Chapitre neuvième : « La splendeur de l’espace »
par
Interprétation allégorique d’une discussion ancienne.
La scène se situe en terre d’Israël, aux environs de l’an 130, sous la domination romaine.
Personnages : trois Maîtres réputés et un profane.
Rabbi Judah ben Ilai, Rabbi José et Rabbi Simeon ben Yohai étaient réunis ; avec eux se trouvait un homme qu’on appelait Judah ben Gérim. Rabbi Judah disait :
— Je trouve admirable les travaux de ces Romains ! Ils ont tracé des routes, dégagé des voies et des places, bâti des ponts, construit des thermes.
Rabbi José ne répondit pas.
Rabbi Simeon ben Yohai prit alors la parole :
— Tout ce qu’ils ont fait, ils l’ont fait pour eux-mêmes : les rues et les places, pour s’y prostituer ; les ponts, pour en percevoir les péages ; les thermes, pour y plonger leur corps dans la volupté.
Judah ben Gerim rentra chez lui et raconta à ses parents tout ce qui s’était dit. Son récit, de proche en proche, parvint jusqu’au gouverneur. Celui-ci décréta :
— Judah, qui nous a loué, sera récompensé ; José, qui s’est tu, sera exilé ; Simeon, qui a dénigré notre œuvre, sera mis à mort.
Lorsque Rabbi Simeon apprit ce décret, il emmena son fils Rabbi Eleazar et se cacha avec lui dans la Maison d’Études. Chaque jour, sa femme venait lui apporter en cachette du pain et une cruche d’eau. Quand Rabbi Simeon apprit qu’on le recherchait partout, il dit à son fils :
— Nous ne pouvons nous fier à la discrétion d’une femme ; on peut facilement la faire bavarder, ou bien on la soumettra à la torture jusqu’à ce qu’elle révèle notre cachette.
Aussi sortirent-ils de la ville ; ils se cachèrent dans une caverne, et personne ne savait ce qu’ils étaient devenus. Or, il se produisit un miracle : un caroubier [1] poussa à l’intérieur de la caverne, et il s’y ouvrit un puits, de sorte qu’ils eurent suffisance de nourriture et de boisson. Ils enlevaient leurs vêtements, et restaient tout le jour, enfouis dans le sable jusqu’au cou, à étudier la Thora ; quand venait l’heure de la prière, ils remettaient leurs vêtements et priaient. Puis ils se déshabillaient à nouveau et, enterrés dans le sable, reprenaient leur étude, et leurs vêtements ne s’usaient pas. Ainsi passèrent-ils douze années dans la caverne.
Quand douze années furent passées, Elie le Prophète survint et, debout à l’entrée de la caverne, s’écria :
— Qui annoncera à Ben Yohai que l’Empereur est mort et que son décret est rapporté ?
Entendant cela, ils sortirent de la caverne. Devant eux s’étendaient les champs et le peuple labourait et semait. Ils s’écrièrent alors :
— Tous ces hommes oublient la vie éternelle et s’adonnent aux tâches de ce monde !
Leur regard brûlait d’une telle indignation que là où il se posait s’élevaient aussitôt des flammes. Alors une voix cria du haut des cieux :
— N’êtes-vous ressortis que pour détruire Mon monde ? Retournez à votre caverne !
Ils y retournèrent et demeurèrent là encore douze mois car, disaient-ils, le châtiment des méchants en enfer ne dure que douze mois.
Quand les douze mois furent écoulés, la voix se fit entendre du haut des cieux et leur dit :
— Sortez de votre caverne !
Et ils sortirent. Rabbi Simeon dit :
— Mon fils, si nous restons les seuls à étudier la Thora, cela suffira au monde. C’était veille du Chabbat. Comme ils s’avançaient, ils virent un vieillard portant deux touffes de myrte, parfumées comme le Paradis.
— Pourquoi ces myrtes ? demandèrent-ils.
En l’honneur du Chabbat, répondit le vieillard.
Rabbi Simeon dit alors à son fils :
— Vois combien sont chers à Israël les commandements de Hachem...
