Chapitre VII

lundi 13 février 2023
par  Paul Jeanzé
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Donc, Portalis commanda leur bande. Mais il continua à manier la masse. Et lorsque les compagnons arrivaient sur l’Andromède, tandis que pépé Anton’, son second, distribuait les outils, il leur disait : « Ce matin, on fera tel boulot. Ça vous va ? » Oui. Portalis ne leur proposait jamais plus d’ouvrage qu’ils n’en pouvaient tranquillement abattre. Ils respiraient de ne plus avoir sur le dos un chef qui se donnait des façons de garde-chiourme. Ils travaillaient pour le plaisir maintenant, leur semblait-il, pour se durcir les muscles. Puis, sur les huit heures, ils s’arrêtaient afin de casser la croûte, et personne n’était là pour rouspéter – le vieux Quintana s’occupait à rafler leur blé aux paysans.

La bouche pleine, ils se racontaient les derniers cancans de Ferreal où l’on parlait d’eux, beaucoup trop ! On y disait qu’ils avaient des mœurs singulières – Portalis souriait, lui qui couchait chez Estelle plusieurs fois la semaine – et aussi qu’ils pensaient plus à boire qu’à travailler. Des menteries, quoi ! que répandait Palau. Ils avaient combiné de participer à leur manière à l’inauguration de son « bar » ; et pépé Anton’ assurait qu’il lui clouerait définitivement le bec, au besoin.

Quant au boulot, les gens de Ferreal et les paysans qui venaient encore acheter du matériel, pouvaient se rendre compte que leur bande n’était point faite de fainéants. Qui avait démoli déjà à moitié l’Andromède ? Une machine ? Non, eux, avec leurs bras ! Et les promeneurs qui, par les beaux soirs de juin, s’arrêtaient devant le cargo, admiraient leur force. Leur santé et leur joie, voilà deux choses que même avec l’argent les riches ne pouvaient se procurer.

Lorsque les compagnons ne savaient plus que dire, ils écoutaient Portalis qui avait, lui, la langue bien pendue. Forcément. Ils ne connaissaient que leur île, et le camarade tout un continent. Il leur contait quelle existence on mène dans les capitales : en tas, chacun avec ses petits plaisirs, ses peines, ses révoltes. Et pour qu’ils saisissent mieux : « Dans mon pays, disait-il, en ouvrant les bras vers l’horizon, il y a une foule de gens qui n’ont jamais vu la mer… Pas comme nous, hein ?… Qui ne voient que des murs ! S’ils veulent regarder un fleuve, ils doivent faire des kilomètres. Et il n’y coule pas de l’eau claire comme dans cette calanque, mais empoisonnée de pétrole et d’ordures. » Il refermait brusquement ses bras. Les gars se récriaient, ils y crèveraient dans ce pays ! Quant à pépé Anton’, il ne disait rien. Ça ne le surprenait plus si ces étrangers se conduisaient entre eux comme des bêtes féroces et traînaient dans leurs têtes des maladies du noir le plus noir. « Enfin, ils ont pour se consoler des jolies filles », disait Colon. Portalis leur racontait que les femmes du continent étaient belles… plus ardentes encore et plus élégantes qu’Estelle, ajoutait-il, pour qu’on se comprenne. Pépé Anton’, alors, ricanait, car presque toujours leur conversation échouait sur ce sujet. Il affirmait qu’une femme, jolie ou non, de leur île ou du continent, celle qu’il avait eue ou une Estelle, toutes étaient fabriquées sur le même patron. Que la beauté, les robes, les coquetteries, vous détournaient du vrai but, qui était de faire l’amour un bon coup. « Après, n’en parlons plus ! » Comme quand on a faim, on mange, ensuite on est rassasié. À quoi Portalis répliquait simplement « Pépé, toi, tu as passé l’âge ! »

En riant, ils reprenaient l’ouvrage. Ils accomplissaient comme des hommes libres leur besogne, avec ardeur, et regagnaient le temps perdu. À travailler en pleine nature, ils ne se ressentaient presque pas de leurs efforts. S’arrêtaient-ils pour souffler ? Ils respiraient un air salé, venu de loin, qui remet du bien-être dans la poitrine. Au-dessus de leurs têtes, s’étalait un ciel vaste et bleu, pas cette voûte enfumée des usines ou celle des souterrains. Ils se sentaient liés à cette nature. Comme ça, en silence… Dans leurs gestes, dans leurs membres, ces pensées prenaient naissance.

