Peste (La) – 3/3 – Joseph Grand et l’écriture

(1947)
lundi 21 juin 2021
par  Paul Jeanzé
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Au milieu de l’escalier frais et puant, il rencontra Joseph Grand, l’employé, qui descendait à sa rencontre. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, à la moustache jaune, long et voûté, les épaules étroites et les membres maigres.

[…]

Quand il arriva, le commissaire n’était pas encore là. Grand attendait sur le palier et ils décidèrent d’entrer d’abord chez lui en laissant la porte ouverte. L’employé de mairie habitait deux pièces, meublées très sommairement. On remarquait seulement un rayon de bois blanc garni de deux ou trois dictionnaires, et un tableau noir sur lequel on pouvait lire encore, à demi effacés, les mots « allées fleuries ». Selon Grand, Cottard avait passé une bonne nuit. Mais il s’était réveillé, le matin, souffrant de la tête et incapable d’aucune réaction, Grand paraissait fatigué et nerveux, se promenant de long en large, ouvrant et refermant sur la table un gros dossier rempli de feuilles manuscrites.

[…]

Grand lui avait alors expliqué qu’il essayait de refaire un peu de latin. Depuis le lycée, ses connaissances s’étaient estompées.
– Oui, dit-il au docteur, on m’a assuré que c’était utile pour mieux connaître le sens des mots français.
Il écrivait donc des mots latins sur son tableau. Il recopiait à la craie bleue la partie des mots qui changeait suivant les déclinaisons et les conjugaisons, et, à la craie rouge, celle qui ne changeait jamais.

[…]

Rieux demanda à Grand s’il travaillait pour la mairie. Grand répondit que non, il travaillait pour lui.
– Ah ! dit Rieux pour dire quelque chose, et ça avance ?
– Depuis des années que j’y travaille, forcément. Quoique dans un autre sens, il n’y ait pas beaucoup de progrès.
– Mais, en somme, de quoi s’agit-il ? dit le docteur en s’arrêtant.
Grand bredouilla en assurant son chapeau rend sur ses grandes oreilles. Et Rieux comprit très vaguement qu’il s’agissait de quelque chose sur l’essor d’une personnalité. Mais l’employé les quittait déjà et il remontait le boulevard de la Marne, sous les ficus, d’un petit pas pressé. Au seuil du laboratoire, Cottard dit au docteur qu’il voudrait bien le voir pour lui demander conseil. Rieux, qui tripotait dans ses poches la feuille de statistiques, l’invita à venir à sa consultation, puis, se ravisant, lui dit qu’il allait dans son quartier le lendemain et qu’il passerait le voir en fin d’après-midi.

[…]

