Chapitre IV

mercredi 8 février 2023
par  Paul Jeanzé
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Le Béconnais aime discrètement sa ville. Il en parle peu, ainsi que d’un fils bouffon un père sérieux. La tendresse qu’il porte à son pays, il la dissimule. La poésie que prête le temps aux choses près desquelles on a vécu et dont on ne saurait se libérer même si l’objet, des années plus tard, apparaît peu digne de soi, les souvenirs, de savoir comment était le terrain sur lequel une grande maison est bâtie, quel magasin précédait tel autre, ont fait naître dans le cœur des vieux Béconnais un amour qu’ils n’avouent pas, dont ils se défendent, mais qui perce aux jours des innovations et des décisions heureuses de la municipalité de Courbevoie.

La pluie qui tombe dans les rues grises, le bruit des trains et leur fumée (car il est encore des trains à vapeur, leur suppression n’étant envisagée que pour 1931, ce qui fait songer à toutes ces améliorations à venir que l’on attend sans y penser pour qu’elles arrivent plus vite), la boue légère qui recouvre les trottoirs, les rues désertes n’altèrent en rien leur amour.

Il est dans chaque ville un endroit qui, pour des raisons mystérieuses (ces mêmes raisons que le passant découvre lorsqu’il remarque, de temps en temps, qu’un café est désert alors que celui qui se trouve en face est plein, et auxquelles il pense parfois avec une telle intensité qu’il arrive plus vite chez lui), devient une sorte de promenade, le lieu de rendez-vous, cela simplement à cause de sa disposition au midi, de quelques terrasses de café, d’une maison dépassant l’alignement.

À Bécon-les-Bruyères, cet endroit, qui s’appelle le passage des Lions à Genève, le port à Marseille ou les quinze mètres du cours Saint-Louis, la place du Marché à Troyes, n’existe pas. Le voyageur habitué à le découvrir le jour même en toute ville, qui ne peut se plaire avant, qui habite justement l’hôtel le plus proche de lui, pourrait en désespoir de cause se rabattre sur le commencement de l’avenue Gallieni qui, donnant sur la place de la Gare égayée par deux cafés, est la voie la plus passante de la ville. Mais en quelque autre lieu que l’on se trouve, on est comme dans l’une de ces rues perdues où l’on cherche une adresse. Le jeune homme taciturne qui a rêvé d’une route abritée pour se rendre à l’auberge ensoleillée d’un village ne trouverait à Bécon que poussière et boue. Les terrasses sont trop étroites pour que l’on s’y sente à l’abri. Les rues trop longues et désertes mènent vers d’autres rues aussi longues et aussi désertes, bordées de pavillons, de maisons en construction, de terrains à vendre. Quand une place enfin vous délivre de ces voies interminables et vous fait espérer un centre proche, elle est clôturée de murs et de palissades de chantiers. Aucune statue ne se dresse au milieu. Elle n’existe que parce qu’il faut ménager des espaces libres au cas où cette banlieue deviendrait aussi peuplée que Paris.

Puisqu’il faut des années pour s’habituer à des noms propres qui ne sont pas en même temps des noms familiers, il semble que ce soit dans une ville de rêve que l’on s’avance quand, pas consacrées par une longue présence dans les annuaires et les calepins, les rues s’appellent Madiraa, Ozin ou Dobelé. Pourtant il en est qui s’appellent Gallieni, Tintoret, de la Sablière, Édith Cavell. Celles-ci ont l’air d’appartenir à de grandes villes et l’on s’y sent moins perdu. Le règlement de la préfecture qui veut que les rues soient numérotées dans le sens du cours du fleuve est observé. Mais comme on ne sait dans quel sens coule la Seine, c’est tout à coup au numéro 200 d’une avenue que l’on se trouve, alors qu’on pensait être à sa naissance.

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La gare, au bout de laquelle il reste du terrain pour les agrandissements futurs ainsi que de l’étoffe ourlée au bas des robes des fillettes, est le centre de Bécon-les-Bruyères. Elle donne accès, par ses côtés Asnières et Courbevoie, à deux places désolées où voisinent toutes les boutiques de la ville et où, à six heures du soir, s’attendent les Béconnais venus par des trains différents.

Il est dans chaque ville une rue qui, bien qu’elle ne soit pas la plus importante et qu’elle ne mène nulle part, revient plus souvent sur toutes les lèvres. Elle s’appelle à Bécon : rue du Tintoret, sans que l’on puisse savoir pourquoi. Elle part justement de l’une de ces places, entre deux cafés semblables dont l’un est naturellement moins fréquenté que l’autre, et qui, les jours de fête nationale, sont réunis par-dessus la chaussée à l’aide de banderoles tricolores et de ces mêmes réclames pour apéritifs interdites à Paris. Elle meurt cent mètres plus loin dans un dédale misérable et aéré. L’air est le seul luxe de cette banlieue. À mesure que l’on s’éloigne, les chambres meublées affichées dans les boulangeries demeurent toujours à trois minutes de la gare. Le jeune sportif qui veut avoir la distance dans le regard contemple chaque matin cette rue du Tintoret. Un garage y est installé, sans verrières parce qu’il occupe le rez-de-chaussée d’un immeuble. En face se trouve une agence de location en appartement, signalée par des pancartes mieux écrites que celles des boulangeries et par des photographies de villas, exposées dans une fenêtre ordinaire transformée en devanture.

Car il est des Parisiens qui viennent à Bécon-les-Bruyères avec l’espoir de trouver un appartement et qui, sans prendre garde aux papillons qui recouvrent les murs, parfois même les endroits où il est défendu d’afficher, se dirigent tout droit vers elle, prévenus par un panneau de publicité qu’ils ont aperçu du train s’ils étaient assis à la gauche de leur compartiment. Tous les inconvénients de la banlieue, ils les ont éliminés par des raisonnements. La brièveté du trajet les a mis de bonne humeur. « C’est une légende, les ennuis de la banlieue. Après tout, l’air est meilleur ici qu’à Paris. Bécon est sur un plateau. On n’a mis que neuf minutes pour venir. » Ils entrent dans l’agence. On les prie de s’asseoir à côté du plan de Bécon-les-Bruyères qui n’existe pas imprimé et qu’un commis-architecte a tracé et peint, à côté d’une pile de cartes de visite commerciales qui n’ont jamais été séparées les unes des autres.

Quand on s’est entendus pour visiter un appartement, le propriétaire de l’agence remet sa clef à un commerçant voisin afin qu’il la donne à sa femme quand elle rentrera et conduit ses clients : « Bientôt, il ne passera plus de trains à vapeur, dit-il. La voie sera électrifiée. Nous sommes à neuf minutes de Saint-Lazare. C’est aussi pratique pour ceux qui travaillent dans le centre que les quartiers sud de Paris. On a tort de s’imaginer que la banlieue est mal desservie. Vous avez des trains toutes les trois minutes aux heures d’affluence. D’ailleurs Paris se déplace vers l’ouest. »

Il est à Bécon-les-Bruyères des terrains à vendre depuis sept francs le mètre. Sur certains d’entre eux, des maisons s’élèvent lentement. Quand elles sont terminées, des Béconnais mal logés regrettent de n’avoir pas retenu un appartement alors qu’il était encore temps. Ils s’accusent d’imprévoyance. Ils en viennent à penser qu’il en sera toujours ainsi dans leur vie, qu’ils ne sauront jamais être heureux.


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