Bazin (René) - (1853 - 1932)

Terre qui meurt (La) (1898)
dimanche 23 mai 2021
par  Paul Jeanzé

– Ta, ta, ta, reprit le garde ; ce n’est pas des explications que vous demande M. le marquis, mon bonhomme : c’est de l’argent.
Le métayer leva les épaules :
– Il n’en demanderait pas, s’il était là, dans sa Fromentière. Je lui ferais entendre raison. Lui et moi nous étions amis, je peux dire, et son père avec le mien. Je lui montrerais le changement qui s’est produit chez moi, depuis les temps. Il comprendrait. Mais voilà : on n’a plus affaire qu’à des gens qui ne sont pas les maîtres. On ne le voit plus, lui, et d’aucuns disent qu’on ne le reverra jamais. Le dommage est grand pour nous.
– Possible, fit l’autre, mais je n’ai pas à discuter les ordres. Quand payerez-vous ?
– C’est vite demandé : quand payerez-vous ? mais trouver l’argent, c’est autre chose.
– Alors, je répondrai non ?
– Vous répondrez oui, puisqu’il le faut. Je payerai à la Saint-Michel, qui n’est pas loin.

*

– La campagne d’ici a tout de même bien changé, depuis les temps de M. le marquis. Te souviens-tu de lui, Mathurin ?
– Oui, répondit la voix épaisse de l’infirme, je me souviens : un gros qui avait tout son sang dans la tête, et qui criait, en entrant chez nous : « Bonsoir, les gars ! Le papa a-t-il encore une vieille bouteille de muscadet dans le cellier ? Va la quérir Mathurin, ou toi, François ? »
– Il était tout justement comme tu dis, reprit le bonhomme avec un sourire attendri. Il buvait bien. On ne pouvait pas trouver de nobles moins fiers que les nôtres.
Ils racontaient des histoires qui faisaient rire. Et puis riches, mes enfants ! Ça ne les gênait pas d’attendre leurs rentes, quand la récolte avait été mauvaise. Même, ils m’ont prêté, plus d’une fois, pour acheter des boeufs ou de la semence. C’étaient des gens vifs, par exemple ! mais avec qui on s’entendait ; tandis que leurs hommes
d’affaires…
Il fit un geste violent de la main, comme s’il jetait quelqu’un à terre.
– Oui, dit l’aîné, du triste monde.

*

Les cloches sonnaient la fin de la grand’messe. L’enfant de chœur répondait : Deo gratias. Comme aux jours de sa jeunesse, comme aux dernières années du XIIe siècle, où elle fut bâtie au sommet de l’îlot de Sallertaine, la petite église, toute jaunie à présent par les lichens et les giroflées de muraille, voyait la foule de ses fidèles, vêtus de la même façon qu’autrefois, s’écouler dans le même ordre, franchir les mêmes portes, former sur la place les mêmes groupes homogènes.

*

Plusieurs voudraient revenir en arrière. Mais tout est bien fini. L’heure est venue. Le billet de passage tremble au bout de leurs doigts. Les âmes seules retournent au pays, à la misère qu’on avait maudite et qu’on regrette, aux chambres désertées, aux faubourgs, aux usines, aux collines sans nom qu’on appelait « chez nous ». Et pâles, les pauvres gens se laissent pousser par le flot, et s’embarquent.


[ télécharger l'article au format PDF]

Navigation

Articles de la rubrique

Annonces

Message estival

Vendredi 04 juillet 2025

Même si je vous donne peu de mes nouvelles, j’avance toujours tranquillement sur mon petit roman, intitulé Une journée ordinaire. Je dis « petit » dans le sens où il est peu bavard en terme de mots : 25 000 mots environ. Il est « terminé »... enfin, toute la matière est là. Je suis dans la phase où je relis et reprend chaque chapitre plusieurs fois jusqu’à en être (à peu près) satisfait. Peut-être cette phase se terminera-t-elle vers la fin de l’été, peut-être... car je reprends parfois tout du début, quand j’estime « perdre un peu le fil » De plus, le dernier chapitre est à revoir, la fin notamment... Je passe souvent énormément de temps à tenter de trouver une fin « pas trop banale ». Bref, beaucoup de cuisine interne !

Bien à vous et en vous souhaitant un bel été (au frais en ce qui me concerne),
Paul Jeanzé