En quittant Cottard, le docteur s’aperçut qu’il pensait à Grand. Il l’imaginait au milieu d’une peste, et non pas de celle-ci qui sans doute ne serait pas sérieuse, mais d’une des grandes pestes de l’histoire. « C’est le genre d’homme qui est épargné dans ces cas-là. » Il se sou-venait d’y avoir lu que la peste épargnait les constitutions faibles et détruisait surtout les complexions vigoureuses. Et continuant d’y penser, le docteur trouvait à l’employé un air de petit mystère.
À première vue, en effet, Joseph Grand n’était rien de plus que le petit employé de mairie dont il avait l’allure. Long et maigre, il flottait au milieu de vêtements qu’il choisissait toujours trop grands, dans l’illusion qu’ils lui feraient plus d’usage. S’il gardait encore la plupart de ses dents sur les gencives inférieures, il avait perdu en revanche celles de la mâchoire supérieure. Son sourire, qui relevait surtout la lèvre du haut, lui donnait ainsi une bouche d’ombre. Si l’on ajoute à ce portrait une démarche de séminariste, l’art de raser les murs et de se glisser dans les portes, un parfum de cave et de fumée, toutes les mines de l’insignifiance, on reconnaîtra que l’on ne pouvait pas l’imaginer ailleurs que devant un bureau, appliqué à réviser les tarifs des bains-douches de la ville ou à réunir pour un jeune rédacteur les éléments d’un rapport concernant la nouvelle taxe sur l’enlèvement des ordures ménagères. Même pour un esprit non prévenu, il semblait avoir été mis au monde pour exercer les fonctions discrètes mais indispensables d’auxiliaire municipal temporaire à soixante-deux francs trente par jour.
C’était en effet la mention qu’il disait faire figurer sur les feuilles d’emploi, à la suite du mot « qualification ». Lorsque vingt-deux ans auparavant, à la sortie d’une licence que, faute d’argent, il ne pouvait dépasser, il avait accepté cet emploi, on lui avait fait espérer, disait-il, une « titularisation » rapide. Il s’agissait seulement de donner pendant quelque temps les preuves de sa compétence dans les questions délica-tes que posait l’administration de notre cité. Par la suite, il ne pouvait manquer, on l’en avait assuré, d’arriver à un poste de rédacteur qui lui permettrait de vivre largement. Certes, ce n’était pas l’ambition qui faisait agir Joseph Grand, il s’en portait garant avec un sourire mélancolique. Mais la perspective d’une vie matérielle assurée par des moyens honnêtes, et, partant, la possibilité de se livrer sans remords à ses occupations favorites lui souriait beaucoup. S’il avait accepté l’offre qui lui était faite, ce fut pour des raisons honorables et, si l’on peut dire, par fidélité à un idéal.
Il y avait de longues années que cet état de choses provisoire du-rait, la vie avait augmenté dans des proportions démesurées, et le salaire de Grand, malgré quelques augmentations générales, était encore dérisoire. Il s’en était plaint à Rieux, mais personne ne paraissait s’en aviser. C’est ici que se place l’originalité de Grand, ou du moins l’un de ses signes. Il eût pu, en effet, faire valoir, sinon des droits dont il n’était pas sûr, du moins les assurances qu’on lui avait données. Mais, d’abord, le chef de bureau qui l’avait engagé était mort depuis long-temps et l’employé, au demeurant, ne se souvenait pas des termes exacts de la promesse qui lui avait été faite. Enfin, et surtout, joseph Grand ne trouvait pas ses mots.
C’est cette particularité qui peignait le mieux notre concitoyen, comme Rieux put le remarquer. C’est elle en effet qui l’empêchait toujours d’écrire la lettre de réclamation qu’il méditait, ou de faire la démarche que les circonstances exigeaient. À l’en croire, il se sentait particulièrement empêché d’employer le mot « droit » sur lequel il n’était pas ferme, ni celui de « promesses » qui aurait impliqué qu’il réclamait son dû et aurait par conséquent revêtu un caractère de hardiesse, peu compatible avec la modestie des fonctions qu’il occupait. D’un autre côté, il se refusait à utiliser les termes de « bienveillance », « solliciter », « gratitude », dont il estimait qu’ils ne se conciliaient pas avec sa dignité personnelle. C’est ainsi que, faute de trouver le mot juste, notre concitoyen continua d’exercer ses obscures fonctions jusqu’à un âge assez avancé. Au reste, et toujours selon ce qu’il disait au docteur Rieux, il s’aperçut à l’usage que sa vie matérielle était assurée, de toutes façons, puisqu’il lui suffisait, après tout, d’adapter ses besoins à ses ressources. Il reconnut ainsi la justesse d’un des mots favoris du maire, gros industriel de notre ville, lequel affirmait avec force que finalement (et il insistait sur ce mot qui portait tout le poids du raisonnement), finalement donc, on n’avait jamais vu personne mourir de faim. Dans tous les cas, la vie quasi ascétique que menait joseph Grand l’avait finalement, en effet, délivré de tout souci de cet ordre. Il continuait de chercher ses mots.
Dans un certain sens, on peut bien dire que sa vie était exemplaire. Il était de ces hommes, rares dans notre ville comme ailleurs, qui ont toujours le courage de leurs bons sentiments. Le peu qu’il confiait de lui témoignait en effet de bontés et d’attachements qu’on n’ose pas avouer de nos jours. Il ne rougissait pas de convenir qu’il aimait ses neveux et sa soeur, seule parente qu’il eut gardée et qu’il allait, tous les deux ans, visiter en France. Il reconnaissait que le souvenir de ses parents, morts alors qu’il était encore jeune, lui donnait du chagrin. Il ne refusait pas d’admettre qu’il aimait pardessus tout une certaine cloche de son quartier qui résonnait doucement vers cinq heures du soir. Mais pour évoquer des émotions si simples cependant, le moindre mot lui coûtait mille peines. Finalement, cette difficulté avait fait son plus grand souci. « Ah ! docteur, disait-il, je voudrais bien apprendre à m’exprimer. » Il en parlait à Rieux chaque fois qu’il le rencontrait.
Le docteur, ce soir-là, regardant partir l’employé, comprenait tout d’un coup ce que Grand avait voulu dire : il écrivait sans doute un livre ou quelque chose d’approchant. Jusque dans le laboratoire où il se rendit enfin, cela rassurait Rieux. Il savait que cette impression était stupide, mais il n’arrivait pas à croire que la peste pût s’installer vraiment dans une ville où l’on pouvait trouver des fonctionnaires modes-tes qui cultivaient d’honorables manies. Exactement, il n’imaginait pas la place de ces manies au milieu de la peste et il jugeait donc que, pratiquement, la peste était sans avenir parmi nos concitoyens.

