Des nouvelles de l’écrivain

dimanche 21 juin 2015
par  Paul Jeanzé
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En suivant scrupuleusement la fiche de procédure jointe en annexe, nous vous prions de bien vouloir adresser à la Société des Écrivains de l’Union un dossier complet relatif à l’ensemble de vos méthodes de travail. Il est fortement recommandé d’illustrer vos propos par des exemples, ces exemples pouvant provenir d’écrits déjà publiés, voire de textes en cours de rédaction. L’ensemble des données collectées serviront pour :
1. procéder, en collaboration avec le ministère de tutelle, à une nouvelle édition, plus riche encore, du chef-d’œuvre de Monsieur X : « Comment j’ai écrit mon premier roman ».
2. mettre à jour votre dossier afin de vous proposer les formations qui ne manqueront pas de vous faire défaut une fois que nos services auront analysé vos (in)compétences.

Je m’extirpais lentement de ma chaise. Au milieu du torrent d’insultes que je déversais à l’encontre du couvercle de la poubelle qui s’était inexplicablement refermé pendant mon sommeil, je me baissais sous l’évier rempli de graisses diverses et saisissais, dans un petit placard en formica blanc jauni par la saleté, la petite pelle et la balayette qui allaient m’aider à ramasser les multiples éclats de verre qui s’étaient éparpillés sur le sol quand la bouteille était venue heurter le rabat de mon dépotoir miniature. C’est dans cette lamentable position que je découvris, négligemment glissée sous la porte, la nouvelle lettre accompagnée de l’en-tête ministériel ; et, comme si la fermeture du couvercle de la poubelle avait encouragé la boîte contenant mes quarante années d’errance littéraire à s’ouvrir, je fus subitement saisi d’un profond sentiment d’impuissance au moment de poser l’enveloppe sur un coin de table après m’être péniblement dégagé de ma posture humiliante. J’avais tout à coup la désagréable impression d’être à l’unisson avec mes bouteilles vides. Comme elles, j’avais touché le fond, un fond où ne croupissait plus aujourd’hui que le désespoir d’un homme qui n’avait rien su faire d’autre de sa vie que de tenter d’écrire encore et toujours la même histoire, à savoir la sienne. J’avais pourtant bien essayé de m’en éloigner, mais tout ce que j’avais pu écrire m’avait jusqu’à présent inexorablement ramené vers mon propre rivage et son prévisible dénouement : un jour je m’y échouais, le lendemain je me noyais avant même de l’atteindre. Pendant quarante années, mes écrits avaient été à l’image de ma vie : banals, monotones, d’une platitude absolue, mais surtout bien loin des attentes d’une cohorte de lecteurs toujours plus nombreux à ne vouloir tourner les pages que d’une mécanique bien huilée d’univers imaginaires, des univers qui leur étaient d’ailleurs devenus avec le temps si familiers, qu’ils se substituaient bien souvent de la plus naturelle des façons à leur vie quotidienne ; et, sous ces bien tristes tropiques, intrigues à rebondissements et amours contrariés ne cédaient plus en rien à la fantaisie.

