L’idiot du village

dimanche 21 juin 2015
par  Paul Jeanzé
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À l’occasion du cinquantenaire de la fête de l’edelweiss, l’Agence de Sauvegarde du Patrimoine de l’Union organise un concours d’écriture. Il s’agira de faire parvenir à la Société des Écrivains de l’Union qui transmettra, un texte court mettant en valeur une région montagneuse de l’Union afin que l’on puisse se souvenir de ses habitants aujourd’hui disparus. L’histoire peut être imaginaire ou non, pourvu qu’elle retrace des moments de la vie quotidienne de nos ancêtres. Le meilleur texte se verra édité dans le prochain livre d’histoires destiné aux enfants de l’Union, et intitulé « Le bouillon aux herbes folles ».

Loin là-haut, très loin là-haut dans les montagnes, se nichait un petit village dont les habitants vivaient au rythme des saisons ; ils travaillaient dans les alpages ou les jardins à la belle époque, pour ensuite hiberner paisiblement, quand la neige venait sans bruit interrompre toutes les activités liées au grand air. Les soirs d’été, fatigués, épuisés par le dur labeur de la terre, ils rentraient lentement chez eux et souvent se couchaient en même temps que le soleil disparaissait à l’horizon. En hiver, avec la neige omniprésente, les travaux en extérieur devenaient inexistants ; et parce qu’il fallait bien occuper un temps qui très lentement s’écoulait, souvent les villageois pour la veillée se retrouvaient. Là, ils écoutaient les anciens du village raconter des histoires, de très vieilles histoires qui leur avaient été transmises par d’autres anciens du village qui eux‑mêmes les tenaient des ancêtres qui les avaient précédés. Dans ces histoires, il n’était question que de ce petit village, de sa vie d’avant et d’autrefois ; et parmi ces histoires, certaines ne s’achevaient pas toujours de façon très heureuse, car nombreux étaient ceux qui avaient fait une mauvaise chute du haut d’une barre rocheuse ou au fond d’une crevasse ; d’autres commençaient en revanche plus joyeusement, comme celles qui relataient d’émouvantes naissances ou de beaux mariages qui tous avaient eu lieu dans cette même grande salle dans laquelle ce soir encore, un immense feu apportait lumière et chaleur, et qui ne s’éteindrait qu’après le départ du dernier villageois.

Un jour pourtant, alors que le village se croyait oublié du monde alentour, un homme venu d’on ne sût jamais où, vint s’installer parmi ses habitants. Au début, car il ne pouvait en être autrement, il avait commencé à vivre de la même façon que l’ensemble des villageois : en été, il travaillait dans les champs ; en hiver, il venait écouter les anciens du village dans la grande salle de veillée. Cependant, au fil du temps qui s’écoulait, l’hiver au milieu des longues soirées de veillée, l’été quand il s’accoudait sur son fauchet, on pouvait souvent apercevoir son regard s’égarer au loin, bien loin derrière la plus haute des montagnes. Enfin, après une journée qui avait été si froide et si ennuyeuse que l’on avait peine à penser qu’un jour le printemps reviendrait avec les premières hirondelles, il était arrivé le premier à la veillée pour s’asseoir précipitamment à la table la plus proche de l’âtre ; il avait sorti un petit jeu de cartes de ses poches, et les yeux brillant d’excitation, il apostropha chacun des villageois qui pénétraient dans l’immense salle en leur proposant de leur apprendre à y jouer. Ce soir-là comme les suivants, rares furent ceux qui firent attention à lui, et encore plus rares furent ceux qui acceptèrent de passer un moment en sa compagnie. Vers la fin de l’hiver, il était navrant de le voir battre ses cartes en silence tout au long de la veillée, seul dans un coin de la salle, et à une distance maintenant si éloignée de la cheminée, qu’il sortait toujours frigorifié de cette pièce pourtant si chaleureuse. Pendant plusieurs saisons, son regard continua de s’égarer au loin, bien loin derrière la plus haute des montagnes ; et, au fil des années que l’on égrainait, la lueur dans ses yeux avait lentement eu le temps de changer : à l’excitation et l’enthousiasme des premiers instants, avait désormais succédé une sourde et froide détermination, fâcheuse conséquence d’une longue et douloureuse solitude.

À cet instant du récit, l’auteur de ses lignes aurait souhaité vous relater comment, après plusieurs années, l’homme avait finalement réussi à réunir autour de lui un certain nombre de partisans fidèles. Malheureusement, il est parfois des pans entiers de l’histoire qui disparaissent à jamais sans laisser aucune trace. Dans le cadre de cette fable, sans doute était‑ce mieux ainsi, car cet oubli évitera peut-être que le lecteur porte un jugement sévère sur un individu esseulé qui aura bouleversé en peu de temps à l’échelle de cette petite cité, une tradition séculaire qui jusqu’alors faisait l’unanimité, permettant à plusieurs générations de traverser des centaines d’années de la plus douce et heureuse des façons. Néanmoins, à l’aide de quelques notes rédigées à la hâte sur des petits morceaux de carton, et qu’il conservait presque religieusement dans une petite boîte en fer blanc, le narrateur était en mesure de vous conter, certes très sommairement, les conséquences dramatiques qui s’ensuivirent.