[…]

Enfin il avait eu avec Grand une curieuse conversation. Celui-ci avait été obligé de répondre aux questions de Cottard intrigué par le petit travail auquel Grand se livrait chaque soir.
– Bon, avait dit Cottard, vous faites un livre.
– Si vous voulez, mais c’est plus compliqué que cela !
– Ah ! s’était écrié Cottard, je voudrais bien faire comme vous.
Grand avait paru surpris et Cottard avait balbutié qu’être un artiste devait arranger bien des choses.

[…]

Il s’était marié fort jeune avec une jeune fille pauvre de son voisinage. C’était même pour se marier qu’il avait interrompu ses études et pris un emploi. Ni Jeanne ni lui ne sortaient jamais de leur quartier. Il allait la voir chez elle, et les parents de Jeanne riaient un peu de ce prétendant silencieux et maladroit. Le père était cheminot. Quand il était de repos, on le voyait toujours assis dans un coin, près de la fenêtre pensif, regardant le mouvement de la rue, ses mains énormes à plat sur les cuisses. La mère était toujours au ménage, Jeanne l’aidait. Elle était si menue que Grand ne pouvait la voir traverser une rue sans être angoissé. Les véhicules lui paraissaient alors démesurés. Un jour, devant une boutique de Noël, Jeanne, qui regardait la vitrine avec émerveillement, s’était renversée vers lui en disant : « Que c’est beau ! » Il lui avait serré le poignet. C’est ainsi que le mariage avait été décidé.
Le reste de l’histoire, selon Grand, était très simple. Il en est ainsi pour tout le monde : on se marie, on aime encore un peu, on travaille. On travaille tant qu’on en oublie d’aimer. Jeanne aussi travaillait, puisque les promesses du chef de bureau n’avaient pas été tenues. Ici, il fallait un peu d’imagination pour comprendre ce que voulait dire Grand. La fatigue aidant, il s’était laissé aller, il s’était tu de plus en plus et il n’avait pas soutenu sa jeune femme dans l’idée qu’elle était aimée. Un homme qui travaille, la pauvreté, l’avenir lentement fermé, le silence des soirs autour de la table, il n’y a pas de place pour la passion dans un tel univers. Probablement, Jeanne avait souffert. Elle était restée cependant : il arrive qu’on souffre longtemps sans le savoir. Les années avaient passé. Plus tard, elle était partie. Bien entendu, elle n’était pas partie seule. « je t’ai bien aimé, mais maintenant je suis fatiguée… je ne suis pas heureuse de partir, mais on n’a pas besoin d’être heureux pour recommencer. » C’est, en gros, ce qu’elle lui avait écrit.
Joseph Grand à son tour avait souffert. Il aurait pu recommencer, comme le lui fit remarquer Rieux. Mais voilà, il n’avait pas la foi.
Simplement, il pensait toujours à elle. Ce qu’il aurait voulu, c’est lui écrire une lettre pour se justifier. « Mais c’est difficile, disait-il. Il y a longtemps que j’y pense. Tant que nous nous sommes aimés, nous nous sommes compris sans paroles. Mais on ne s’aime pas toujours. À un moment donné, j’aurais dû trouver les mots qui l’auraient retenue, mais je n’ai pas pu. » Grand se mouchait dans une sorte de serviette à carreaux. Puis il s’essuyait les moustaches. Rieux le regardait.