Et ils trouvèrent tous deux la tranquillité de l’âme. (Chabbat, 33b)
On pourrait dégager d’innombrables significations cachées dans cette histoire silencieuse et solitaire d’un homme offensé par le scandale d’une désacralisation du temps et qui refuse de célébrer la splendeur de l’univers civilisé. L’histoire nous décrit symboliquement comment Rabbi Simeon ben Yohai et son fils passèrent de l’indignation et du dégoût pour ce monde, d’une tentative de détruire les hommes adonnés aux activités terrestres, à la réconciliation avec ce monde. Ce qui animait ces deux Rabbis, ce n’est pas, comme les historiens l’affirment généralement un simple ressentiment patriotique à l’égard de la puissance qui avait vaincu le peuple de Judée et qui le persécutait. L’ensemble de l’histoire montre bien que, dès le début, ce qui était en cause, était non pas seulement la domination romaine, mais la civilisation romaine. Après douze années passées dans la caverne, la portée du débat s’élargit encore. Le problème dépasse une civilisation particulière et englobe le principe même de toute civilisation, la valeur de l’existence terrestre.
Rome, à cette époque, atteignait l’apogée de sa gloire. Elle était la maîtresse du monde ; tous les peuples riverains de la Méditerranée se courbaient à ses pieds ; son commerce franchissait les frontières de l’Empire et s’étendait au Nord jusqu’en Scandinavie, à l’Est jusqu’en Chine ; la civilisation romaine créait des chefs-d’œuvre de technique. Dans toutes les provinces, on constatait d’immenses progrès dans le domaine de l’administration, dans l’industrie, dans l’architecture. Les chefs de l’Empire ambitionnaient de marquer toutes les provinces de monuments publics dignes de traduire la splendeur de leur époque. Les forums, les théâtres, les arènes, les thermes, les ponts et les aqueducs se multiplièrent, véritables merveilles d’un art architectural en pleine possession de sa technique.
Rome domine, en pleine gloire, cité vers laquelle « se tournent les regards des hommes et des dieux ». Plusieurs générations plus tard, un poète peut encore affirmer que « le ciel ne présente rien de plus beau ; l’œil ne peut embrasser son immensité, ni le cœur ressentir sa splendeur, ni la langue en chanter une louange suffisante » (cf. Friedlander, Roman life and manners, Londres, 1908). Le Colisée à la masse imposante, le Panthéon et sa voûte orgueilleuse, le Forum du Trajan surtout, avec sa magnificence sans pareille que « les dieux mêmes admirent », semblent proclamer que l’Empire et l’éternité se confondent. L’antiquité croyait que les monuments durent éternellement [2]. Aussi accordait-on à Rome l’épithète la plus flatteuse : elle était la Ville Éternelle [3]. L’État devint l’objet d’un culte, une divinité personnifiée par l’empereur qui personnifiait déjà sa souveraineté.
Il était difficile de ne pas se laisser impressionner par les triomphes du grand empire et de contredire une personnalité aussi pondérée que Rabbi Judah ben Ilai quand il rendait hommage aux bienfaits que les Romains avaient apportés au peuple de Judée. Et cependant, pour Rabbi Simeon ben Yohai, ces triomphantes réussites étaient scandaleuses, haïssables et abominables. Il n’éprouvait que répulsion pour l’esprit calculateur et utilitaire de la civilisation romaine. Il savait que tous ces édifices magnifiques, tous ces bâtiments publics n’étaient pas élevés pour le bien du peuple, mais pour servir les abominables desseins de Rome : « Tout ce qu’ils ont fait, ils l’ont fait pour eux-mêmes » [4]
Lorsque Rabbi Simeon ben Yohai quitta le monde civilisé pour demeurer des années dans une caverne, enfoui dans le sable, il offrit sa vie de ce monde pour acquérir « la vie éternelle ». Mais c’était là un but qui n’avait guère de sens pour ses ennemis ; pour la plupart des Romains l’éternité était un concept presque terrestre. L’éternité de l’âme ne signifiait pas qu’elle était emportée vers une existence supra-terrestre et divine. L’immortalité se traduisait par la renommée, ou l’attachement à une maison, à une demeure terrestre même après la mort. Mais Rabbi Simeon abandonna aussi bien sa maison que la voie de la renommée qu’on n’atteint généralement que par une intense activité mondaine. Il fuit ce monde où l’éternité était l’attribut d’une cité et se réfugia dans sa caverne pour trouver une méthode pour doter la vie de l’éternité.
