Artiste (L’)

dimanche 14 mai 2023
par  Paul Jeanzé

Raymond Devos - L’artiste (Olympia 1994)

Sur une mer imaginaire, loin de la rive…
L’artiste, en quête d’absolu, joue les naufragés volontaires… Il est là, debout sur une planche qui oscille sur la mer. La mer est houleuse et la planche est pourrie. Il manque de chavirer à chaque instant.
Il est vert de peur et il crie :
—  C’est merveilleux ! C’est le plus beau métier du monde !
Et pour se rassurer, il chante :

Maman, les p’tits bateaux
Qui vont sur l’eau
Ont-ils des jambes ?
Mais oui, mon gros bêta…

et plouff, il tombe à l’eau !
Il est rappelé à la dure réalité de la fiction.
Lui, qui se voyait déjà en haut de l’affiche, il se voit déjà en bas de la liste de ces chers disparus !
Il a envie de crier :
—  Un homme à la mer !
Mais comme l’homme, c’est lui, et que lui, c’est un artiste et qu’il exerce le plus beau métier du monde, il crie :
—  Et le spectacle continue !
Il remonte sur sa planche pourrie. Il poursuit sa quête de l’absolu. (Chanté :)

Maman, les p’tits bateaux
Qui vont sur l’eau
Ont-ils des jambes ?

et plouff ! Il retombe à l’eau.
Il est ballotté comme une bouteille à la mer, à l’intérieur de laquelle il y a un message de détresse. Il a envie de crier :
—  Une bouteille à la mer !
Mais comme la bouteille, c’est lui, et que lui, c’est un artiste et qu’il exerce le plus beau métier du monde, il crie.
—  L’eau est bonne !… Un peu fraîche, mais bonne !
Il remonte sur sa planche pourrie… Il a complètement perdu le nord. Il se croit sur la mer du même nom, la mer du Nord… Il fait la manche… Toujours la quête de l’absolu ! (Chanté :)

Maman, les p’tits bateaux
Qui vont sur l’eau
Ont-ils des jambes ?

Et il retombe à l’eau.
Le public, qui est resté sagement sur la rive, se demande si l’artiste n’est pas en train de l’emmener en bateau. Il se dit :
« Mais alors, quand est-ce qu’il se noie ? »
L’artiste, lui, s’aperçoit soudain que la planche pourrie sur laquelle il est remonté pour la énième fois donne de la gîte sur tribord ! C’est-à-dire qu’elle penche du côté où il va tomber !
Il a envie de crier :
—  Les femmes et les enfants d’abord !
Mais comme il est tout seul, il crie :
—  Je suis le maître à bord !
Il ajouterait bien :
—  Après Dieu !
Mais comme dans l’imaginaire, Dieu, on ne risque pas de le rencontrer !… (Dieu existe, certes… mais dans le réel !) Pour Dieu, l’imaginaire, c’est une vue de l’esprit ! La fiction, ça le dépasse !
L’artiste sait qu’il n’a rien à attendre du Ciel.
Alors, au lieu de crier :
—  Après Dieu !
il crie :
—  Après moi, le déluge !
Et tandis que sa planche, qui fait eau de toutes parts, s’enfonce dans les eaux, il n’a plus qu’une pensée :
« Sauver la recette ! »
Il fait une annonce publicitaire :
—  Mesdames et messieurs, la planche pourrie sur laquelle j’ai eu l’honneur de sombrer pour la dernière fois devant vous ce soir était sponsorisée par le ministère de la Culture !
Et il coule avec la subvention !
Il disparaît dans les flots et il réapparaît aussi sec… Il a de l’eau jusqu’à la ceinture… Ses deux pieds touchent le fond de la mer.
Alors, le public :
—  Ha ! Ha ! Il s’est noyé dans un verre d’eau !
À l’évidence, la mer imaginaire sur laquelle l’artiste s’est embarqué imprudemment est à la hauteur de son imagination. Elle manque de profondeur. C’est une mer à marée basse. Une mer de bas-fonds ! Une mer indigne d’un grand naufrage !…
Alors l’artiste, pour ne pas sombrer dans le ridicule… il fait la planche ! Il fait la planche pourrie.
Il a envie de crier :
—  Une planche à la mer !
Mais comme la planche, c’est lui, et que lui, c’est un artiste et qu’il exerce le plus beau métier du monde, il crie :
—  Je suis le radeau de la Méduse à moi tout seul et il se pourrait que cette fois-ci, il n’y ait pas de survivants !…
Le public, imperméable jusque-là, se dit :
« C’est un spectacle cool… Pas de survivants ? Cela promet… Cela laisse entrevoir une fin heureuse ! » Alors, après avoir crié :
—  Bis !
Il crie :
—  Ter ! Ter !
Et c’est le miracle ! Devant le public médusé, l’artiste transfiguré regagne la rive en marchant sur les flots… et il se noie dans la foule !…


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Nous voici arrivés au mois de juin et je m’apprête à prendre mes quartiers d’été dans un lieu calme où j’espère ne pas retrouver une forme olympique. Sans doute ne serai-je pas le seul à me retrouver à contresens ; si vous deviez vous sentir dans un état d’esprit similaire, je vous invite à lire les poézies de ce début d’année 2024.

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