[…]

Rieux, qui venait de lui prendre le bras pour l’entraîner, sentit que l’employé tremblait d’énervement.
– Il n’y aura bientôt plus que des fous dans nos murs, fit Rieux.
La fatigue aidant, il se sentait la gorge sèche.
– Buvons quelque chose.
Dans le petit café où ils entrèrent, et qui était éclairé par une seule lampe au-dessus du comptoir, les gens parlaient à voix basse, sans raison apparente, dans l’air épais et rougeâtre. Au comptoir, Grand, à la surprise du docteur., commanda un alcool qu’il but d’un trait et dont il déclara qu’il était fort. Puis il voulut sortir. Au dehors, il semblait à Rieux que la nuit était pleine de gémissements. Quelque part dans le ciel noir, au-dessus des lampadaires, un sifflement sourd lui rappela l’invisible fléau qui brassait inlassablement l’air chaud.
– Heureusement, heureusement, disait Grand.
Rieux se demandait ce qu’il voulait dire.
– Heureusement, disait l’autre, j’ai mon travail.
– Oui, dit Rieux, c’est un avantage.
Et, décidé à ne pas écouter le sifflement, il demanda à Grand s’il était content de ce travail.
– Eh bien, je crois que je suis dans la bonne voie.
– Vous en avez encore pour longtemps ?
Grand parut s’animer, la chaleur de l’alcool passa dans sa voix.
– Je ne sais pas. Mais la question n’est pas là, docteur, ce n’est pas la question, non.
Dans l’obscurité, Rieux devinait qu’il agitait ses bras. Il semblait préparer quelque chose qui vint brusquement, avec volubilité :
– Ce que je veux, voyez-vous, docteur, c’est que le jour où le manuscrit arrivera chez l’éditeur, celui-ci se lève après l’avoir lu et dise à ses collaborateurs
« Messieurs, chapeau bas ! »
Cette brusque déclaration surprit Rieux. Il lui sembla que son compagnon faisait le geste de se découvrir, portant la main à sa tête, et ramenant son bras à l’horizontale. Là-haut, le bizarre sifflement semblait reprendre avec plus de force.
– Oui, disait Grand, il faut que ce soit parfait.
Quoique peu averti des usages de la littérature, Rieux avait cependant l’impression que les choses ne devaient pas se passer aussi simplement et que, par exemple, les éditeurs, dans leurs bureaux, devaient être nu-tête. Mais, en fait, on ne savait jamais, et Rieux préféra se taire. Malgré lui, il prêtait l’oreille aux rumeurs mystérieuses de la peste. On approchait du quartier de Grand et comme il était un peu surélevé, une légère brise les rafraîchissait qui nettoyait en même temps la ville de tous ses bruits. Grand continuait cependant de parler et Rieux ne saisissait pas tout ce que disait le bonhomme. Il comprit seulement que l’oeuvre en question avait déjà beaucoup de pages, mais que la peine que son auteur prenait pour l’amener à la perfection lui était très douloureuse. « Des soirées, des semaines entières sur un mot… et quelquefois une simple conjonction. » Ici, Grand s’arrêta et prit le docteur par un bouton de son manteau. Les mots sortaient en trébuchant de sa bouche mal garnie.
– Comprenez bien, docteur. À la rigueur, c’est assez facile de choisir entre mais et et. C’est déjà plus difficile d’opter entre et et puis. La difficulté grandit avec puis et ensuite. Mais, assurément, ce qu’il y a de plus difficile c’est de savoir s’il faut mettre et ou s’il ne faut pas.
– Oui, dit Rieux, je comprends.
Et il se remit en route. L’autre parut confus, se mit de nouveau à sa hauteur.
– Excusez-moi, bredouilla-t-il. Je ne sais pas ce que j’ai, ce soir !
Rieux lui frappa doucement sur l’épaule et lui dit qu’il désirait l’ai-der et que son histoire l’intéressait beaucoup. Grand parut un peu rasséréné et, arrivé devant la maison, après avoir hésité, offrit au docteur de monter un moment. Rieux accepta.
Dans la salle à manger, Grand l’invita à s’asseoir devant une table pleine de papiers couverts de ratures sur une écriture microscopique.
– Oui, c’est ça, dit Grand au docteur qui l’interrogeait du regard. Mais voulez-vous boire quelque chose ? J’ai un peu de vin.
Rieux refusa. Il regardait les feuilles de papier.
– Ne regardez pas, dit Grand. C’est ma première phrase. Elle me donne du mal, beaucoup de mal.
Lui aussi contemplait toutes ces feuilles et sa main parut invinciblement attirée par l’une d’elles qu’il éleva en transparence devant l’ampoule électrique sans abat-jour. La feuille tremblait dans sa main. Rieux remarqua que le front de l’employé était moite.
– Asseyez-vous, dit-il, et lisez-la-moi.
L’autre le regarda et sourit avec une sorte de gratitude.
– Oui, dit-il, je crois que j’en ai envie.
Il attendit un peu, regardant toujours la feuille, puis s’assit. Rieux écoutait en même temps une sorte de bourdonnement confus qui, dans la ville, semblait répondre aux sifflements du fléau. Il avait, à ce moment précis, une perception extraordinairement aiguë de cette ville qui s’étendait à ses pieds, du monde clos qu’elle formait et des terri-bles hurlements qu’elle étouffait dans la nuit. La voix de Grand s’éleva sourdement : « Par une belle matinée du mois de mai, une élégante amazone parcourait, sur une superbe jument alezane, les allées fleuries du Bois de Boulogne. » Le silence revint et, avec lui, l’indistincte rumeur de la ville en souffrance. Grand avait posé la feuille et continuait à la contempler. Au bout d’un moment, il releva les yeux :
– Qu’en pensez-vous ?
Rieux répondit que ce début le rendait curieux de connaître la suite. Mais l’autre dit avec animation que ce point de vue n’était pas le bon. Il frappa ses papiers du plat de la main.
– Ce n’est là qu’une approximation. Quand je serai arrivé à rendre parfaitement le tableau que j’ai dans l’imagination, quand ma phrase aura l’allure même de cette promenade au trot, une-deux-trois, une-deux-trois, alors le reste sera plus facile et surtout l’illusion sera telle, dès le début, qu’il sera possible de dire : « Chapeau bas ! »
– Mais, pour cela, il avait encore du pain sur la planche. Il ne consentirait jamais à livrer cette phrase telle quelle à un imprimeur. Car, malgré le contentement qu’elle lui donnait parfois, il se rendait compte qu’elle ne collait pas tout à fait encore à la réalité et que, dans une certaine mesure, elle gardait une facilité de ton qui l’apparentait de loin, mais qui l’apparentait tout de même, à un cliché. C’était, du moins, le sens de ce qu’il disait quand on entendit des hommes courir sous les fenêtres. Rieux se leva.
– Vous verrez ce que j’en ferai, disait Grand ; et, tourné vers la fenêtre, il ajouta : « Quand tout cela sera fini. »

[…]