Plus de dix ans après l’arrivée de l’homme aux cartes, un nombre croissant de villageois passaient maintenant le temps de la veillée à jouer avec lui dans une ambiance bonne enfant, mais une ambiance devenue si bruyante qu’il devenait de plus en plus difficile pour les anciens du village de raconter leurs vieilles histoires ; à un point tel qu’ils commencèrent même à ne plus être entendus. Aussi fut-il décidé, dans un louable souci de tolérance, de créer une deuxième salle pour la veillée. C’est ainsi que l’on vit, lors de chaque soirée hivernale, les villageois se rendre pour les uns dans la salle de jeux, pour les autres dans la salle des traditions, car c’est de cette façon qu’elles furent surnommées. Certains tentèrent bien de participer aux deux veillées, par exemple en alternant un soir histoires ancestrales et parties de cartes le lendemain ; mais très rapidement, ils durent renoncer à cette noble et belle idée et faire un choix, car ils ne se sentirent plus à leur place ni dans l’une ni dans l’autre veillée. Et puis, inéluctablement, vint un jour où les deux activités devinrent concurrentes. Et puis, et puis, et puis… l’histoire du petit village s’acheva brutalement quand un soir, deux incendies ravagèrent simultanément les deux salles de veillée, provoquant la mort de la totalité des habitants qui périrent brûlés… à une exception près… l’idiot du village, qui à rien n’était jamais convié… et qui n’était pas très bon joueur non plus… et qui supportait encore moins les histoires qui traînaient en longueur…

*

Ami lecteur, vous qui n’avez pas bougé depuis que vous avez été aveuglé par la haine des ténèbres – à ce propos, je vous conseillerais après ce bref arrêt au rayon culture, de reprendre vos esprits et de poursuivre votre route à travers les linéaires – je sais très bien qu’une telle fin ne saurait vous satisfaire. Je sais pertinemment que cette histoire est honteusement naïve, simpliste même, tellement elle dégouline à l’écœurement d’une confiture à la douceur manichéenne, car même au sein d’un village, si petit soit-il, la réalité saurait-elle se satisfaire d’une dualité aussi simplette ? Ne pouvait-il pas exister, dans ce petit village, toute une frange de la population qui préférait rester tranquillement chez soi et passer ses soirées en famille ? De plus, comment ne pas imaginer qu’il n’y eut dans ce village, des habitants avec un tant soit peu de jugeote, pour proposer de séparer la veillée en deux parties, en commençant par exemple par les histoires, pour ensuite la conclure par les cartes ? Mais, dans ce petit village comme ailleurs, était‑ce bien l’intelligence qui gouvernait nos façons de coexister ? Et après tout, au diable toutes ces questions ! car entre nous ami lecteur, quel crédit voudra-t-on bien accorder aux histoires de l’idiot du village ? Oui, il est rare que l’on accorde habituellement un peu de temps et un peu de place pour celui qui vit seul et paisiblement dans son coin en suivant difficilement ce petit chemin qu’il prend lui-même le temps de défricher. Oh, n’imaginez surtout pas qu’il rejette les routes larges, bien droites et bien dégagées ! Quand il arrive à leur intersection, conscient de sa fragilité, l’idiot du village prend tout son temps pour regarder de part et d’autre avant de traverser. Aujourd’hui d’ailleurs, en traversant une de ces routes, il avait aperçu un petit paquet de cartes qui gisait là, au beau milieu de la neige. Tout autour, la neige fondait, et l’idiot du village sentit une intense chaleur en approchant sa main de l’étrange objet. Il s’aperçut également que quelque chose bougeait sur le dessus du paquet : il s’agissait d’un doryphore. Comment un tel insecte avait-il pu survivre au milieu de toute cette neige, et surtout, comment pouvait-il résister à une telle chaleur ? Pendant un instant, il hésita avant de ramasser le paquet de cartes. Depuis, il ressent souvent comme un fourmillement qui lui coure le long de son bras droit.

Oui, ami lecteur, un jeu de cartes et un doryphore ignifugé, ainsi qu’un étrange et intempestif fourmillement dans le bras. N’attendez pas non plus de l’idiot du village qu’il termine son histoire de façon simple et aimable et s’en retourne tranquillement cultiver son potager. Car finalement, ne faut-il pas être quelque peu candide pour penser trouver une telle fin ailleurs que dans les histoires des anciens du village ?


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