Chapitre III
par
Il est des gens qui travaillent à Bécon-les-Bruyères et déjeunent à Paris. Tous ceux qui font le contraire songent à ces fameuses mutations de la guerre, à cet espoir irréalisable de changer sa situation avec celle d’un autre à qui elle conviendrait mieux, à la personne charitable qui vous sauverait si elle vous connaissait mais qui cesse d’exister dès qu’on lui parle, à tout ce qu’il y aurait de bonheur sans l’impossibilité de joindre ce qui devrait être joint. Ils songent aussi à la jeune femme qui aimerait un vieux monsieur, au vieux monsieur qui ne peut la rencontrer, aux entreprises où il manque justement un directeur, aux parties de cartes où il manque un joueur, aux villages qui leur plairaient, à l’homme qui serait leur ami.
La gare Saint-Lazare, que les Béconnais voient à un bout de la ligne, est trop lourde pour Bécon-les-Bruyères qu’ils placent à l’autre extrémité et paraît, à cause de cela, tirer cette localité à soi, si bien que d’aller à Paris semble toujours plus court que d’aller à Bécon.
Les voyageurs de banlieue connaissent la gare Saint-Lazare dans tous ses recoins. Ils connaissent le bureau des réclamations, celui où l’on délivre les cartes d’abonnement, les unes avec photo, les autres plus communes, avec de simples coupons. Les premières donnent droit à autant de voyages que l’on désire dans le trimestre, ce qui a fait naître chez leur propriétaire le goût des cartes. Une carte qui ouvre devant soi toutes les portes, c’est une joie de la posséder. On finit même par ne plus la montrer, par s’exercer à passer avec hauteur devant les employés, certain que l’on est d’avoir le dernier mot, par s’imaginer que l’on n’a pas de carte, que ce n’est que son attitude qui intimide les contrôleurs, par en désirer d’autres, une pour les théâtres ou, ce qui est plus facile, pour tous les cinémas d’un même consortium, une pour les autobus et, si c’était possible, pour les taxis, les bureaux de tabac, les restaurants.
En descendant du train électrique, sous le hall de la gare Saint-Lazare, les Béconnais se sentent encore chez eux. Les kiosques où l’on vend des jouets, des cigarettes, des articles de Paris, des oranges, des cerceaux qui prennent peu de place parce qu’on les accroche au-dehors, les fleuristes qui vendent leurs bouquets surtout à midi moins le quart, avant que les invités à déjeuner prennent leur train, le buffet à deux issues, à la porte duquel la direction de la compagnie de l’Ouest-État n’a mis aucun employé, non par oubli, mais parce qu’elle aime à fermer les yeux, le repasseur à la minute dont les machines, comme celles des inventions nouvelles, sont visibles à travers des glaces, les portefaix dont quelques-uns sont fragiles, l’hôtel Terminus qui tourne le dos à la gare leur sont familiers. De retour chez eux, ils gardent de tout cela un certain goût. Une gare est plus proche du progrès que tout autre endroit. D’avoir assisté plusieurs fois aux embouteillages causés, place du Havre, par les manifestations communistes, d’être passé, les jours de grève, aux carrefours où se massaient les gardes républicains, d’avoir entendu crier le départ des trains par un haut-parleur, de vivre des journées dont les heures sont toutes de la même longueur fait naître, dans l’esprit des Béconnais, des ambitions. Ils ne veulent point de l’intimité de leur cité. Alors que les habitants de Commercy mangent tous des madeleines, ceux de Chamonix du miel, que les jeunes filles de Valenciennes sont vêtues de dentelles, que les Bordelais ne boivent que du vin de Bordeaux, les Béconnais, eux, ne se servent point du savon Y… fabriqué dans leur ville. Seuls quelques vieillards, qui, lorsqu’ils vont à Paris, ne prennent que les trains vides de dix heures du matin, entretiennent des relations de petite ville. Le soir, ils jouent à la manille dans la brasserie de la rue Nationale sans se soucier des jeunes mariés qui, pour ne pas faire le café, sont descendus le boire après le dîner. Ils possèdent, sur les terrains qu’ils se refusent à vendre, de petites bicoques où ils rangent des outils et réparent leur mobilier. Ils sont à la fois retraités, ouvriers et paysans. Selon que les fleurs ou l’arbre fruitier de leur jardin poussent bien ou mal, ils savent si les récoltes de la France sont bonnes ou mauvaises.