Les Romains ne croyaient pas en une survie, ni en une félicité éternelle, une rétribution après la mort. L’esprit romain ne pouvait satisfaire l’ardent désir d’une telle croyance. « Le corps meurt, la personnalité disparaît, rien ne reste vivant si ce n’est le souvenir de la vertu et actions du défunt » (E. Rohde, op. cit., p. 395). Le terme immortalité devint une métaphore qui marquait simplement que le peuple gardait le souvenir de telle ou telle personne, métaphore dont le charme reste encore trompeur de nos jours. Dans un appel au Sénat, demandant qu’ « il soit élevé un monument aussi grandiose que possible » aux soldats de la légion martienne tombés sur le champ d’honneur, Cicéron s’écriait : « Brève est la vie que nous accorde la nature ; mais le souvenir d’une vie noblement sacrifiée est éternel... Aussi faut-il ériger une stèle magnifique et y graver une inscription, et — ajoutait-il, apostrophant les soldats morts — quand les hommes verront votre monument, quand ils en entendront parler, jamais leur profonde gratitude ne pourra rester muette. Ainsi, en échange d’une vie mortelle vous aurez gagné l’immortalité » (Philippiques, XIV, 12). En une autre occasion, Cicéron parlait au peuple romain qui lui « avait accordé non point un vote de gratitude oublié dès que passe la journée, mais l’éternité et l’immortalité » (Mihi populus romanus aeternitatem immortalitatemque donavit, in Oratio in Pisonem, 7. Sur l’immortalité chez Cicéron, cf Rohde, op. cit., p. 226). Diogène Laërce remarque que « les plaisirs sont passagers, mais les honneurs immortels ».
En fait, c’est précisément cette conception de l’éternité qui détermina Rabbi Simeon à se retirer du monde. Une attitude analogue se fait jour, sporadiquement, dans l’esprit des philosophes stoïciens de Rome et Sénèque peut écrire que les dieux nous ordonnent « de nous préparer à les rejoindre un jour et de préparer l’immortalité » (Épîtres morales, CII, 29, cf A. Kaminsky in Sefer Klausner, Tel-Aviv, 1937, p. 172).
La plupart des hommes s’acharnent à la poursuite des récompenses que Rabbi Simeon ben Yohai méprisait. Il n’acceptait pas la domination des objets terrestres, de tout ce monde appelé à disparaître. La gloire que vous décernent les hommes faut-il la considérer comme éternelle ? Que vaut le souvenir du monde ?
Toute chair est comme l’herbe
et tout son éclat comme la fleur des champs.
L’herbe sèche, la fleur se fane ;
... Mais la Parole de notre Roi subsiste pour l’éternité.
(Isaïe, XL, 6-8.)
Le monde est éphémère, mais ce par quoi le monde fut créé — la Parole de Hachem — est éternel. On n’atteint l’éternité que par une vie adonnée à la Parole de Hachem, à l’étude de la Torah.
Jusqu’à nos jours, nous proclamons dans nos prières que la Torah est la source de l’éternité. En nous consacrant à la Torah, il nous est donné de percevoir un parfum d’éternité, et c’est pourquoi, après chaque lecture liturgique de la Torah, nous remercions et disons : « Tu es béni... qui nous as accordé la Torah... et as planté en nous la vie éternelle. » Et quand nous quittons ce monde pour reposer dans le monde à venir, quelle est donc la félicité réservée à l’âme des justes ? C’est de commencer à comprendre le sens profond de la Torah : « Les choses qui sont celées [5] aux hommes en ce monde deviendront transparentes comme des globes de cristal » (Peskita, éd. Buber, 39b.)