Pépé Anton’, lui aussi, respirait. Il était de ceux qui ne peuvent longtemps garder leur colère et taire leurs dégoûts. Ce Palau, ç’avait été au fond de sa gorge comme un morceau de came qui vous étouffe. Son aventure nocturne l’avait soulagé. Et, depuis le départ de Palau, il avait tout oublié parce qu’il était homme à ne vivre que dans le présent.

Au milieu des compagnons de l’Andromède il était comme avec ses enfants. Ils lui évitaient tout travail pénible ; quoique de temps à autre, malgré eux, pour leur prouver qu’il n’était pas que le « grand-père », il maniait la masse. Maintenant, il connaissait le cargo mieux que personne, et aussi bien que Portalis il s’entendait à distribuer la besogne. Le vieux Quintana ne se montrait plus guère, c’était Ramon leur patron – auquel pépé contait des histoires de pêche.

L’Andromède, bouleversé de fond en comble, n’offrait plus au pépé Anton’ un abri. Sur le quai, il s’était construit une cabane, avec une vraie porte, deux hublots en guise de fenêtres, meublée avec des restes du cargo. « Tu t’arranges comme Robinson Crusoé », lui avait dit Portalis. Peut-être. Mais les gars s’y plaisaient dans sa cabane ; à midi, ils y venaient manger la soupe. Il leur faisait régulièrement la cuisine : des ratatouilles de patates, du riz, du poisson, une nourriture qu’il laissait mijoter ou préparait sur le gril et dont l’odeur encourageait les gars à taper plus fort. Et quand ils arrivaient, les dents longues, ils trouvaient leurs assiettes alignées sur le sol, les tranches de pain à côté, chacun la même portion, comme des camarades qu’ils étaient tous devenus.

Mais c’était le soir que l’amitié les réunissait plus longuement autour du pépé Anton’. Les autres mois, ils quittaient vite l’Andromède où Palau continuait à fureter – pépé Anton’ savait pourquoi ! Et, désormais, quand ils avaient rangé leurs outils, qu’ils s’étaient rafraîchis en piquant un plongeon du haut du cargo, ils restaient là. Parce que, si c’est bien d’être réunis dans la peine, c’est encore mieux d’être ensemble dans le plaisir et de goûter un repos qu’on a durement gagné.

De l’arrière de l’Andromède, seul coin pas ravagé – le gouvernail était intact, et l’hélice, avec ses pales énormes, à demi hors de l’eau, envahies par la mousse et les herbes – de cet arrière donc ils faisaient leur lieu de réunion. Ils s’asseyaient, les uns sur leurs talons, les autres sur le rebord de la coque. Ils parlaient de la journée, avant qu’elle ne rejoigne les autres ; de leurs efforts pour arracher telle pièce, la démolir. Mais ils riaient ; finalement, ils étaient venus à bout des plus gros morceaux. Et Portalis racontait, avec un air de mystère, que ça irait de mieux en mieux, que bientôt ils n’auraient plus à s’éreinter. Mais le questionnait-on sur ses projets, il ne voulait pas en dire plus…

Le soleil se couchait derrière le phare ; la mer bruissait. Pépé Anton’, qui avait sa guitare sur ses genoux, en tirait attentivement des accords qui faisaient se taire un à un les plus bavards et les plongeaient tous dans l’attente. Il resserrait une clé, en desserrait une autre. On lui criait : « Vas-y ! » Il se recueillait, ne commençait qu’à son heure, comme s’il obéissait à une voix. Tout à coup, il jouait.

