Jour de fête chez mon oncle

jeudi 26 août 2021
par  Paul Jeanzé
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Jour de fête chez mon oncle

Je sentais néanmoins que mes premiers tours de roue approchaient, qu’il me fallait juste patienter un peu même si j’étais terriblement frustré d’être un des seuls enfants du village à ne pas tourner autour de la place de l’église en vélo. Heureusement, je ne supporterais pas ce spectacle bien longtemps : c’était la fin du mois de juin et j’allais partir en vacances. Le début de l’été ressemblerait aux années précédentes puisque j’accompagnerais mes parents sur d’abrupts sentiers de montagne. Passé ce long mois à crapahuter en râlant, principalement parce qu’il me faudrait me lever encore plus tôt que durant l’année scolaire, je serais ensuite hébergé chez un oncle avant de rejoindre le domicile de deux tantes, le temps que mon père et ma mère, randonneurs insatiables, participent à une difficile randonnée de près de trois semaines au cours de laquelle je ne pouvais les accompagner, à mon grand soulagement d’ailleurs.

Mon oncle, qui était musicien, venait de modestement débuter sa carrière en tant que professeur de musique dans un collège d’une sous‑préfecture de province. Loin de moi l’intention de porter un jugement qui dévaloriserait le plus beau métier du monde, mais celui qui fut de l’autre côté de la barrière sait combien il est difficile d’inculquer quelques notions de solfège et de faire découvrir les Nocturnes de Chopin à de jeunes adolescents qui ne pensent qu’à taper dans un ballon de football au milieu de la cour de récréation. Pourtant, au milieu du brouhaha de mes cours de musique, j’avais été émerveillé le jour où j’avais entendu, vers la fin d’une séance au cours de laquelle nous avions été particulièrement agités, un magnifique morceau de guitare qui jamais ne s’effaça de ma mémoire.

Mon oncle habitait un logement de fonction au sein même de l’établissement scolaire ; curieuse atmosphère que celle de ce milieu d’été, une semaine d’août très chaude pendant laquelle j’eus la cour de récréation pour moi tout seul. Je n’étais pas l’unique pensionnaire de cet internat estival : un professeur de mathématiques aux cheveux longs, toujours habillé de la même chemise ample en chanvre, déambulait régulièrement dans la cour, le plus souvent pieds nus. Sans vraiment comprendre pourquoi, je voyais bien que ma tante faisait en sorte de ne jamais me laisser seul avec lui. D’ailleurs, le jour où je découvris sous un préau un vieux vélo blanc dont les pneus étaient crevés et que le mathématicien se transforma comme par enchantement en mécanicien, passant une bonne partie de l’après-midi à le remettre en état, je vis ma tante, ma cousine dans ses bras, nous surveiller constamment de la fenêtre de sa cuisine, située à l’autre bout de la cour. À huit ans, j’ignorais la possibilité qu’il pût exister des pédophiles soixante‑huitards.

Le vélo, qui n’était plus vraiment à ma taille, me rappela à certains égards les derniers instants vécus avec mon tricycle bien aimé. C’est peut-être pour cette raison que le miracle tant attendu se produisit : sous un soleil de plomb qui incitait les rares pensionnaires des lieux à faire la sieste, ayant pour seuls spectateurs les étourneaux réfugiés dans les branches du débonnaire platane planté à proximité du préau, j’enfourchai la bicyclette le cœur battant, et à mon plus grand bonheur, je m’élançai sans l’ombre d’une hésitation à l’assaut de la cour. Pendant toute une semaine, sans jamais subir la moindre chute, je fis des tours et des tours de cour, virant au plus près des buts de handball, contournant avec adresse les panneaux de basket, ou encore en suivant au plus juste les lignes blanches et jaunes matérialisant les limites du terrain de sport et qui, sous l’effet de mon imagination, se transformait en un circuit au tracé des plus tortueux. Là, après une course intense dont je sortais invariablement victorieux et ruisselant de sueur, je m’arrêtais à l’ombre du platane pour boire avec avidité l’eau de la gourde que me tendait ma tante, quelque peu interloquée par ma passion naissante, mais soulagée que je ne succombasse pas à la bosse des maths.

Il me fallut alors quitter la sous-préfecture, et après la cour du collège écrasée par le soleil et sa suspicieuse gardienne, j’allais découvrir la fraîcheur d’une vaste propriété boisée et l’atmosphère enchantée des vacances au milieu de petites filles modèles, les malheurs de Sophie en moins.


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