De ce point de vue, et plus que Rieux ou Tarrou, le narrateur estime que Grand était le représentant réel de cette vertu tranquille qui animait les formations sanitaires. Il avait dit oui sans hésitation, avec la bonne volonté qui était la sienne. Il avait seulement demandé à se rendre utile dans de petits travaux. Il était trop vieux pour le reste. De dix-huit heures à vingt heures, il pouvait donner son temps. Et comme Rieux le remerciait avec chaleur, il s’en étonnait : « Ce n’est pas le plus difficile. Il y a la peste, il faut se défendre, c’est clair. Ah ! si tout était aussi simple ! » Et il revenait à sa phrase. Quelquefois, le soir, quand le travail des fiches était terminé, Rieux parlait avec Grand. Ils avaient fini par mêler Tarrou à leur conversation et Grand se confiait avec un plaisir de plus en plus évident à ses deux compagnons. Ces derniers suivaient avec intérêt le travail patient que Grand continuait au milieu de la peste. Eux aussi, finalement, y trouvaient une sorte de détente.
– « Comment va l’amazone ? » demandait souvent Tarrou. Et Grand répondait invariablement : « Elle trotte, elle trotte », avec un sourire difficile. Un soir, Grand dit qu’il avait définitivement abandonné l’adjectif « élégante » pour son amazone et qu’il la qualifiait désormais de « svelte ». « C’est plus concret », avait-il ajouté. Une autre fois, il lut à ses deux auditeurs la première phrase ainsi modifiée : « Par une belle matinée de mai, une svelte amazone, montée sur une superbe jument alezane, parcourait les allées fleuries du Bois de Boulogne. »
– N’est-ce pas, dit Grand, on la voit mieux et J’ai préféré : « Par une matinée de mai », parce que « mois de mai » allongeait un peu le trot.
Il se montra ensuite fort préoccupé par l’adjectif « superbe ». Ce-la ne parlait pas, selon lui, et il cherchait le terme qui photographierait d’un seul coup la fastueuse jument qu’il imaginait. « Grasse » n’allait pas, c’était concret, mais un peu péjoratif. « Reluisante » l’avait tenté un moment, mais le rythme ne s’y prêtait pas. Un soir, il annonça triomphalement qu’il avait trouvé : « Une noire jument alezane. » Le noir indiquait discrètement l’élégance, toujours selon lui.
– Ce n’est pas possible, dit Rieux.
– Et pourquoi ?
– Alezane n’indique pas la race, mais la couleur.
– Quelle couleur ?
– Eh bien, une couleur qui n’est pas le noir, en tout cas !
Grand parut très affecté.
– Merci, disait-il, vous êtes là, heureusement. Mais vous voyez comme c’est difficile.
– Que penseriez-vous de « somptueuse », dit Tarrou. Grand le regarda. Il réfléchissait :
– Oui, dit-il, oui !
Et un sourire lui venait peu à peu.
À quelque temps de là, il avoua que le mot « fleuries » l’embarrassait. Comme il n’avait jamais connu qu’Oran et Montélimar, il demandait quelquefois à ses amis des indications sur la façon dont les allées du Bois étaient fleuries. À proprement parler, elles n’avaient jamais donné l’impression de l’être à Rieux ou à Tarrou, mais la conviction de l’employé les ébranlait. Il s’étonnait de leur incertitude. « Il n’y a que les artistes qui sachent regarder. » Mais le docteur le trouva une fois dans une grande excitation. Il avait remplacé « fleuries » par « pleines de fleurs ». Il se frottait les mains. « Enfin, on les voit, on les sent. Chapeau bas, Messieurs ! » Il lut triomphalement la phrase : « Par une belle matinée de mai, une svelte amazone montée sur une somptueuse jument alezane parcourait les allées pleines de fleurs du Bois de Boulogne. » Mais, lus à haute voix, les trois génitifs qui terminaient la phrase résonnèrent fâcheusement et Grand bégaya un peu. Il s’assit, l’air accablé. Puis il demanda au docteur la permission de partir. Il avait besoin de réfléchir un peu.