Pour Rabbi Simeon, ce ne sont pas ceux qui troquent le temps pour l’espace qui conquièrent l’éternité, mais ceux qui savent emplir d’esprit leur temps. Pour lui, le grand problème était le temps, et non point l’espace ; il s’agissait pour lui de transmuer le temps en éternité, et non point de remplir l’espace de palais, de ponts et de routes. La solution du problème est dans l’étude et la prière, et non point dans la géométrie et l’industrie.
Ce n’est pas le désespoir qui engendra chez Rabbi Simeon son mépris pour les occupations de ce monde. Au fond de son refus tranchant pour tout ce qui est terrestre, nous pressentons la soif des trésors éternels et un sentiment d’horreur à la vue d’un peuple qui gaspille sa vie à s’assurer une vie éphémère et néglige d’assurer sa vie éternelle. Sa soif était inextinguible ; elle ne laissait place à nul moyen terme, à aucun compromis. L’étude de la Torah est un devoir ; c’est la voie par laquelle on atteint l’éternité, et c’est un exigence qui réclame toute notre vie : « Ce Livre de la Torah ne quittera pas ta bouche, et tu le méditeras jour et nuit » (Josué, I, 8). Faiblir, perdre ne serait-ce qu’une seule heure, se paye d’un instant de vie éternelle ; c’est un « suicide partiel ». Aussi Rabbi Simeon ne pouvait que considérer toute activité terrestre comme un crime.
Un contemporain de Rabbi Simeon ben Yohai, le célèbre hérétique Alisha ben Abouyah, se plaçait à un point de vue radicalement opposé. Il vivait sous le charme de la culture hellénistique et parcourait les écoles pour séduire les élèves, les détourner de l’étude de la Torah, les entraîner à consacrer leur énergie à quelque tâche plus « positive » : « Dehors, paresseux ! Vous avez suffisamment gaspillé votre vie. Entreprenez une œuvre d’homme : toi, deviens charpentier ; toi, maçon ou tailleur ! (Talmud de Jerusalem, Haguiga, 77b.)
Rabbi Simeon renonce au monde ; Elisha ne croit qu’au monde. Ce sont là deux extrêmes qui ne soulevèrent que peu d’enthousiasme chez leurs contemporains. Le saint Rabbi Judah ben Ilai, qui discutait avec Rabbi Simeon sur la valeur des constructions romaines, n’admettait pas l’exigence absolue de Rabbi Simeon. Personnellement, Rabbi Judah se livrait à l’austérité et à un sévère ascétisme. Il disait : « Je ne désire tirer aucun plaisir de ce monde » (ib.). Mais pour les autres hommes, il admettait que la meilleure voie est la voie moyenne. Il compare la vie à deux routes ; l’une est de feu, et l’autre, de glace. « Si tu marches sur l’une, tu te brûleras ; si tu marches sur l’autre, tu gèleras. Que faire ? Marcher au milieu » (Abboth de Rabbi Nathan, chap. 28).
Toute autre est l’opinion de Rabbi Simeon. « L’Écriture dit : et tu recueilleras ton blé (Devarim, XI, 14) — que nous enseigne ce verset ? Comme il est écrit ailleurs (Josué, I, 8) : Ce Livre de la Torah ne quittera pas ta bouche, et tu le méditeras jour et nuit, on pourrait croire qu’il faut prendre ces paroles à la lettre (et ne se livrer à aucun autre travail, renoncer à assurer son existence matérielle) ; c’est pourquoi, il nous est enseigné : et tu recueilleras ton blé, c’est-à-dire : tu auras en même temps une tâche terrestre. Telles sont les paroles de Rabbi Ishmaël. Mais Rabbi Simeon dit : « Est-il possible à un homme de labourer au temps des labours, de semer au temps des semailles, de moissonner au temps de la moisson, de battre au temps des battages, et de vanner au temps du vannage — que deviendra alors la Torah ? » (Berakhot, 35b).
