Auteur critique ou un cas de dédoublement (L’)

mercredi 24 mai 2023
par  Paul Jeanzé

Raymond Devos - L’auteur critique ou un cas de dédoublement (1966)

Le dédoublement de la personnalité, ça existe !… Je vais vous citer un cas… tenez ! Je connais un critique… qui est en même temps auteur… ce qui le met en tant qu’auteur dans une situation critique ! Il a écrit une pièce qu’il a fait jouer, et le soir de la générale c’est lui qui était dans la salle pour faire la critique ! Comme il est sévère mais juste, le lendemain dans la presse, il s’est éreinté… il s’est littéralement traîné dans la boue ! Quand l’auteur a lu sa critique, il s’est envoyé une lettre dans laquelle il disait qu’il n’avait rien compris à sa propre pièce… Depuis… il ne se parlait plus ! Quand il se rencontrait dans une glace, il ne se saluait plus ! Et puis, il n’arrêtait pas de s’envoyer des lettres d’insultes ! « En tant que critique, disait-il à l’auteur, vous écrivez comme un manche ! » Et en tant qu’auteur, il répondait au critique : « Critiquer, c’est facile… mais pour écrire, c’est une autre paire de manches ! »
Après s’être envoyé plusieurs lettres, il s’est envoyé une gifle ! Comme ce n’était pas un lâche, il se l’est rendue.
Après s’être envoyé plusieurs gifles, quand il eut compris que d’un côté comme de l’autre, c’était toujours lui qui prenait, il se dit : « C’est trop bête ! » Alors, il s’est invité à déjeuner… tout seul ! En tête à tête ! À la fin du repas, il s’entendait avec lui-même comme deux larrons en foire.
À partir de ce moment-là, il s’est appelé « nous ». « Nous allons écrire une pièce, de concert, nous la ferons jouer, et nous la critiquerons de conserve. » Je l’ai connu à cette époque-là… Un jour, on sonne à ma porte… Ma bonne qui était allée ouvrir me dit :
—  Il y a deux messieurs qui vous demandent. Je dis :
—  Deux messieurs ? Elle me dit :
—  Il n’y en a qu’un, mais il me dit qu’ils sont deux. Je dis :
—  Alors, c’est lui !… Faites-les entrer. Effectivement, c’était eux !
Je dis :
—  Asseyez-vous !… Qu’est-ce que vous prenez ? Il me dit :
—  Deux whiskies !
Comme j’allais à la cuisine préparer les whiskies… j’entends des éclats de voix… : « Ce que c’est laid ici ! C’est d’un mauvais goût, mon cher ! » Je reviens… je lui dis :
—  Vous me parliez ? Il me dit :
—  Non ! Non ! Nous discutions entre nous !
Je lui dis :
—  Comment trouvez-vous mon appartement ? Il me dit :
—  Moi, très bien ! Mais il y en a qui ne peuvent pas s’empêcher de critiquer !
Il en vient au but de sa visite. Il me dit :
—  Voilà ! Nous avons écrit une pièce à deux personnages et nous voudrions que vous la jouiez.
Je dis :
—  Qui ?
Il me dit :
—  Vous deux ! Je dis :
—  Moi et qui ? Il me dit :
—  Vous et vous !… Vous êtes comédien ? Je dis :
—  Oui !
Il me dit :
—  Alors, vous vous dédoublez !…
Là, j’ai compris qu’il n’était pas simple. Je dis :
—  Oui ! Mais en ce moment, nous ne sommes pas libres. Il me dit :
—  Ah ! Qu’est-ce que vous faites en ce moment ? Je dis :
—  Je joue les deux orphelines ! Il me dit :
—  Alors, je regrette !
Il s’est levé en se faisant passer devant et en se disant :
—  Après vous !
Devant la porte, ça n’en finissait plus, alors j’ai ouvert la porte à double battant et il est sorti l’un derrière l’autre !
Quand je repense à cela, quelquefois, je me dis :
—  Tu aurais peut-être mieux fait d’accepter de jouer sa pièce !
—  Ah ! je me dis, non !… Elle ne pouvait pas être bonne !
—  Qu’est-ce que tu en sais ?… tu ne l’as pas lue !
—  Je ne vais pas lire la pièce d’un fou !
—  Qui te dit qu’il est fou ?
—  Plutôt deux fois qu’une ! Non ?… Il parlait tout seul, il n’arrêtait pas de discuter avec lui-même !
—  Et toi, en ce moment… que fais-tu d’autre ?
—  Tu as raison !… je ne suis qu’un sot… doublé d’un bel imbécile !… Si on allait prendre l’air ?… ça nous ferait du bien !
(S’avançant :)
—  Mesdames-messieurs, excusez-nous… nous allons prendre l’air !… et quand nous serons calmés… je reviendrai ! Vous voyez hein ? Souvent, on se prend pour quelqu’un, alors qu’au fond on est plusieurs !
(Il remonte vers le fond… en se faisant passer devant… et en se disant : « Après vous ! », et sort par la porte à double battant.)


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Des Poézies qui repartent dans le bon sens

Dimanche 16 juin 2024

Nous voici arrivés au mois de juin et je m’apprête à prendre mes quartiers d’été dans un lieu calme où j’espère ne pas retrouver une forme olympique. Sans doute ne serai-je pas le seul à me retrouver à contresens ; si vous deviez vous sentir dans un état d’esprit similaire, je vous invite à lire les poézies de ce début d’année 2024.

Bien à vous,
Paul Jeanzé