Une histoire à déchiffrer
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Le temps m’est compté. Telle est la réflexion qui souvent revient régulièrement hanter ma page blanche quand une parasha se tourne pour laisser sa place à la suivante. Je ne dispose à chaque fois que de sept jours, soit cent soixante huit heures, ou encore dix mille quatre-vingt minutes pour réfléchir et éventuellement me retrouver avec un certain de nombre de mots qui vont se mettre à courir au milieu d’une page ou deux, à la suite les uns des autres. Il faudra alors les attraper, puis les ordonner afin qu’ils puissent être déchiffrables et déchiffrés. Curieux paradoxe, ou plutôt nécessaire analogie que d’avoir appliqué aux mots ce que l’on appliquait plutôt aux chiffres et aux nombres. D’un autre côté, Un chiffre peut s’écrire avec des mots. Le chiffre Un par exemple, il s’écrit bien avec Un mot et deux lettres non ? D’un autre côté, je ne suis pas certain que ce choix soit finalement très judicieux dans la mesure où ce Un pourrait aller bien au-delà qu’Un simple chiffre. C’est à se demander si l’ouverture du livre des Nombres ne nous entraîne pas vers des contrées paradoxales, tant il peut à priori être étonnant de voir les statistiques se frayer un chemin au milieu de la torah révélée.
L’Éternel parla en ces termes à Moïse, dans le désert de Sinaï, dans la tente d’assignation, le premier jour du second mois de la deuxième année après leur sortie du pays d’Égypte : « Faites le relevé de toute la communauté des enfants d’Israël, selon leurs familles et leurs maisons paternelles, au moyen d’un recensement nominal de tous les mâles, comptés par tête.
Nombres – I, 1
C’est dans ce contexte renversant que débute Dieu en personne, la bande dessinée de Marc-Antoine Mathieu. Dans son premier chapitre intitulé Le recensement, on assiste à cette scène où un fonctionnaire interroge un bien curieux personnage que nous appellerons insidieusement D.
– Fonctionnaire : Ah. C’est intéressant. Ainsi vous n’avez ni numéro de matricule, ni inscription au service de sécurité, ni référence de traçabilité, ni domicile, ni papiers d’identité… C’est à croire que vous n’existez pas !
– D. : À défaut de papiers d’identité, j’ai une identité.
– Fonctionnaire : Ah ! Alors vous existez quand même un peu !
– D. Exister ? Eh bien, heu… C’est-à-dire que… cela dépend. Oui et non. En fait cela dépend de quel côté on se place.
Effectivement, cela dépend de quel côté on se place. En allant du côté de l’historiographie, le recensement est sans doute l’une des opérations statistiques les plus anciennes de l’histoire. Le mot statistique tire d’ailleurs son origine du mot latin statisticus, « relatif à l’État ». Généralement, ces recensements ont souvent lieu pour des raisons fiscales ou militaires (Périclès à Athènes en 444 avant l’ère commune par exemple. On pourrait pu également en citer un autre tout aussi auguste). Par la suite, mieux connaître la population devint, pour de nombreux pays, une préoccupation croissante. C’est ainsi qu’aujourd’hui en France, le recensement effectué par l’Institut national de la Statistique et des Études Économiques répond en partie à cette problématique. N’oublions-pas également le Recensement citoyen obligatoire qui lui concerne seulement les citoyens français résidant en France et âgés de 16 ans.
À l’image des enseignements de Chemouel ben Méir, le dénombrement des enfants d’Israël peut très bien suivre le fil de l’histoire et n’être finalement qu’un banal comptage de combattants potentiels :
« Faites le relevé de toute la communauté des enfants d’Israël » : car à partir de maintenant ils doivent se diriger vers la terre d’Israël et ceux de vingt ans sont aptes à partir pour combattre. En effet, le vingt du second mois la nuée s’est retirée, ainsi qu’il est dit (Nombres X, 11). Il est également dit (Nombres X, 29) : « Nous partons pour la contrée dont l’Éternel a dit : C’est celle-là que Je vous donne ». C’est dans ce but que le Saint Béni Soit-il ordonna de les compter au début de ce mois.
Mais si nous restons dans la famille et remontons à deux générations précédentes, le commentaire de Rachi remet quelque peu l’envers à l’endroit et nous rappelle que la raison d’État est parfois bien éloignée de l’amour que nous porte notre Créateur :
C’est l’amour qu’Il leur porte qui L’incite à les compter à tout moment : Il les a comptés lorsqu’ils sont sortis d’Égypte, et de nouveau après la faute du veau d’or afin de connaître le nombre de survivants (Chemoth 38, 26), et encore une fois lorsqu’Il est venu pour faire résider sa chekhina sur eux. C’est le 1er nissan qu’a été érigé le tabernacle (Chemoth 40, 17), et Il les a comptés le 1er iyar.