Rabbi Simeon et son fils apparaissent comme l’antithèse de Prométhée. Lorsque Zeus refusa de livrer le feu aux hommes, Prométhée le vola aux dieux du ciel et l’apporta aux hommes sur la terre dans une tige creuse ; il leur enseigna aussi différentes techniques. C’est pourquoi les hommes le célébraient comme le fondateur de la civilisation ; c’est pourquoi aussi les dieux le punirent et l’enchaînèrent à un rocher où un vautour venait chaque jour lui ronger le foie. Tout au contraire, Rabbi Simeon essaya de retirer le feu aux hommes, leur reprochant de se livrer à la culture du sol. C’est pourquoi une voix céleste le réprimanda et le punit en le rejetant dans sa caverne pour douze mois.
Mais l’épisode le plus déconcertant de l’histoire en est la conclusion. Après douze années passées dans la caverne à prier et à étudier, les deux saints hommes avaient maintenu leur condamnation de toute activité terrestre. Une voix du ciel le leur reproche et, après douze mois encore de pénitence dans la caverne, le père était guéri de sa négation du monde. Mais même alors le fils ne signa la paix avec le monde qu’au moment où ils eurent tout deux le spectacle du « vieillard » tenant deux touffes de myrtes en l’honneur du Chabbat ; et ce spectacle leur remit l’esprit en paix. Quelle était la signification de cette rencontre ? En quoi indique-t-elle une solution au tragique problème de la civilisation ?
Selon la doctrine de Rabbi Simeon, seul le ciel existe, et rien d’autre. Mais le ciel lui-même le contredit et affirme : il existe le ciel, et tout le reste. Sa fureur guerrière fut brusquement brisée par la Voix : N’êtes-vous donc ressortis que pour détruire Mon monde ? Ce que Rabbi Simeon niait, la Voix l’affirmait.
C’est seulement lorsque Rabbi Siemon et son fils sortirent de la caverne à la fin de leur seconde période de retraite que leur esprit se réconcilia avec l’idée que le monde qui est sous les cieux mérite qu’on y travaille. Quelle fut la cause de ce retournement ?
C’était le « vieillard », symbolisant le peuple d’Israël, sorti à la rencontre du Chabbat, des myrtes à la main, comme pour accueillir une fiancée.
Le myrte, dans l’antiquité, était le symbole de l’amour, la plante des fiançailles. Lorsqu’il allait inviter ses amis à ses noces, le fiancé portait des myrtes (Beith Midrash, V, 153). Selon des coutumes locales, à l’office du mariage, on récitait une bénédiction sur le myrte (Mishne Torah, Ishout, X, 4). Un dais de myrte était élevé pour la mariée (Rachi, Chabbat, 150b) et le marié portait une guirlande de roses ou de myrtes [6]. On dansait devant la mariée en chantant : « Belle et gracieuse fiancée ! » [7]. Le « vieillard qui, dans le jour déclinant, courait à la rencontre du Chabbat, deux brins de myrte à la main [8], personnifiait donc l’idée d’Israël accueillant le Chabbat comme une fiancée [9].
Pour les Romains, la civilisation technique était la plus haute ambition ; ils soumettaient le temps à l’espace. Pour Rabbi Simeon, la vie spirituelle était la plus haute ambition, et le temps menait à l’éternité. Sa consolation finale fut de voir que, en dépit de toutes les occupations terrestres, il était un attachement qui sauverait le peuple d’Israël, un engagement plus profond que tous les intérêts matériels — le Chabbat.
Telle est la réponse au problème de la civilisation : ne pas fuir le royaume de l’espace ; agir par les objets spatiaux, mais n’être amoureux que de l’éternité. Les objets sont les instruments dont nous nous servons ; l’éternité, le Chabbat, c’est notre compagne intime. Israël est fiancé à l’éternité. Même si nous dédions les six jours de la semaine aux activités terrestres, notre âme est l’épouse du septième jour.
Allégorie
Au commencement, le temps était un, éternel. Mais le temps total, indivisible, le temps éternel, ne pouvait avoir commune mesure avec le monde spatial. Aussi le temps fut-il divisé en sept jours et il fut intimement lié au monde de l’espace. Chaque jour, un nouveau domaine de créations vint à l’existence, excepté le Chabbat. Le Chabbat était une journée solitaire. On pourrait comparer cette histoire à celle d’un roi qui avait sept fils. À six d’entre eux il accorda des richesses, mais au septième, au plus jeune, il fit don de la noblesse et des prérogatives royales. Les six fils roturiers trouvèrent des compagnes, mais le fils noble resta solitaire.