C’est à cette époque, on l’apprit par la suite, qu’il donna au bureau des signes de distraction qui furent jugés regrettables à un moment où la mairie devait faire face, avec un personnel diminué, à des obligations écrasantes. Son service en souffrit et le chef de bureau le lui reprocha sévèrement en lui rappelant qu’il était payé pour accomplir un travail que, précisément, il n’accomplissait pas. « Il paraît, avait dit le chef de bureau, que vous faites du service volontaire dans les formations sanitaires, en dehors de votre travail. Ça ne me regarde pas. Mais ce qui me regarde, c’est votre travail. Et la première façon de vous rendre utile dans ces terribles circonstances, c’est de bien faire votre travail. Ou sinon, le reste ne sert à rien. »
– Il a raison, dit Grand à Rieux.
– Oui, il a raison, approuva le docteur.
Mais je suis distrait et je ne sais pas comment sortir de la fin de ma phrase.
Il avait pensé à supprimer « de Boulogne », estimant que tout le monde comprendrait. Mais alors la phrase avait l’air de rattacher à « fleurs », ce qui, en fait, se reliait à « allées P. Il avait envisagé aussi la possibilité d’écrire : « Les allées du Bois pleines de fleurs. » Mais la situation de « Bois » entre un substantif et un qualificatif qu’il séparait arbitrairement lui était une épine dans la chair. Certains soirs, il est bien vrai qu’il avait l’air encore plus fatigué que Rieux.
Oui, il était fatigué par cette recherche qui l’absorbait tout entier, mais il n’en continuait pas moins à faire les additions et les statistiques dont avaient besoin les formations sanitaires. Patiemment, tous les soirs, il mettait des fiches au clair, il les accompagnait de courbes et il s’évertuait lentement à présenter des états aussi précis que possible. Assez souvent, il allait rejoindre Rieux dans l’un des hôpitaux et lui demandait une table dans quelque bureau ou infirmerie. Il s’y installait avec ses papiers, exactement comme il s’installait à sa table de la mairie, et dans l’air épaissi par les désinfectants et par la maladie elle-même, il agitait ses feuilles pour en faire sécher l’encre. Il essayait honnêtement alors de ne plus penser à son amazone et de faire seulement ce qu’il fallait.
Oui, s’il est vrai que les hommes tiennent à se proposer des exemples et des modèles qu’ils appellent héros, et s’il faut absolument qu’il y en ait un dans cette histoire, le narrateur propose justement ce héros insignifiant et effacé qui n’avait pour lui qu’un peu de bonté au cœur et un idéal apparemment ridicule. Cela donnera à la vérité ce qui lui revient, à l’addition de deux et deux son total de quatre, et à l’héroïsme la place secondaire qui doit être la sienne, juste après, et ja-mais avant, l’exigence généreuse du bonheur. Cela donnera aussi à cet-te chronique son caractère, qui doit être celui d’une relation faite avec de bons sentiments, c’est-à-dire des sentiments qui ne sont ni ostensiblement mauvais, ni exaltants à la vilaine façon d’un spectacle.

