Chapitre V
par
Tous les trains de Versailles et des Vallées ne s’arrêtent pas à Bécon-les-Bruyères. Les voyageurs qu’ils transportent ont l’impression que les Béconnais arrivent en retard en les voyant sur les quais en train de lire leur journal. Ils éprouvent, à cette supposition, un sentiment de contentement. Ils sont si nombreux à le ressentir qu’il semble, une seconde, que c’est ce sentiment lui-même qui passe sur la voie.
Les Béconnais redoutent chaque jour la panne d’électricité. Elle joue un rôle important dans leur vie. Elle est continuellement suspendue au-dessus de leur tête. Fort heureusement, elle est aussi rare que la mort d’un camarade, mais aussi tragique.
C’est une supposition que font quotidiennement les habitants de Bécon, que celle d’une mort retardant le trafic. Ils se demandent chaque fois si, en ce cas, le service serait interrompu et combien de temps il faudrait pour qu’il reprît normalement. Comme le spectateur qui croit n’avoir point de chance dans la vie et qui pense que, justement parce qu’il se rend au théâtre, la vedette sera malade, il est des Béconnais qui supposent que, du seul fait qu’ils prennent le train, il arrivera quelque chose.
La panne est leur épouvantail. Car ils vont tous au théâtre. Les préparatifs, les calculs, les repas pris avant la tombée de la nuit, tout cela fait surgir devant eux cette panne qui s’opposerait à leur plaisir avec la violence d’une catastrophe ou d’un deuil appris au moment de partir.
La gare de Bécon-les-Bruyères sans chef de gare, sans gare de marchandises, et les huit voies qui vont jusqu’à Paris séparent Asnières et Courbevoie comme un fleuve. Un tunnel fétide, au lieu de la passerelle désirée par tous les habitants, relie les deux communes. Il fait songer aux petites villes où il n’y a qu’un pont et où, pour approcher la jeune fille aperçue sur l’autre berge, il faut crier si votre voix est belle, lui faire signe de marcher comme vous dans la même direction jusqu’au moment où, à cause d’une maison trempant dans le fleuve ou d’un bateau amarré qui dépasse trop le niveau de l’eau, on la perd de vue. On ralentit alors pour ne pas arriver le premier à l’espace libre, de peur que dans l’absence on ne pense qu’elle ait disparu. On se retrouve pourtant avec quelques mètres d’écart comme quand, avec un ami, on a parié qu’un chemin est plus court qu’un autre.
Bécon-les-Bruyères est donc partagé en deux, ainsi que ces coupes d’hommes sans organes mâles sur les planches d’anatomie et ces œufs de carton qu’il faut ouvrir pour savoir laquelle des deux moitiés est le couvercle. Cette séparation faite, il ne reste plus que d’un côté Asnières, de l’autre Courbevoie, si bien que les lettres adressées simplement à Bécon-les-Bruyères arrivent au hasard dans l’une des deux postes.
Comme quand on débouche sur une vaste place, on aperçoit en sortant de la gare de Bécon, par une porte qui, pour tant de voyageurs, s’ouvre et se ferme ainsi que celle d’un magasin, un ciel plus large où les avions et les oiseaux demeurent presque aussi longtemps qu’à la campagne et où ils deviennent si petits que l’on s’arrête pour ne pas les perdre de vue. Semblable au dôme d’une coupole, lorsqu’on a monté l’escalier, ce ciel penche. Il penche vers Paris que l’on sent plus bas.
Il est des endroits autour des grandes villes où, lorsque l’on s’y promène, on ne peut s’empêcher de penser que si la révolution éclatait ils resteraient aussi paisibles. Ils sont si déserts et si lointains qu’une insurrection perdrait presque tous ses membres avant d’y arriver, à moins que le chef ne donnât des ordres précis et ne fixât, par exemple, le rassemblement de ses troupes en l’un de ces endroits. Et le Béconnais se rassure en pensant à tous les quartiers, à toutes les villes de banlieue qui existent, et finit par se convaincre que la probabilité d’une marche sur Bécon-les-Bruyères est plus petite que un dix millième. Il faudrait vraiment une grande malchance pour que justement l’émeute se dirigeât sur sa cité. C’est presque impossible. On le devine d’ailleurs aux rideaux légers des villas, aux étalages des magasins, à la grille fragile de la succursale du Crédit lyonnais, au visage serein de ces bijoutiers, les mêmes qui, dans les rues désertes, font que l’on se demande comment ils vivent.
Mais en supposant que la révolution éclatât dans le reste de la France et que Bécon-les-Bruyères fût isolé, il apparaît tout de suite qu’une grande fraternité unirait tous les habitants, qu’ils formeraient aussitôt des ligues, des groupements de défense, qu’ils mettraient, jusqu’au retour des temps meilleurs, leurs biens en commun.