III – J’ai un aiguillon

vendredi 3 novembre 2023
par  Paul Jeanzé
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L’auberge du Bouchet-Saint-Nicolas était des moins prétentieuses que j’aie jamais visitées, mais j’en vis beaucoup plus de ce genre durant mon voyage. Elle était, en effet, typique de ces montagnes françaises. Qu’on imagine une maison campagnarde à deux étages avec un banc devant la porte, la cuisine et l’étable contiguës, de sorte que Modestine et moi pouvions nous entendre dîner réciproquement. Ameublement des plus sommaires, sol de terre battue, un dortoir unique pour les voyageurs et sans autre commodité que des lits. Dans la cuisine, cuisson et manger vont de pair et la famille y dort la nuit. Quiconque a la fantaisie de faire sa toilette doit y procéder en public à la table commune. La nourriture est parfois frugale : du poisson sec et une omelette ont constitué en plus d’un cas mon menu. Le vin y est des plus médiocres, l’eau-de-vie abominable. Et la visite d’une énorme truie grognant sous la table et se frottant à vos jambes n’est pas un impossible accompagnement du repas.

Mais les gens de l’auberge, neuf fois sur dix, se montrent cordiaux et empressés. Aussitôt que vous avez passé le seuil, vous cessez d’être un étranger et, quoique ces paysans soient rudes et peu expansifs sur la grand-route, ils témoignent d’une notion de gentil savoir-vivre, dès que vous partagez leur foyer. Au Bouchet, par exemple, j’ai débouché ma bouteille de beaujolais et j’ai invité l’hôte à se joindre à moi. Il n’en voulut prendre qu’un rien.

– Je suis amateur de vin comme ça, voyez-vous, dit-il et je suis capable de ne point vous en laisser à suffisance.

Dans ces auberges de peu, le voyageur s’attend à manger à la pointe de son couteau. À moins qu’il n’en réclame un, nul autre ne lui sera fourni. Avec un verre, un chanteau de pain, une fourchette de fer, la table est complètement dressée. Mon couteau fut copieusement admiré par le propriétaire du Bouchet et le ressort le remplit d’étonnement.

– Je n’en ai jamais vu de semblable, fit-il. Je parierais, ajouta-t-il, en le soupesant dans sa paume, qu’il ne coûte pas moins de cinq francs.

Quand je lui eus assuré qu’il en avait coûté vingt, il esquissa une moue.

C’était un doux vieillard, gentil, sensible, aimable, étonnamment ignorant. Sa femme, qui n’était pas de manières si plaisantes, savait lire, encore que je ne suppose pas qu’elle le fit jamais. Elle témoignait d’une certaine intelligence et parlait d’un ton tranchant comme quelqu’un qui porte les culottes.

– Mon homme ne connaît rien, dit-elle, avec un mouvement de tête agacé. Il est comme les bêtes !
Et le vieux Monsieur donna acquiescement du bonnet. Il n’y avait point mépris de la part de l’épouse, ni honte chez le mari. Les faits étaient admis loyalement et ne tiraient pas autrement à conséquence.
Je fus minutieusement contre-questionné au sujet de mon voyage et la dame comprit en un instant. Elle esquissa ce que j’écrirai dans mon livre à mon retour : « Si les gens moissonnent ou non en tel ou tel endroit ; s’il y a des forêts ; des traits de mœurs, ce que par exemple, moi-même et le maître de la maison nous vous disons ; les beautés de la nature et tout ça. » Et elle m’interrogea du regard.

– C’est précisément ça, répondis-je.

– Vous voyez, ajouta-t-elle pour son mari, j’ai compris.

Ils furent tous deux fort intrigués par l’histoire de mes mésaventures.

– Au matin, m’annonça le mari, je vous fabriquerai quelque chose de meilleur que votre bâton. Des bêtes comme ça, ça ne sent rien ; le proverbe le dit : dur comme un âne. Vous pourriez assommer votre baudet avec un gourdin et pourtant n’en point venir à bout.

Quelque chose de meilleur ! J’ignorais ce qu’il m’offrait.

Le dortoir était meublé de deux lits. J’en obtins un et je dois convenir que je fus un peu ahuri de trouver un jeune homme et sa femme et leur gosse en train de monter dans l’autre. C’était ma première expérience de l’espèce et si je suis toujours d’un sentimentalisme également innocent et distrait, je prie Dieu que ce soit d’ailleurs la dernière. J’ai gardé mes yeux pour moi et n’ai rien su de la jeune femme, sinon qu’elle avait de beaux bras et ne semblait pas embarrassée le moins du monde par ma présence.