[…]

Grand, qui continuait à effectuer les calculs nécessités par la peste, eût certainement été incapable d’en indiquer les résultats généraux. Au contraire de Tarrou, de Rambert et de Rieux, visiblement durs à la fatigue, sa santé n’avait jamais été bonne. Or., il cumulait ses fonctions d’auxiliaire à la mairie, son secrétariat chez Rieux et ses travaux nocturnes. On pouvait le voir ainsi dans un continuel état d’épuisement, soutenu par deux ou trois idées fixes, comme celle de s’offrir des vacances complètes après la peste, pendant une semaine au moins, et de travailler alors de façon positive, « chapeau bas », à ce qu’il avait en train. Il était sujet aussi à de brusques attendrissements et, dans ces occasions, il parlait volontiers de Jeanne à Rieux, se de-mandait où elle pouvait être au moment même, et si, lisant les journaux, elle pensait à lui. C’est avec lui que Rieux se surprit un jour à parler de sa propre femme sur le ton le plus banal, ce qu’il n’avait jamais fait jusque-là. Incertain du crédit qu’il fallait attacher aux télégrammes toujours rassurants de sa femme, il s’était décidé à câbler au médecin-chef de l’établissement où elle se soignait. En retour, il avait reçu l’annonce d’une aggravation dans l’état de la malade et l’assurance que tout serait fait pour enrayer les progrès du mal. Il avait gardé pour lui la nouvelle et il ne s’expliquait pas, sinon par la fatigue, comment il avait pu la confier à Grand. L’employé, après lui avoir parlé de Jeanne, l’avait questionné sur sa femme et Rieux avait répondu. « Vous savez, avait dit Grand, ça se guérit très bien maintenant. » Et Rieux avait acquiescé, disant simplement que la séparation commençait à être longue et que lui, aurait peut-être aidé sa femme à triompher de sa maladie, alors qu’aujourd’hui, elle devait se sentir tout à fait seule. Puis il s’était tu et n’avait plus répondu qu’évasivement aux questions de Grand.