Que pouvais-je donc leur apporter de plus à ces lecteurs, afin de les attirer dans mon modeste quotidien ? Mes pauvres petits trajets en train de banlieue ? Avec quoi pouvais‑je les faire rêver ? alors même que dans mes écrits je refusais toute compromission, notamment celle de fabuler. Non, ami lecteur, jamais je n’oserais vous faire croire que lors d’un simple voyage en chemin de fer, vous pourriez rencontrer l’amante idéale chez cette mystérieuse voyageuse langoureusement étendue dans un compartiment capitonné de l’Orient Express ; cependant, n’allez surtout pas croire que je n’ai jamais été tenté de vous laisser seul en compagnie de cette belle inconnue, bien au contraire ! Souvent j’ai été tenté de vous faire tomber follement amoureux de cette belle âme voyageuse, mais bravement, j’avais résisté, alarmé que j’étais à l’idée d’être aussi celui qui aurait pu vous faire redescendre sur terre, voire coucher sous les rails pour les plus sensibles d’entre vous, après la description d’un tel être aussi inaccessible que toutes ces étoiles qui filaient au-dessus de la forêt au mitan de l’été. Ah ! Quelle folie que de vouloir faire croire que la littérature ne cède jamais, ni à l’habitude, ni à l’ennui, et encore moins à la petitesse de la vie ! Ah ! Quelle cruauté que de vouloir maintenir aux yeux de son lecteur l’illusion que la littérature est Littérature ! Ah ! Quel leurre que de changer, au gré de ses écrits, l’espace et le temps de son récit, de moduler les grandes descriptions par des cascades de dialogues, ou encore de passer de la rhétorique à l’art de bien maudire ! Ah ! Quel artifice que de transformer son récit en nouvelles, puis ses nouvelles en roman ! Mensonges et illusions que tout cela ! Et pendant que les premiers viendront vous bercer doucement dans votre désir impérieux d’évasion, les seconds viendront réveiller mes obsessions les plus refoulées. Oui, de romans en autobiographies et d’autobiographies en recueils de poèmes, alors que le lecteur se laissera paresseusement porter d’un ouvrage à un autre, l’auteur devra, dans toute sa solitude, se débattre contre des pensées qui affleureront toujours plus douloureusement l’encre et le papier au fur et à mesure de l’avancée de ses histoires. Pauvre écrivain qui, n’aspirant qu’à s’affranchir de toutes ses obsessions, découvre à cet instant que sa principale hantise n’est rien d’autre que l’épouvantable angoisse d’arriver à s’en débarrasser. Tiens ? le voilà qui tergiverse ! il hésite à continuer… si jamais… Si jamais l’écrivain devait s’approcher si près de ce but, si jamais l’écrivain sentait arriver ce moment où enfin il allait parvenir à écrire tout ce qu’il retenait au fond de son âme, qu’allait-il bien pouvoir lui rester à accomplir une fois atteint ce dessein si longtemps caressé ? L’écrivain était-il prêt à révéler sa pensée dans toute sa pureté et à l’apprivoiser en mots qui allaient soudainement jaillir sur le papier de la plus merveilleuse des façons ? Son unique raison d’être ne tenait‑elle pas justement dans la recherche perpétuelle de la captation de la pensée la plus parfaite par l’écriture la plus parfaite ? Bien des fois j’ai été proche de réussir à exprimer le tréfonds de mon âme, d’exprimer ce que je croyais pour toujours inexprimable. Et à chaque fois le même effroi me saisissait, cette même terreur qui me vrillait l’estomac lorsque je voyais au loin comme un semblant de Vérité ; alors, tel un Icare qui au dernier moment aurait eu la lucidité de ne pas se laisser aveugler, tel un Moïse qui lui n’avait pas dévisagé le buisson qui se consumait, j’interrompais ma prose un bref instant, juste le temps de laisser la pensée qui m’aurait fait cesser d’écrire s’envoler pour l’éternité vers cet astre dont les rayons brûlants transperçaient les vitres de ma cuisine et donnaient un aspect presque éclatant à mon sordide bac à ordures.

*

Épuisement. Malaise. Mal-être. Un grand vide finit de se blottir au creux de mon ventre, pendant que dans mon crâne se dressait un mur invisible dont les briques auraient été chauffées à blanc. Et cette profonde lassitude qui m’envahissait, m’envahissait…

J’acceptais toujours difficilement de passer d’un instant où l’air semblait si cristallin et le ciel si lumineux, à la triste réalité d’un retour sur terre au cours duquel je portais un regard morne et désespéré sur ce que je venais d’écrire. Alors, dans un geste de grand découragement, je déchirai la page en un maximum de morceaux, avant de les enfoncer, un par un, méthodiquement, pendant de longues minutes, dans la bouteille où ne subsistait maintenant plus qu’un visqueux dépôt noirâtre. Rasséréné par cette lente et minutieuse opération, je penchai légèrement la tête en même temps que j’inclinai la bouteille pour en répandre le dépôt, et comptai alors tranquillement tous les bouts de papier qui, se teintant d’un rouge aviné, vinrent sagement se coller le long de la paroi de verre. Qu’ils étaient pitoyables, une fois en morceaux, ces pauvres petits fragments de papier ; et, avec le mauvais sourire de l’ivrogne, je balançai la bouteille au milieu de tous mes autres déchets.