En vérité, la situation était plus ennuyeuse pour moi que pour le couple. À deux, on peut conserver une mutuelle contenance, c’est au gentleman seul à rougir. Mais rien ne servait d’attribuer mes sentiments au mari et je pensai me concilier sa tolérance par un verre de brandy de mon flacon. Il me dit être un tonnelier d’Alais allant chercher du travail à Saint-Étienne et qui, à la morte saison, cédait au fatal appel de marchand d’allumettes. Quant à moi, il avait vite deviné que j’étais un commis-voyageur en spiritueux.

J’étais debout à l’aube (lundi, 23 septembre) et dépêchai ma toilette d’une manière honteuse, afin de laisser champ libre à Madame la femme du tonnelier. J’avalai un bol de lait et sortis explorer les environs du Bouchet. Il faisait un froid mortel, un matin gris, venteux, hivernal. Des nuées de brouillard filaient rapides et basses, le vent cornait sur le plateau dénudé et l’unique tache de couleur c’était, là-bas, derrière le mont Mézenc et les montagnes à l’est, un endroit où le ciel gardait encore l’orangé de l’aurore.

Il était cinq heures du matin à quatre mille pieds au-dessus du niveau des eaux de la mer ; il me fallut enfoncer les mains dans les poches et trotter. Des gens se groupaient au-dehors pour les labours de la campagne, par deux et par trois et tous se retournaient pour regarder l’étranger. Je les avais vu revenir le soir précédent, je les voyais repartir à leurs champs. Et c’était en résumé la vie entière du Bouchet.

Quand je fus de retour à l’auberge pour un déjeuner sommaire, la tenancière, dans la cuisine, peignait les cheveux de sa fille. Je lui fis mes compliments sur leur beauté.

– Oh ! non, fit la mère, ils ne sont pas aussi beaux qu’ils devraient être. Regardez, ils sont trop minces !

Ainsi la sagesse paysanne se console des circonstances physiques qui lui sont contraires et, par un étonnant processus démocratique, les insuffisances de l’ensemble décident du type de beauté.

– Et où, dis-je, est monsieur ?

– Le patron est au grenier, répondit-elle. Il vous fabrique un aiguillon.

Béni soit l’homme qui inventa les aiguillons ! Béni soit l’aubergiste du Bouchet-Saint-Nicolas qui m’en montra le maniement ! Cette simple gaule, pointue d’un huitième de pouce, était en vérité un sceptre, lorsqu’il me la remit entre les mains. À partir de ce moment-là, Modestine devint mon esclave. Une piqûre et elle passait outre aux seuils d’étable les plus engageants. Une piqûre et elle partait d’un joli petit trottinement qui dévorait les kilomètres. Ce n’était point, à tout prendre, une vitesse remarquable et il nous fallait quatre heures pour couvrir dix milles au mieux. Mais quel changement angélique depuis la veille ! Plus de manipulation du brutal gourdin ! Plus de fouettage d’un bras endolori ! Plus d’exercice de lutte, mais une escrime discrète et aristocratique ! Et qu’importait, si de temps à autre, une goutte de sang apparaissait, telle une cale, sur la croupe couleur de souris de Modestine ? J’eusse préféré autrement, certes, mais les exploits d’hier avaient purgé mon cœur de toute humanité. Le petit démon pervers, qu’on n’avait pu mater par la bonté, devait obéir quand même à la piqûre.

Il faisait un froid amer et glacial et, à part une cavalcade de dames à califourchon et un couple de facteurs ruraux, la route fut d’une solitude mortelle sur tout le parcours jusqu’à Pradelles. Je ne me souviens à peine que d’un incident. Un fringant poulain, portant une clochette au poitrail, s’élança vers nous d’une ruée à fond de train, à travers toute l’étendue des prés, comme un être sur le point d’accomplir de grands exploits, puis, soudain, changeant d’idée dans son jeune cœur de recrue, vira de bord et s’éloigna au galop ainsi qu’il était venu, sa clochette tintinnabulant dans le vent. Pendant longtemps ensuite, je vis sa noble attitude, tandis qu’il s’était arrêté et j’entendis le son du grelot. Lorsque j’eus atteint la grand-route, la chanson des fils télégraphiques semblait continuer la même musique.

