Chapitre VI

mercredi 8 février 2023
par  Paul Jeanzé

Bécon-les-Bruyères n’a point d’environs. À l’endroit où ils devraient commencer, on se trouve dans une autre commune semblable à celle que l’on quitte et dont la rue principale, qu’empruntent ces tramways trop vieux pour Paris, conduit sur la place centrale d’une autre ville et s’arrête, faute de rails, devant une mairie que seuls un drapeau et des tableaux grillagés signalent à l’attention. C’est chaque fois un sujet d’étonnement que les édifices publics soient plus modestes que les maisons privées. Instinctivement, on désirerait que ce fût le contraire, que le plus beau château fût l’hôtel de ville.

Ces artères principales de banlieue, jalonnées de poteaux télégraphiques sur lesquels des afficheurs amateurs collent des annonces avec un timbre pour leur propre compte, des afficheurs professionnels des réclames jaunes pour achats de bijoux, semblent interminables quand on les suit à pied. Les maisons basses dont les habitants ont l’air de s’y être installés parce qu’elles étaient abandonnées, les jardins dont les feuillages prennent la poussière comme des visières, les usines de deux cents ouvriers se succèdent sans égayer la route. Tout est clôturé, même les terrains les plus vagues. Comme dans les rues de Paris, aucune borne kilométrique ne permet de s’amuser à compter ses pas. De distance en distance, un réverbère dont le pied sert d’armoire aux cantonniers fait songer à l’allumeur qui ne peut en allumer qu’une douzaine, une boîte aux lettres à celles qui n’inspirent pas confiance et où l’on craint que les lettres ne demeurent une semaine avant de partir. Soudain, alors que l’on vient de parcourir deux ou trois kilomètres entre des murs couverts de tessons, pris dans le ciment comme des pierres dans la glace, entre des grilles au travers desquelles jamais personne n’a caressé une bête, apparaît une guérite toute neuve destinée à abriter les gens qui attendent un tramway. Un plan sous verre de la banlieue y est fixé à l’intérieur. Aucune arabesque modern style ne l’alourdit. Elle est droite, propre, pratique. Puis une ville inconnue surgit. Elle possède sa gare que les trains de Bécon-les-Bruyères ne traversent pas. Elle a d’autres magasins, un oculiste, un rétameur, une triperie. On devine brusquement qu’elle est mieux ravitaillée en fruits, mais moins bien en légumes. Comme ces vendeurs qui sur les marchés tentent d’écouler un arrivage d’oranges ou de fleurs, les commerçants de ces villes de banlieue, qui, à cause du transport, se sont trop approvisionnés d’une denrée, la recommandent durant des jours.

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La Seine est à six minutes de la gare de Bécon-les-Bruyères. Ses berges ont vieilli. Elles ont cinquante ans, elles qui n’eussent pas dû avoir plus d’âge que les campagnes. Elles sont du temps des guinguettes, des parties de canot et des fritures. Les chalets des sociétés d’aviron de la Basse-Seine ou d’Enghien bordent le fleuve à un endroit qui fut champêtre. Un pont métallique sur lequel passent tous les trains les couvre maintenant de son ombre froide. Leurs murs, faits d’un ciment dont la teinte imite celle des rochers et de troncs d’arbres qui ont encore leur écorce, gardent pourtant un air rustique. Le dimanche, quand les portes à deux battants sont ouvertes, on s’aperçoit que les fenêtres de ces chalets sont fausses, que le rez-de-chaussée n’est qu’une vaste remise où sont suspendus par ordre de grandeur, les uns au-dessus des autres, les canots des adhérents. Puis ce sont plus loin des maisonnettes entourées de jardinets, à la grille desquelles le système de sonnette est si rudimentaire qu’il semble avoir été posé par des enfants. Des chambres meublées, avec facilité de faire la cuisine, sont à louer. C’est cette fois à quatre ou six minutes de la gare qu’elles se trouvent, mais cela à la condition de connaître ces chemins de traverse qui disparaissent un à un à chaque nouvelle construction, sans que les propriétaires doublent les horaires indiqués.

En longeant les bords de la Seine, l’attention se porte sur tout ce qu’elle charrie. À voir les corps des bêtes mortes échouées sur les berges rocailleuses, à côté de ces sacs mystérieux, soigneusement fermés, qui n’ont plus de teinte, qui contiennent on ne sait quoi, que personne n’ose ouvrir, même les agents cyclistes, une sorte de lumière éclaire la politique du chien crevé. Ce qui jusqu’alors n’avait semblé qu’une image prend tout à coup une signification profonde. Les chiens morts qui suivent le fil de l’eau existent vraiment, mais d’une autre manière que la foudre qui tombe sur un arbre.