*

Voilà, l’instant est passé. C’est avec soulagement que je peux m’en retourner dans le dédale de mes phrases livrées à l’ennui du soldat littéraire contemplant à la loupe un désert sans Tartares. Derrière un air faussement goguenard, j’exécute maintenant devant vous et sans vergogne aucune, une pirouette en forme de référence livresque. Oui, je peux continuer de vous tromper avec cynisme et sans le moindre remords, très chers innocents lecteurs. Qu’il m’amuse d’ailleurs d’écrire que vous êtes innocents, alors que je ne vois en vous que d’apathiques spectateurs – oserais-je écrire un jour, de malsains voyeurs ? – se repaissant avidement du lugubre spectacle de mes cauchemars. Permettez-moi de vous saluer comme il se doit, vous les risibles pantins qui articulez si bien la grotesque et théâtrale mise en scène de ma carrière littéraire, et inversons les rôles, si vous le voulez bien, le temps d’une représentation.

À l’aplomb de mon bras gauche, pendouille l’hypothétique lecteur de mon premier opuscule, et qui, pour ma plus grande joie, renouvelle ici l’expérience. Une simple arabesque dessinée par ma main et voilà le fantoche ballotté par ce sentiment de déjà‑vu qui parfois vient s’immiscer en secret au milieu de mes écrits. Mais chut ! car vous entrez en scène :

« Ah oui, des rats. Encore des rats. Toujours des rats. Tant mieux, tant mieux ! c’est si… comment dire… c’est si humain tous ces rats. Oui, c’est exactement ça : c’est tellement humain tous ces rats qui grouillent tels des mots au milieu d’une page. Il me semble d’ailleurs les avoir déjà croisés à la fin de la nouvelle précédente, une belle histoire en compagnie d’un sympathique bibliothécaire. Comment s’appelle-t-elle déjà cette nouvelle ? – Ah mince, j’ai déjà complètement oublié ! Attendez que j’en retrouve le titre. Bon, pour cela, je dois m’en retourner quelques pages en arrière… alors blablabla Je suis malade […] méchant […] rien d’attrayant […] blablabla. Non ce n’est pas ça… blablabla […]souterrain sordide[…] Non, ce n’est pas ça non plus. Atchoum ! Je me demande si je ne suis pas un peu allergique au papier ! Hum, qu’elles sentent bon ces pages pourtant. Snif snif… Atchoum ! C’est un peu pénible tout de même ! Ah voilà ! j’ai retrouvé le titre de la nouvelle en question : « Le roman noir ». C’est fou comme l’on peut vite oublier ! Ah ! Et aussi, maintenant que cela me revient… J’avoue avoir été quelque peu perturbé par l’irruption de ce personnage imaginaire, souvenez-vous, celui qui détruit tout sur son passage. Je trouve d’ailleurs cet épisode un peu trop avant-gardiste à mon goût. Ah ! j’allais oublier… »

Mais le voilà qui prend goût au spectacle, semble-t-il ! Visiblement, il souhaite se lancer dans une seconde tirade ; laissons-lui donc encore un peu la parole :

« Ah ! j’allais oublier ! Toutes ces allusions récurrentes à l’univers des gares et des trains, c’est un vrai délice ! Bien entendu, c’est écrit de façon beaucoup plus subtile que dans le premier livre, mais c’est tout à l’honneur de l’écrivain que de vouloir s’améliorer au fil de ses récits ! Et puis, c’est un univers qui me parle tellement ! J’ai d’ailleurs l’impression d’être dans mon propre quotidien : un quai, une gare, un train, des voyageurs, et moi qui tournicote au milieu de tout cela. Qu’il m’est rassurant de penser qu’un écrivain puisse avoir une vie aussi minable que la mienne, une vie pendant laquelle rien ne se passe, si ce n’est la sensation que ses faits et gestes ne semblent pas lui appartenir, tout comme la vie d’une marionnette qui se serait lancée sur de mauvais rails ! Ah ! je ne suis pas fâché de ce bon mot, et je m’en vais… »