Au-delà de cette preuve d’amour, il est également donné aux enfants d’Israël de se sentir à la fois un individu avec sa propre personnalité, de se sentir reconnu comme tel, et dans le même temps de se sentir appartenir à un même peuple, sans que son identité propre ne s’y trouve diluée, écrasée et oubliée.
Mais si je devais m’arrêter là, je sais pertinemment que j’aurais des comptes à rendre. Ou encore qu’il va m’être indiqué que le compte n’y est pas. Que l’on va me dire, dans une société où tout individu semble compter seulement si il lui est explicitement reconnu le droit à l’égalité : « et les filles d’Israël alors ? » car comme il est dit, l’on parle bien d’un recensement nominal de tous les mâles.
Partant d’un principe assez récurrent dans la Torah qui nous dit que ce qui n’est pas dit est important, que ce qui n’est pas dit ne l’est pas parce qu’il n’est pas nécessaire qu’il soit dit, peut-être le Créateur a t-il considéré que les femmes n’avaient pas besoin d’être comptées pour exister, et ce contrairement aux homme de plus de vingt ans. Dis un peu autrement, mais l’idée reste un peu la même :
Les Kabalistes expliquent que la force masculine dans la création agit de l’intérieur vers l’extérieur, alors que la force féminine agit de l’extérieur vers l’intérieur. Le service spirituel de l’homme consiste à agir sur un territoire extérieur et étranger, à mener la guerre contre la négativité de notre monde. Le rôle spirituel de la femme, en revanche, est de protéger, de nourrir, de découvrir et de révéler la divinité recelée dans la création.
Nous fonctionnons en mode masculin quand nous sortons de nous-mêmes pour imposer une vérité supérieure au monde et à nous-mêmes. Quand nous cherchons à nourrir la force divine dans ce qui existe déjà et devenons sensibilisés au potentiel de notre essence intérieure, nous employons notre dynamique féminine. Hana Weisberg – Les femmes ne comptent-elles pas ?
J’avoue ne pas être très enthousiaste quant à cette vision des choses, qui semble hésiter entre dualité et complémentarité.
C’est ainsi qu’en remontant à la source, on peut lire :
Dieu créa l’homme à son image ; c’est à l’image de Dieu qu’il le créa. Mâle et femelle furent créés à la fois.
Genèse – I, 27
Et
L’Éternel-Dieu organisa en une femme la côte qu’il avait prise à l’homme, et il la présenta à l’homme.
Genèse – II, 22
Et de citer Emmanuel Lévinas dans Du sacré au saint, dans le chapitre intitulé : Et Dieu créa la femme.
Est-ce qu’être à l’image de Dieu signifie d’emblée simultanéité du mâle et de la femelle ? Voici la réponse de Rav Abahou : Dieu a voulu créer deux êtres, mâle et femelle, mais il créa à l’image de Dieu un être un. Il a créé moins bien que son idée première. Il aurait donc voulu – si j’ose dire – au-dessus de sa propre image ! Il a voulu en effet qu’il y eût d’emblée égalité dans la créature et qu’il n’y eût pas de femme sortie de l’homme, de femme qui passât après l’homme. Il a d’emblée voulu deux êtres séparés et égaux. Mais cela n’était pas possible ; cette indépendance initiale aurait été probablement la guerre. Il fallait procéder non pas en stricte justice, qui, elle, exige en effet deux êtres séparés ; il fallait, pour créer un monde, qu’il les eût subordonnés l’un à l’autre. Il fallait une différence qui ne compromette pas l’équité : une différence de sexe ; et, dès lors, une certaine prééminence de l’homme, une femme venue plus tard et, en tant que femme, appendice de l’humain. L’humanité n’est pas pensable à partir de deux principes entièrement différents. Il faut qu’il y eût du même commun à ces autres : la femme a été prélevée sur l’homme, mais est venue après lui : la féminité même de la femme est dans cet initial après-coup. La société ne s’est pas constitué d’après des principes purement divins : le monde n’aurait pas tenu. L’humanité réelle n’admet pas une égalité abstraite sans aucune subordination de termes. Qu’est-ce qu’il y aurait eu comme scènes de ménage entre membres du premier couple de parfaire égalité ! Il fallait subordination et il fallait blessure, il fallait et il faut une douleur pour unir les égaux et les inégaux.
Ainsi, à la dualité et à la complémentarité peut-on ajouter la priorité, sans que celle-ci ne soit synonyme de supériorité.
Peut-être avons-nous également oublié que derrière chaque mâle se cache une femelle, et sans doute également des enfants qui viennent constituer un foyer, une famille. Libre à nous alors de réfléchir au fait qu’à travers ce premier verset des nombres se cache l’essentiel de l’essence des enfants d’Israël : un individu (Juif), une famille (Juive), et un peuple (Juif).