Pépé Anton’ changeait de visage, il changeait d’allure ! Il n’était plus un pêcheur au masque grimaçant ; un bonhomme qui marchait avec le poids de 67 années dans ses jambes ! Ses petits yeux s’éclairaient sous ses sourcils noirs ; sa bouche édentée s’ouvrait, large, il en sortait un bout de langue rose, vive comme celle d’un lézard ; ses rides, celles du front, des joues, et les grosses qui sillonnaient son cou, s’étiraient, se plissaient, expressives. Il renversait la tête ou se penchait sur son instrument ; il se tenait immobile ou ses épaules se balançaient. Et puis tout ça paraissait finir dans ses mains, aux doigts ainsi que des bâtons, ses mains faites pour agripper et serrer dur les rames et les cordages, mais qui soudain devenaient agiles, légères, qui couraient : la gauche, sur le manche de la guitare ; la droite, qui semblait danser, brusquement quittait la guitare pour en frapper le bois d’un coup de paume.

Aux compagnons de l’Andromède, chaque fois le pépé Anton’ apparaissait autre. Malin, rusé, savant, fort. C’était à ce pépé qu’ils devaient d’avoir vu filer Palau et d’être fraternellement réunis, sans qu’il y eût entre eux des engueulades et des coups de poing ; à ce pépé ils devaient leur bonheur présent, leurs rêveries. Il leur jouait des airs qu’on appelle sur le continent : « flamengo », « boléro », « jota », parce que ceux de là-bas, il y a longtemps, avaient envahi l’île. Les Barbaresques aussi, qui vivaient sur la terre d’Afrique. Oui, avec des images de leur île, se glissait le souvenir de ces invasions dans les vieux airs que chantait pépé.

Lorsque pépé Anton’ s’était échauffé, il ne pensait plus que les gars l’écoutaient, que sur le chemin des curieux s’attroupaient – ils se faisaient rares les joueurs de guitare, et, de tous, le pépé en grattait le mieux. Il jouait pour lui seul, comme souvent les jours de cafard ou les jours de joie. C’était leur île, au beau milieu de la Méditerranée, qu’il glorifiait ; la mer avec ses vagues mugissantes, les orages, le vent, qu’il avait au fond de sa gorge, au bout de ses doigts. Son passé lui remontait aux lèvres, celui des autres pêcheurs et du grand-père Anton’, l’ancêtre. Il les évoquait tous, il inventait des paroles, avec amour il racontait leurs pêches. Il chantait l’hiver, lorsque les oiseaux du continent envahissent l’île, la venue du printemps, l’été sur les plages désertes ou sur les flots scintillants… les nuits, les jours. Aux compagnons de l’Andromède il jetait ces richesses à la tête. Pour partager avec eux. Et aussi parce que descendait le crépuscule qui fait s’abandonner les hommes à leurs tristesses, leurs amours, leurs rêves.

De petites vagues clapotaient contre les flancs du cargo et, de leur chant fidèle, semblaient vouloir accompagner celui que tirait pépé Anton’ de sa guitare. Ils étaient ensorcelés par cette musique et par le soir, enveloppés dans ce grand manteau d’air violâtre qui s’abattait sur l’île. Tous silencieux, graves. Brusquement, comme un rappel d’heures brûlantes, pépé Anton’ leur jouait un air endiablé, et ils frappaient dans leurs mains, en poussant des cris rauques, car cette musique ils la portaient dans le sang. Eux, les compagnons de l’Andromède, qui n’avaient plus qu’une voix, comme ils n’avaient eu, au cours de la journée, qu’un seul corps.

Un soir, tous étaient là – Pérez et Riera n’étant pas partis retrouver leurs femmes – côte à côte, liés par leurs bras et six mois de travail, et pépé Anton’ venait de leur faire entendre le chant de Ferreal qu’on jouerait bientôt par toute l’île, pour la fête de la Saint-Jean. Quand, subitement, avec cette voix de métal qui parfois était la sienne, Portalis déclara :

—  Je vais vous chanter un air de chez moi.