Bien, interrompons quelques instants notre sympathique et verbeux bouquineur, et intéressons‑nous à cet autre pantin qui, ses fils tout juste accrochés à ma main droite, représente un lecteur qui découvre à travers ce second récit, mon œuvre pour la première fois. Qu’il a l’air bien timide et hésitant ! Osera-t-il venir dialoguer avec notre bouillant lecteur-homme-rat reconverti en critique littéraire ? Rien n’est moins sûr, et il nous est aisé de comprendre sa réticence, puisqu’il foule pour la première fois la terre promise par l’écrivain !

J’arrêtais là le spectacle, tournais les deux marionnettes vers moi et les regardais tristement. Le divertissement commençait déjà à me lasser, car je n’étais pas vraiment très bon public, y compris de mes propres exhibitions. Et puis, j’avoue que je commençais à manquer d’inspiration pour écrire un dialogue entre ces deux polichinelles. À la réflexion, je crois que je vais patienter quelques années et attendre d’être dans la peau d’un auteur reconnu avant d’inventer la suite de cette pièce. Et plus amusant encore, au moment opportun, je pourrais pousser le vice jusqu’à reproduire presque mot pour mot ce petit passage dans une de mes œuvres à venir. Ce jour-là j’en suis certain, il se trouvera une moitié de la critique pour crier au génie, et l’autre pour crier à l’imposteur. Oui, ce jour-là, je pourrai enfin prendre ma revanche en accédant à cette renommée qui me fut si longtemps refusée !

Sans doute me trouvez-vous d’une ambition démesurée, à laquelle s’ajoute une conscience sans scrupule ? Sans doute trouvez-vous également peu agréable d’être ainsi manipulé ? Je ne peux que vous donner raison, et je m’excuse bien volontiers d’agir de la sorte. Sans doute trouvez-vous également mes propos forts décousus ? De cela en revanche, je ne m’en excuserai pas, car c’est une de mes marottes que de prendre plaisir à perdre mon lecteur. Maintenant, si vraiment vous insistez, peut-être ferai-je un jour l’effort, pour les besoins d’un prochain spectacle, de prendre de jolies poupées de chiffon plutôt que de stupides pantins en bois.