À cause de la force d’attraction, des morceaux de bois, de l’écume, des parties d’objets que l’on ne reconstitue point, des boîtes de fer-blanc, au fond desquelles est resté un peu d’air, flottent autour des péniches amarrées. Sur l’autre rive, l’usine Hotchkiss éveille des souvenirs de mitrailleuses, et de cet après-guerre où les industriels, afin d’utiliser leur matériel, modifiaient si peu de chose à leurs fraiseuses et à leurs tours pour qu’ils fissent, au lieu d’obus et de canons, des automobiles et des machines agricoles. Plus loin, devant l’usine à gaz si haute qu’elle dissimule les gazomètres, qui mieux que les cheminées satisferaient le désir de connaître ce qui se fabrique là, des chalands sont immobiles au pied de sortes de toboggans d’où glisse ce même mâchefer que les soldats en occupation allaient chercher dans la banlieue de Mayence, pour faire une piste cendrée destinée aux championnats de corps d’armée. Plus loin encore, d’autres chalands chargés de ferraille attendent qu’on les décharge. Cela semble aussi incompréhensible qu’ils soient utilisés au transport de vieilles poutrelles, d’escaliers de fer tordu, de tôle ondulée, de chaudières rongées par la rouille que ces trains qui barrent parfois durant une heure les passages à niveau à celui du sable ou des pierres. Dans l’enchevêtrement de cette ferraille, on reconnaît des wagons que l’on n’imaginait pas devoir être transportables, des châssis dont les trous réservés aux boulons sont vides, des signaux, des carcasses de baraque, des chevaux de frise, des fils télégraphiques liant tout cela, des machines agricoles qui furent neuves, huilées, livrées avec soin, dont les poignées furent enveloppées de papier, qui eurent une valeur sur les catalogues. Les formes multiples et compliquées de cette ferraille, le cercle des roues, les pas de vis, la ligne droite d’un levier n’ont pas plus de valeur que celle du minerai sortant de la terre. Toutes ces machines emmêlées les unes aux autres ne sont plus que du fer brut que l’on vend au kilo. Les gens qui en connaissent le prix doivent être étranges. Alors qu’aux jours de repos peu de chose rappelle aux fonctionnaires leur profession, eux ne peuvent sans doute pas se promener sans estimer les balustrades, les réverbères et les ponts de fer. Quand une statue de bronze ou le triton d’un bassin disparaît, c’est dans leur corporation que la police cherche le voleur. On se demande, devant ces tonnes de ferraille, comme devant la hotte d’un chiffonnier, ce que cela peut bien valoir. On passe par tous les prix ; on les compare à ceux des objets de première nécessité ; on s’interroge pour savoir si cinq kilos de plomb valent une cravate. Il vous apparaît que c’est un monde mystérieux que celui où tombent toutes ces choses qui furent neuves, que l’on eût pu transporter dans son jardin, avec lesquelles votre maison eût pu être consolidée. Devant une de ces machines, comme devant la plus vieille automobile, on se demande maintenant si on l’achèterait pour deux francs. Et ceux qui ont songé parfois à la vente au kilo des métaux, de voir soudain tant de tonnes en face d’eux, sont pris d’un doute et se demandent si elles sont vendues ou bien si, au contraire, on a payé pour s’en débarrasser.

Dans une île, en face de l’usine à gaz, se trouve le cimetière aux chiens qui, avec la traversée de Paris à la nage et l’affluence des gares, sert à alimenter les journaux en été. La statue du saint-bernard qui sauva quarante et une personnes et fut tué par la quarante-deuxième se dresse à l’entrée. Elle contribue tout de suite à imprégner l’air de toutes les formes de la gratitude. Le sentiment qui fait répugner l’homme à de petits cercueils ne s’éveille pas ici. Les tombes sont petites, plus petites que celles des enfants que l’on met dans des cercueils trop grands pour eux. Il semble que ce soit dans un cimetière d’amants que l’on s’avance. Les monuments, qu’ils soient fastueux ou modestes, et sur lesquels sont gravés des prénoms seulement, recouvrent tous des corps qui furent aimés. En lisant ces prénoms, on sent que l’on pénètre dans mille intimités. Les photographies émaillées, jaunies par les ans, accrochées aux stèles, car on peut planter des clous dans la pierre, représentent des chiens fidèles et font imaginer, par-delà le photographe, une jeune femme qui les menace du doigt pour qu’ils restent immobiles. Boby, Daisy, vous dormez ici depuis 1905. Mais qu’est devenue votre maîtresse, et cette peau d’ours blanc, et cette table légère sur lesquelles on vous a photographiés ?

À la pointe du cimetière se trouve une plate-forme de ciment armé où fut installée, pendant la guerre, une batterie contre les avions. Le ciment s’est cassé. Les tringles de fer ont été tordues pour dégager un sentier qui conduit au sommet d’un talus. À la fin de l’après-midi, on aperçoit de là, comme d’une colline, le soleil au bas du ciel, un peu au-dessus de la Seine. Sans le dernier pont, si petit qu’il n’a point d’arche, c’est dans l’eau même du fleuve qu’il se coucherait. Mais on est trop près de Paris. C’est tout de même encore derrière des pierres que le soleil disparaît.


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Des Poézies qui repartent dans le bon sens

Dimanche 16 juin 2024

Nous voici arrivés au mois de juin et je m’apprête à prendre mes quartiers d’été dans un lieu calme où j’espère ne pas retrouver une forme olympique. Sans doute ne serai-je pas le seul à me retrouver à contresens ; si vous deviez vous sentir dans un état d’esprit similaire, je vous invite à lire les poézies de ce début d’année 2024.

Bien à vous,
Paul Jeanzé