Pradelles est situé au flanc d’un coteau dominant l’Allier, entouré d’opulentes prairies. On fauchait le regain de toutes parts, ce qui conférait au voisinage, ce matin d’automne orageux, une odeur insolite de fenaison. Sur la rive opposée de l’Allier, le site continuant de s’élever pendant des milles à l’horizon, un paysage d’arrière-saison halé et jauni, marqué des taches noires des bois de pins et des routes blanches sinuant parmi les monts au-dessus de l’ensemble, les nuages épandaient une ombre uniformément purpurine, triste et en quelque sorte menaçante, exagérant hauteurs et distances et donnant plus de relief encore aux sinuosités de la grand-route. La perspective était assez désolée mais stimulante pour un touriste. Car, je me trouvais maintenant à la lisière du Velay et tout ce que j’apercevais était situé dans une autre région – le Gévaudan sauvage, montagneux, inculte, de fraîche date déboisé par crainte des loups.

Les loups, hélas ! comme les bandits, semblent reculer devant la marche des voyageurs. On peut trôler à travers toute notre confortable Europe et n’y point connaître une aventure digne de ce nom. Mais ici, y fut-on jamais ailleurs, on se trouvait sur les frontières de l’espoir. C’était, en effet, le pays de la toujours mémorable Bête, le Napoléon Bonaparte des loups. Quelle destinée que la sienne ! Elle vécut dix mois à quartiers libres dans le Gévaudan et le Vivarais, dévorant femmes et enfants « et bergerettes célèbres pour leur beauté ». Elle poursuivit des cavaliers en armes. On la vit, en plein midi, chassant une chaise de poste et un piqueur au long du pavé du Roy, et chaise et piqueur fuyaient devant elle au grand galop. Elle tint l’affiche comme un malfaiteur public et sa tête fut mise à prix dix mille francs. Et pourtant, lorsqu’elle fut tuée et expédiée à Versailles, hé bien ! ce n’était qu’un loup banal et pas des plus gros, « quoique je puisse aller de pôle en pôle », chantait Alexandre Pope. Le petit caporal ébranla l’Europe ; si tous les loups avaient ressemblé à ce loup-ci, ils eussent changé l’histoire de l’humanité. Élie Berthet a fait de lui le héros d’un roman que j’ai lu et que je n’ai nullement envie de relire.

Je dépêchai mon goûter et résistai au désir de l’aubergiste qui m’incitait vivement à visiter Notre-Dame de Pradelles « qui accomplissait beaucoup de miracles, bien qu’elle fût en bois » et, moins de trois quarts d’heure après, j’aiguillonnais Modestine en bas de la descente escarpée qui mène à Langogne-sur-Allier. Des deux côtés de la route, dans de vastes champs poussiéreux, des fermiers s’activaient en vue du prochain printemps. Tous les cinquante mètres, un attelage de bœufs lourds, aux fanons pendants, tirait patiemment une charrue. Je vis un de ces puissants et placides serviteurs de la glèbe prendre un subit intérêt à Modestine et à moi-même. Le sillon qu’il creusait menait à un angle de la route. Sa tête était solidement attachée au joug comme celle des cariatides sous une pesante corniche, mais il riva sur nous ses grands yeux honnêtes et nous accompagna d’un regard pensif jusqu’au moment où son maître le contraignit à retourner la charrue et commença de remonter le champ. De tous ces socs de charrue qui ouvraient le sol, des pas de bovins, de tout laboureur qui, ici ou là, brisait à la houe les mottes de terre desséchées, le vent portait au loin une poussière légère comparable à une épaisse fumée. C’était un tableau rural vivant, affairé, délicat et, tandis que je continuais à descendre, les hautes terres du Gévaudan ne cessaient de monter devant moi dans le ciel.

J’avais traversé la Loire le jour précédent, maintenant, j’allais traverser l’Allier, tellement sont rapprochés les deux confluents près de leur source. Juste au pont de Langogne, alors que la pluie longtemps promise se mettait à tomber, une jeune fille d’entre sept ou huit, me posa la question rituelle : « D’où est-ce que vous v’nez ? » Elle le fit d’un air si hautain que je partis de rire aux éclats, ce qui la piqua au vif. C’était évidemment une personne qui escomptait du respect et elle demeura figée à me regarder dans une colère silencieuse, tandis que je traversais le pont et pénétrais dans le Comté du Gévaudan.


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