Alors où en étais-je ? Ah oui ! j’écrivais que j’étais d’une ambition démesurée. Mais que diable ! ne suis-je pas un simple être humain qui se demande par quel stratagème il va bien pouvoir laisser derrière lui un petit souvenir pour l’éternité ? Vous-même, sauriez-vous vous satisfaire de ces quelques traces de pas laissées dans la poussière de l’estrade d’un théâtre de guignol ? Sauriez-vous vous satisfaire d’une pauvre petite photo jaunie, perdue au milieu de l’immense commode du salon ; qui se débat pour ne pas disparaître derrière les publicités qui s’amoncellent jour après jour ; qui tremble de peur de sentir une bourrasque entrer par la fenêtre ouverte ; qui est tétanisée à l’idée d’entendre annoncer un futur déménagement ? Réfléchissez bien et soyez honnête : quelle différence finalement entre vous qui me lisez et moi qui vous écris, si ce n’est que je me suis seulement enhardi à écrire mes obsessions sur la vie éternelle pendant que vous les gardiez égoïstement dans votre faible intérieur ! Certes, peut-être ai-je abandonné, contrairement à vous, toute pudeur autant que tout sens moral en décidant de faire commerce de l’étalage de mon intimité, mais au moins puis-je espérer prélever sur mes psychoses un modeste pourcentage ! Et puis, après tout, à quoi bon tenter de me justifier en vous prenant à témoin ? J’aime tout simplement parler de moi, oui de moi Moi MOI ! Je suis incapable de rester là sans écrire et sans parler de MOI. Oui, je suis comme tous les artistes : j’ai un ego surdimensionné, je suis névrosé, illuminé, survolté et en proie aux délires métaphysiques de la création ! Ô création, terrible création, vous qui n’êtes que la conséquence d’une terrible souffrance, rampante douleur exhumée des bas-fonds de mon inconscient par une jeunesse psychanalysée, car oui, j’avais appris au cours d’une terrible thérapie que le petit garçon que je fus avait eu une enfance douloureuse et malheureuse. Peut-être même avais-je subi les plus graves sévices ! Ah ! qu’il aurait été dommage pour moi de rester ainsi dans l’ignorance, car voilà que je dispose maintenant d’assez de matière pour écrire un lucratif livre‑témoignage‑vérité ! Oui, tu veux que je te les décrive, tous les sévices que j’ai subis dans ma prime enfance ! Et avec force détails ! J’en étais sûr ! Tu me dégoûtes, ami lecteur, tu me dégoûtes autant que je me dégoûte ! Oui, j’écris, j’écris et j’écris encore ! Et je bois, je bois et je bois encore, au point d’en être réduit à me traîner à quatre pattes pour nettoyer les débris de ma déchéance. Oui, j’écris pour exorciser mes démons, pour faire vomir mes blessures saignantes et sanguinolentes du passé en espérant qu’un jour elles se refermeront à jamais. Mais plus j’écris, et plus les blessures saignent, s’ouvrent et s’ouvrent encore, laissant la plaie de nouveau s’infecter par les rancunes et les regrets. J’ai la gorge sèche et la bouteille est vide ; il est temps pour moi de descendre dans le souterrain de mon antre, d’en faire jaillir un précieux et envoûtant nectar, puis de prendre un peu de repos.

Ami lecteur, une nouvelle fois je vous le demande, ne faites pas preuve de trop de susceptibilité et d’impatience, et acceptez de bonne grâce mon bavardage. Prenez le temps, au milieu de cet entre-deux, de réfléchir quelques instants à ma misérable condition. N’avez‑vous jamais été tenté d’imaginer que l’écrivain était peut-être confortablement assis dans un large fauteuil en cuir dernier chic dont il tapote les moelleux accoudoirs d’un air satisfait ; que trône devant lui un magnifique écran au faîte de la technologie ; qu’il contemple à travers la large baie vitrée lui faisant face, d’un œil la phrase qu’il vient avec délice de prélever de son imagination débordante, et de l’autre la mer azur qui se détache en contrebas de sa belle propriété au bord de l’océan ? Ah ! qu’il ne m’ait été donné d’avoir quelque chose à raconter, plutôt que de rester le cadavre exquis d’un quelconque auteur à succès. Oui, autant vous l’avouer maintenant, je suis confortablement installé dans ma propriété au bord de l’océan. Oui, je suis riche et célèbre ; j’ai atteint les rangs les plus prestigieux de la Société des Écrivains de l’Union, et la seule chose qui puisse aujourd’hui me manquer pour atteindre la perfection, c’est l’accès à la Culture.