Ils rirent.

—  Tu chantes comme moi ! cria Vigo, qui glapissait.

Portalis ouvrit la bouche et ils ne reconnurent pas sa voix qui, dès les premières mesures, était bien pleine, simple, vibrante. Il était assis, mais il se redressait et sa voix leur paraissait venir de haut ; et ils se taisaient, comme pour écouter le pépé Anton’. Ce n’était pas le même chant que celui de l’île, le chant des hommes qui peuplent le continent. Plus large, fait sans doute pour des foules. Leur camarade, ils ne le reconnaissaient pas non plus… Si !… C’était le Portalis des grands jours, celui qui avait corrigé Palau, celui qui leur contait d’étranges aventures, qui inventait des trucs ingénieux pour leur faciliter le travail. Il s’arrêta de chanter et posa sur eux son regard franc.

—  Je ne saurais pas vous traduire exactement les paroles. Voilà, c’est l’Internationale… le chant des hommes comme nous.

—  Dis encore le refrain, demanda pépé Anton’, et je tâcherai de t’accompagner.

À pleine voix, Portalis poursuivit. Le refrain montait, s’étalait, caressé par un petit vent qui emportait cet air neuf vers Ferreal – pour appeler ceux que ça concernait. Pépé Anton’ tirait de sa guitare des sons sourds, qui s’accordaient mal à ce chant. Portalis cessa.

—  Les gars, vous vous souviendrez ?

—  Non, pas encore, grogna Hernandez.

—  Moi, si ! cria Colon.

—  Faudrait que tu nous l’apprennes votre chant de la Saint-Jean, dit pépé Anton’.

Portalis regarda le vieux, en souriant. Il ne répondit rien. Il était, lui, un homme de ce continent qu’ils ne connaissaient pas, les veinards ! Auprès d’eux, il pouvait se retaper, respirer, oublier, parce qu’ils étaient restés des êtres simples, libres, pauvres, sans subir la misère, qui vivaient sur un coin de terre pas encore pourri ni trop exploité, qui pouvaient voir chaque jour de vraies choses, calmes et naturelles, le ciel et la mer ! Hélas, le temps viendrait où leur indépendance serait menacée – car leur île avait une importance stratégique, comme racontent certains, dans leur jargon. Et Portalis leur donnait ce chant – et d’autres armes. Si des étrangers arrivaient, plus redoutables que les Barbaresques, que les gars sachent au moins reconnaître ceux qui étaient vraiment des camarades. Ce n’était pas pour leur apprendre la haine, la violence, mais la fraternité, qu’eux seuls étaient capables de faire triompher et vivre. Et encore, peut-être leur donnait-il ce chant pour qu’ils gardent vivaces les souvenirs de leurs soirées, de leurs peines, de leurs espérances, de leur amitié.
Les jours qui suivirent, quand pépé Anton’ avait fini de jouer de la guitare, ils entonnaient le refrain – ils ne pouvaient s’enfoncer dans la tête les couplets, avec toutes ces paroles qui pour eux ne possédaient pas absolument la même signification que pour d’autres hommes. Ils le chantaient avec des voix rauques, fausses, hésitantes. Portalis riait. Il se rappelait avoir entendu ce refrain, l’avoir chanté, ah ! sous un ciel qui n’avait jamais la pureté de celui de l’île, avec des camarades dont le malheur semblait sans espoir. Sur le chemin, là-haut, des promeneurs s’arrêtaient, qui ne comprenaient pas, sinon que c’était un air venu de très loin, et ils l’écoutaient avec autant d’attention que la musique du pépé Anton’.

Les compagnons de l’Andromède s’échauffaient, criaient à pleins poumons. Ils sentaient qu’ils existaient profondément, à l’égal des bourgeois qui, à Ferreal, faisaient la loi ; qu’ils étaient plus forts que le vieux Quintana, eux qui détruisaient le cargo pièce à pièce ; et que ce chant viril était celui de leur courage et de leur avenir.


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