargé de sens. Ensemble, nous nous sommes interrogés pour savoir si l’office de la synagogue était initialement une expérience méditative.
Si la recherche d’un sens spirituel est difficile pour le Juif non pratiquant, elle l’est parfois aussi pour le Juif pratiquant. J’ai été contacté par des étudiants de yeshiva qui se sont engagés à observer les rituels du judaïsme mais qui ne voient pas comment ces pratiques peuvent les élever spirituellement. Ce qui est encore plus troublant, c’est le nombre de Juifs orthodoxes qui s’adonnent à des disciplines telles que la méditation transcendantale. La plupart d’entre eux expriment un certain malaise au sujet de ces pratiques mais estiment que les avantages l’emportent largement sur les inconvénients. Lorsqu’on leur demande pourquoi ils ne recherchent pas ce type d’expérience dans le Judaïsme, ils donnent la même réponse que les Juifs non pratiquants : ils ne savent pas qu’une telle expérience peut être vécue dans le Judaïsme.
Lorsque mon premier livre sur le sujet, La méditation et la Bible, a été publié en 1978, ce dernier a suscité un certain intérêt pour la méditation juive dans de nombreux cercles. Pour la plupart des lecteurs, c’était la première fois qu’ils entendaient parler de méditation juive. Bien que l’ouvrage s’appuyât sur une quantité considérable de matériel existant, la plupart des sources n’avaient encore jamais été traduites de l’hébreu et n’étaient accessibles qu’aux érudits hébraïques expérimentés. Même dans ce cas, une grande partie des sources étaient difficiles à comprendre pour quelqu’un de non initié aux pratiques méditatives. Pour rendre ces documents compréhensibles, il fallait en trouver les clefs, et beaucoup de ces clefs n’existaient que dans d’anciens manuscrits non publiés.
Il est d’ailleurs significatif que la plupart des textes importants sur la méditation juive n’aient jamais été publiés, y compris dans leur version originale en hébreu. Les ouvrages les plus importants n’existent qu’à l’état de manuscrits, prenant la poussière dans des bibliothèques et des musées. Pour effectuer des recherches sur ce livre, ainsi que sur un ouvrage ultérieur, Méditation et Kabbale, il a fallu d’abord localiser les manuscrits ; ce qui a impliqué de longues recherches au cœur des revues savantes et des annuaires des bibliothèques. Une fois les manuscrits identifiés, il fallait en obtenir des copies, et quand ils se trouvaient dans des lieux tels que la bibliothèque Lénine à Moscou, ce ne fut pas toujours une tâche facile. De nombreux manuscrits dataient de plusieurs centaines d’années et étaient écrits dans un langage archaïque qui ne pouvait être déchiffré qu’au prix d’efforts considérables. Mais le jeu en valait la chandelle et de nombreuses clefs importantes concernant la méditation juive furent découvertes.
Parce que peu d’ouvrages sur la méditation juive ont été publiés, de nombreuses personnes ont affirmé que la méditation n’existait que dans l’arrière-boutique de la littérature judaïque — dans des ouvrages qui ne méritaient même pas d’être publiés. En fait, de nombreux ouvrages traitant des méthodes de méditation cabalistiques n’ont pas été publiés pour la simple raison que les pratiques étaient dangereuses et n’étaient pas destinées au grand public. Pourtant, l’intérêt de ces ouvrages résident dans le fait qu’ils éclairent considérablement les passages obscurs qui se trouvent dans les ouvrages de référence ; ils font partie intégrante du puzzle, sans lequel il est difficile, voire impossible, de comprendre les principaux domaines du judaïsme. Une fois que le puzzle a commencé à s’assembler, il m’est clairement apparu que certains des plus importants Sages du passé s’appuyaient sur diverses techniques méditatives.
Avec la publication de La Méditation et la Bible, l’intérêt pour la méditation juive a commencé à croître. Le Rabbi de Loubavitch lui-même publia une directive demandant que les formes juives de méditation soient explorées. Des groupes enseignant et pratiquant la méditation juive furent créés aux États-Unis et en Israël. Je me suis senti privilégié que mes livres puissent servir de base à bon nombre de ces groupes.
Malheureusement, un certain nombre de groupes impliqués dans la « méditation juive » pratiquaient quelque chose de bien éloigné du Judaïsme. Certains d’entre eux tentaient d’adapter les pratiques orientales à un public juif, ou de judaïser les enseignements orientaux. Bien que ces groupes aient trouvé leur public, ils n’enseignaient aucunement la méditation juive.
Entre-temps, avec un groupe de psychiatres et de psychologues juifs pratiquants, j’ai commencé à expérimenter les techniques que j’avais trouvées dans la littérature. Ensemble, nous avons exploré l’espace intérieur de l’état méditatif. Parmi les participants se trouvaient David Sheinkin (de mémoire bénie), Seymour Applebaum et Paul (Pinchas) Bindler. D’autres membres qui ont apporté d’importantes contributions au groupe furent Arnie et Roz Gellman, Miriam Benhaim Circlin, Sylvestre Benhaim Circlin, Sylvia Katz, Jeff Goldberg, Gerald Epstein, Perle Epstein, et bien d’autres.
Une découverte fondamentale que nous fîmes fut que la plupart des textes traitant de la méditation juive supposaient que le lecteur était familier avec les techniques générales, et n’avaient pour but que de fournir des détails supplémentaires. Ces détails étaient fascinants certes, mais lorsque nous avons essayé de les transposer dans la pratique, nous nous sommes aperçus qu’il manquait trop d’informations. C’était comme essayer d’utiliser un livre sur la cuisine française la plus raffinée sans avoir une connaissance rudimentaire de la cuisine. Les recettes étaient là, mais un novice ne pouvait pas les mettre en œuvre. Dans le cas de la méditation juive, les ingrédients étaient là également, mais les moyens de les accorder entre eux étaient omis ou passés sous silence.
Dans une certaine mesure, le puzzle a été reconstitué dans mes deux précédents livres sur la méditation. Cependant, aucun de ces livres n’était un guide pratique. De nombreuses personnes ont exprimé le besoin d’un guide de la méditation juive écrit en termes non techniques pour le profane. C’est de ces demandes qu’est née l’idée de ce livre.
Ce livre présente donc les formes les plus élémentaires de la méditation juive, en particulier telles qu’elles sont abordées dans les sources traditionnelles. Il ne suppose aucune expérience particulière de la part du lecteur, que ce soit dans le judaïsme ou dans la méditation. J’espère que ce livre commencera au moins à donner à ses lecteurs un aperçu de toute la dimension méditative de l’héritage juif.
Aryeh Kaplan
17 décembre 1982
[1] Courant de l’islam dont les tenants, organisés en confréries, pratiquent un ascétisme mystique.
Dictionnaire de l’Académie française
[2] Un ashram est un endroit où l’on pratique le yoga, la méditation et d’autres pratiques spirituelles pour évoluer et grandir spirituellement.
[3] La méditation transcendantale est une technique de relaxation et de développement personnel dérivée d’une pratique spirituelle indienne introduite en Occident en 1955 par Maharishi Mahesh Yogi (1917-2008)