*

En ce début de matinée ensoleillée, c’est en faisant vagabonder mon esprit que je me mis tranquillement à réfléchir au portrait des deux protagonistes qui deviendront les héros principaux de mon prochain roman, deux êtres que tout oppose, mais qui seront pourtant amenés à se croiser d’une manière ou d’une autre au cours de leur existence. Mon objectif sera alors de démontrer, malgré toutes leurs différences et à la suite de terribles épreuves qu’ils sauront dignement surmonter, qu’ils pourront devenir les meilleurs amis du monde dans un final grandiose. Quelle noble et belle ambition que d’œuvrer pour que l’homme vive en parfaite harmonie avec son voisin ! J’avoue être assez fier du choix de ce thème, de son indéniable originalité comme des nobles valeurs qu’il véhicule. Quant aux personnalités de mes deux personnages… attendez ! il me vient une idée ! mon premier héros pourrait être un poète, rêveur éperdu au milieu d’un paysage champêtre ; le second serait un jeune chasseur de la finance, pressé de réussir au milieu de la meute de ses semblables grâce à un moral en acier et à un environnement en béton. Je pense d’ailleurs, en espérant secrètement que ma générosité sincère sera récompensée, proposer cet exemple pour l’aide à la rédaction, la nouvelle directive ministérielle reçue ce matin au milieu des courriels de mes nombreux admirateurs. Mais j’y pense, cela me donne une nouvelle idée ! Allez, au travail maintenant ! Ah ! je suis tellement créatif à l’heure du petit déjeuner ! Les portes du panthéon ne me sont jamais parues aussi proches ! Mais un peu d’humilité, n’allons pas trop vite en besogne, et avant cette consécration méritée, attelons‑nous à rédiger notre petite introduction…

« Ce matin, en prenant mon petit déjeuner, j’ai allumé mon ordinateur. Dehors, il fait beau. En attendant que mon café refroidisse [j’essaye en ce moment d’utiliser des conjugaisons un peu complexes, cela donne un côté suranné à mes écrits que je trouve fort rafraîchissant], je prends le temps de lire un article [réfléchir quant au sujet] sur les autoroutes de l’information. Malgré l’heure matinale, les commentaires vont déjà bon train. Au moment où j’allais écrire mon propre commentaire, mon ordinateur se plantit [rechercher la conjugaison du verbe planter, une fois que mon ordinateur aura redémarrer] »

*

Il m’est absolument impossible de me souvenir des dernières heures qui viennent de s’écouler. Tout ce dont je me souviens, c’est que l’ouverture d’une nouvelle bouteille m’avait demandé un effort presque surhumain. Ensuite, sans doute l’avais-je vidée… Elle est là… Devant moi… Vide… Je la prends dans mes mains ; elle va et vient entre mes doigts ; et moi je suis là, complètement hagard, complètement perdu au milieu de mes deux caricatures d’écrivains. Finalement, un écrivain ne pourrait-il pas être simplement un brave type qui s’en allait faire ses courses au supermarché du coin sans trop se poser de questions ? Vraiment pas de quoi donner de ses nouvelles ! Et pourtant…
Et pourtant, la bouteille est toujours là à aller d’un bout à l’autre de mon champ de vision qui, de minute en minute, s’obscurcit et se rétrécit. Je tente, une dernière fois, vainement, de résumer en quelques phrases ma vie d’écrivain raté :

« Malgré la monotonie et l’ennui, malgré cette société du spectacle où même les coups de théâtre étaient devenus mous et aseptisés, je crois que j’ai commis une lourde erreur, et ne peux qu’être affligé de profonds regrets. J’aurais effectivement dû, dans toute sa banalité, raconter l’histoire de ma vie, ainsi cette cauchemardesque expérience qu’avait toujours représentée pour moi le fait d’aller faire mes courses dans une grande surface. J’y avais bien songé d’ailleurs, alors que je venais tout juste d’avoir quarante ans ; à cet âge, j’avais acquis la certitude que je venais de parcourir, au mieux ou au pire, je ne saurais dire, près de la moitié de mon existence… un peu comme dans ces histoires de bouteille… ici elle est à moitié vide, là elle est à moitié pleine. Bah ! quelle importance… l’une comme l’autre, elles finiront bien toutes dans l’amer… »

Finissons-en, la comédie n’a que trop duré, j’en ai plus qu’assez. J’ai donc toujours été persuadé que ma vie était insignifiante, et que le monde qui l’entourait l’était tout autant. Aussi me suis-je toujours refusé à l’écrire. Aujourd’hui, en promenant mon regard entre ma poubelle à pédale qui meurt la gueule grande ouverte faute de nourriture, et mon évier qui déborde de toutes les bouteilles qui ont raté leur cible, je ne peux qu’être satisfait d’avoir su si bien réussir.

Voilà, tout est dit.


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