Envers et l’endroit (L’)

(1937)
lundi 21 juin 2021
par  Paul Jeanzé
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Préface d’Albert Camus (extraits)

Encore maintenant, quand je vois la vie d’une grande fortune à Paris, il y a de la compassion dans l’éloignement qu’elle m’inspire souvent. On trouve dans le monde beaucoup d’injustices, mais il en est une dont on ne parle jamais, qui est celle du climat. De cette injustice-là, j’ai été longtemps, sans le savoir, un des profiteurs. J’entends d’ici les accusations de nos féroces philanthropes, s’ils me lisaient. Je veux faire passer les ouvriers pour riches et les bourgeois pour pauvres, afin de conserver plus longtemps l’heureuse servitude des uns et la puissance des autres. Non, ce n’est pas cela. Au contraire, lorsque la pauvreté se conjugue avec cette vie sans ciel ni espoir qu’en arrivant à l’âge d’homme j’ai découverte dans les horribles faubourgs de nos villes, alors l’injustice dernière, et la plus révoltante, est consommée : il faut tout faire, en effet, pour que ces hommes échappent à la double humiliation de la misère et de la laideur. Né pauvre, dans un quartier ouvrier, je ne savais pourtant pas ce qu’était le vrai malheur avant de connaître nos banlieues froides. Même l’extrême misère arabe ne peut s’y comparer, sous la différence des ciels. Mais une fois qu’on a connu les faubourgs industriels, on se sent à jamais souillé, je crois, et responsable de leur existence.
Folio essais – p17

Si la solitude existe, ce que j’ignore, on aurait bien le droit, à l’occasion, d’en rêver comme d’un paradis. J’en rêve parfois, comme tout le monde. Mais deux anges tranquilles m’en ont toujours interdit l’entrée ; l’un montre le visage de l’ami, l’autre la face de l’ennemi.
Folio essais – p25

Premières phrases

Il y a deux ans, j’ai connu une vieille femme. Elle souffrait d’une maladie dont elle avait bien cru mourir. Tout son côté droit avait été paralysé. Elle n’avait qu’une moitié d’elle en ce monde quand l’autre lui était déjà étrangère.

La mère a sursauté. Elle a eu peur. Il a l’air idiot à la regarder ainsi. Qu’il aille faire ses devoirs. L’enfant a fait ses devoirs. Il est aujourd’hui dans un café sordide. Il est maintenant un homme. N’est-ce pas cela qui compte ? Il faut bien croire que non, puisque faire ses devoirs et accepter d’être un homme conduit seulement à être vieux.
Folio essais – p62

*

Oui, tout est simple. Ce sont les hommes qui compliquent les choses. Qu’on ne nous raconte pas d’histoires. Qu’on ne nous dise pas du condamné à mort : « Il va payer sa dette à la société », mais : « On va lui couper le cou. » ça n’a l’air de rien. Mais ça fait une petite différence. Et puis, il y a des gens qui préfèrent regarder leur destin dans les yeux.
Folio essais – p72

*

Je voulais voir certain cimetière juif que je n’avais pas pu trouver le jour précédent.
Folio essais – p84

*

[…]je sépare mal mon amour de la lumière et de la vie d’avec mon secret attachement pour l’expérience désespérée que j’ai voulu décrire. On l’a compris déjà, et moi, je ne veux pas me résoudre à choisir. Dans la banlieue d’Alger, il y a un petit cimetière aux portes de fer noir. Si l’on va jusqu’au bout, c’est la vallée que l’on découvre avec la baie au fond. On peut longtemps rêver devant cette offrande qui soupire avec la mer. Mais quand on revient sur ses pas, on trouve une plaque « Regrets éternels », dans une tombe abandonnée. Heureusement, il y a les idéalistes pour arranger les choses.
Folio essais – p95

*

Il y a une certaine aisance dans la joie qui définit la vraie civilisation. Et le peuple espagnol est un des rares en Europe qui soit civilisé.
Folio essais – p100. Note de bas de page

*

Après tout, je ne suis pas sûr d’avoir raison. Mais ce n’est pas l’important si je pense à cette femme dont on me racontait l’histoire. Elle allait mourir et sa fille l’habilla pour la tombe pendant qu’elle était vivante. Il paraît en effet que la chose est plus facile quand les membres ne sont pas raides. Mais c’est curieux tout de même comme nous vivons parmi des gens pressés.
Folio essais – p119


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