Les horaires, avec leurs côtés Bécon-Saint-Lazare et Saint-Lazare-Bécon, sont collés sur les glaces de tous les magasins ou distribués comme prime, ainsi que des sachets parfumés. Dans la hâte de trouver son train, on ne sait jamais, avant quelques secondes de réflexion, s’il faut les lire au recto ou au verso. Ils sont si pleins d’heures qu’ils semblent inexacts comme si, vers la fin de la journée, les trains ne marcheraient plus que mêlés les uns aux autres ainsi que les tramways après un encombrement. Ils rappellent pourtant, aux instants de bonne humeur, d’autres horaires semblables, ceux des funiculaires, ceux des bateaux sur les lacs, ceux de la même excursion qui a lieu plusieurs fois par jour.
Chaque Béconnais possède un de ces horaires peu digne d’être mêlé aux papiers d’identité, dont il connaît par cœur le premier et le dernier train. Celui-ci part de Saint-Lazare à minuit quarante pour permettre aux voyageurs qui aiment à s’attarder ou à se restaurer après le théâtre de rentrer chez eux, cela à cause d’une sollicitude officielle de quelque directeur marié que l’on imagine habitant la banlieue, rentrant tard lui aussi, et donnant l’ordre de reculer l’heure du dernier train.
Ce genre de sollicitude amène à parler de toutes ces décisions prises en vue d’améliorer le sort du public et fait songer à ces chefs de service, à ces conseillers municipaux, à ces préfets qui, par des mesures heureuses, ne perfectionnent qu’un point de la vie quotidienne. On sent alors le contraste qui existe entre les petites améliorations et tout ce qu’il a fallu de démarches, de patience, de formalités pour les faire accepter. On sent que dans le public il se trouve justement des gens qui sont cause de ces retards. Serré dans le train électrique, on les cherche des yeux. Et parfois l’on devine, à un regard posé sur soi, que l’on est soupçonné d’être un de ceux-là. Qu’il faille ainsi surmonter tant de difficultés pour modifier un détail quelconque contribue à donner aux Béconnais une idée de la grandeur du monde qui les poursuit jusque dans leur demeure, les hante parfois la nuit et laisse sur leur visage une expression plus rêveuse que celle d’un Parisien.
Ils ont, comme les soldats, conscience du nombre. Ils sentent que c’est parce qu’il y a trop d’hommes sur la terre que tout est difficile à arranger. De côtoyer journellement plusieurs milliers de personnes leur donne une connaissance telle des difficultés que surmontent les pouvoirs publics pour organiser les choses les plus simples qu’ils leur sont plus indulgents. Ils comprennent, mieux que l’habitant des villes ou des campagnes, la tâche de ceux qui ne doivent adopter que des mesures qui plaisent à tous. Celles-ci sont multiples. Parfois les Béconnais, lorsqu’ils ont le temps, s’amusent à les énumérer. Les guichets des lignes de banlieue ne ferment jamais, même aux heures creuses. Les trains sont affichés électriquement depuis un mois. Le signal de départ n’est donné que lorsque la grille d’accès au quai est tirée. Des cabines téléphoniques ont été aménagées à cinquante mètres les unes des autres. Des flèches indiquent les sorties, les entrées, les consignes, les salles d’attente. L’intérêt du public domine tout. C’est dans les gares que les journaux du soir arrivent d’abord. Les lignes d’autobus et de métro convergent vers elles. Une sorte de lien, aussi ténu que celui qui attache tous les possesseurs d’un billet d’une même tombola, unit les Béconnais lorsque, le soir, mêlés aux Versaillais et aux Courbevoisiens, ils attendent ensemble leur train à la gare Saint-Lazare. Du ciel, semble-t-il, les lampes à arc éclairent les voies. Malgré la fumée, les sifflements, le vacarme, une buée légère semblable à celle qui flotte en été, sur les fleuves, vole au fond de la gare. Avant que le train s’immobilise complètement, les voyageurs cherchent à deviner où s’arrêteront les portes. Ils sont seuls avec eux-mêmes, sauf ces quelques-uns qui prennent tout ce qui les entoure au sérieux et que la moindre anicroche trouble. Car il en est qui, de faire partie de cette foule pour laquelle tant de bienveillantes mesures sont prises, se sentent personnellement honorés, ainsi que ces soldats de la visite d’un général faite à leur régiment. Ils ont conscience que, de toutes parts, on s’efforce de leur faciliter la vie. Et quand ils quittent le secteur des protections officielles pour rentrer chez eux, seuls en face du peu qu’ils possèdent, ou pour se perdre dans les rues, ils se sentent un instant, au moment de la transition, désemparés.