[…]

Quelques heures après, Rieux et Tarrou retrouvèrent le malade, à demi dressé dans son lit, et Rieux fut effrayé de lire sur son visage les progrès du mal qui le brûlait. Mais il semblait plus lucide et, tout de suite, d’une voix étrangement creuse, il les pria de lui apporter le manuscrit qu’il avait mis dans un tiroir. Tarrou lui donna les feuilles qu’il serra contre lui, sans les regarder, pour les tendre ensuite au docteur, l’invitant du geste à les lire. C’était un court manuscrit d’une cinquantaine de pages. Le docteur le feuilleta et comprit que toutes ces feuilles ne portaient que la même phrase indéfiniment recopiée, remaniée, enrichie ou appauvrie. Sans arrêt, le mois de mai, l’amazone et les allées du Bois, se confrontaient et se disposaient de façons diverses. L’ouvrage comportait aussi des explications, parfois démesurément longues, et des variantes. Mais à la fin de la dernière page, une main appliquée avait seulement écrit, d’une encre encore fraîche : « Ma bien chère Jeanne, c’est aujourd’hui Noël… » Au-dessus, soigneusement calligraphiée, figurait la dernière version de la phrase. « Lisez », disait Grand. Et Rieux lut.
« Par une belle matinée de mai, une svelte amazone, montée sur une somptueuse jument alezane, parcourait, au milieu des fleurs, les allées du Bois… »
– Est-ce cela ? dit le vieux d’une voix de fièvre.
Rieux ne leva pas les yeux sur lui.
– Ah ! dit l’autre en s’agitant, je sais bien. Belle, belle, ce n’est pas le mot juste.
Rieux lui prit la main sur la couverture.
– Laissez, docteur. Je n’aurai pas le temps…
Sa poitrine se soulevait avec peine et il cria tout d’un coup :
– Brûlez-le !
Le docteur hésita, niais Grand répéta son ordre avec un accent si terrible et une telle souffrance dans la voix, que Rieux jeta les feuilles dans le feu presque éteint. La pièce s’illumina rapidement et une chaleur brève la réchauffa. Quand le docteur revint vers le malade, celui-ci avait le dos tourné et sa face touchait presque au mur. Tarrou regardait par la fenêtre, comme étranger à la scène. Après avoir injecté le sérum, Rieux dit à son ami que Grand ne passerait pas la nuit, et Tarrou se proposa pour rester. Le docteur accepta.
Toute la nuit, l’idée que Grand allait mourir le poursuivit. Mais le lendemain matin, Rieux trouva Grand assis sur son lit, parlant avec Tarrou. La fièvre avait disparu. Il ne restait que les signes d’un épui-sement général.
– Ah ! docteur, disait l’employé, j’ai eu tort. Mais je recommencerai. je me souviens de tout., vous verrez.

[…]

Au pied de la maison, Grand dit au revoir au docteur. Il allait travailler. Mais au moment de monter, il lui dit qu’il avait écrit à Jeanne et que, maintenant, il était content. Et puis, il avait recommencé sa phrase
« J’ai supprimé, dit-il, tous les adjectifs. »


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Convalescence : les poézies de l’année 2023

Mardi 15 janvier 2024

Quand bien même notre corps aurait besoin d’une petite pause pour quelques réparations sommaires, rien n’empêche notre esprit de continuer à vagabonder : dans le ciel et sur la terre ; dans les montagnes et sur la mer…

Convalescence