Rabbi Simeon Yohai dit :
Quand fut achevée l’œuvre de la Création, le septième jour comparut devant Hachem : Maître de l’Univers, Tu as tout créé par couples ; à chacun des autres jours Tu as accordé un compagne ; moi seul reste abandonné. Et Hachem répondit : La Communauté d’Israël sera ton compagnon.
La promesse ne fut pas oubliée : « Quand le peuple d’Israël se tenait au pied du Mont Sinaï, Hachem dit : Souvenez-vous que J’ai dit au Chabbat : la Communauté d’Israël sera ton compagnon. D’où le Tu te souviendras du Jour du Chabbat pour le sanctifier de Chemot XX, 8). Le mot hébreu le-kaddesh, « pour sanctifier », a pris dans la langue talmudique, le sens de : consacrer une femme, se fiancer. Ainsi, l’emploi de ce mot au Sinaï fixait à Israël sa destinée de fiancé du jour saint, lui commandait d’être l’époux du septième jour [10].
Malgré toute sa majesté, le Chabbat ne se suffit pas à lui-même. Sa réalité spirituelle appelle la participation de l’homme. Il est dans le monde une grande nostalgie. Les six jours ont besoin de l’espace ; le septième jour a besoin de l’homme. Il n’est pas bon que l’esprit soit seul ; aussi Israël fut-il destiné au Chabbat.
Pour comprendre le sens de cette nouvelle conception, il est important de se rappeler l’atmosphère de l’époque. Rabbi Simeon appartenait à une génération qui se souleva, en dernier sursaut, sous la conduite de Bar Cokheba, pour secouer le joug de la puissance romaine, reconquérir l’indépendance et rebâtir le Temple de Jérusalem. Israël sans sanctuaire se sentait seul au monde. La révolte fut brisée ; il était clair que c’était la dernière possibilité de soulèvement qui venait d’échouer. Le sanctuaire de l’espace resterait en ruines pour longtemps. Mais l’idée de Rabbi Simeon proclamait qu’Israël n’était pas seul. Israël est promis à la sainteté, à l’éternité. L’engagement fut pris bien avant que l’Histoire commence ; l’union avec le Chabbat, personne ne pourrait la rompre. Ce que Hachem a uni ne peut être désuni.
Au moment même où, à Rome, la déification de l’Empereur était une doctrine officielle, Rabbi Simeon célébrait une abstraction : le temps, le septième jour. La tradition juive n’aime guère les personnifications ; mais dans ses allégories, elle personnifie de façon rhétorique la sagesse de la Torah. Rabbi Simeon, hardiment, chante la gloire d’une journée et proclame l’union intime d’Israël et du Chabbat.
La conception de Rabbi Simeon met en évidence que les rapports de l’homme et de l’esprit ne sont pas unilatéraux ; il y a effet réciproque de l’homme à l’esprit, et de l’esprit à l’homme. Le Chabbat n’est pas seulement une institution juridique, un état d’esprit ou une forme de vie ; c’est une manière d’agir dans le monde de l’esprit. Dès le début des temps, une grande nostalgie criait de par le monde : le Chabbat appelait l’homme.
Grâce à Rabbi Simeon ben Yohai, la lumière d’une grande idée fut captée au miroir d’un mot, une de ces idées qui mène la destinée d’un peuple et donne l’auréole à une journée. Elle ne resta pas théorique ; elle transforma l’histoire. Plantée dans l’âme du peuple, elle s’exprima dorénavant tout au long des siècles dans toutes les pensées, dans les chansons, dans la manière de vivre.
Il suffit de deux générations pour que la nouvelle tonalité que Rabbi Simeon avait imprimée au septième jour, se fasse sentir dans la manière dont on le célébrait. Vers le milieu du IIIe siècle, lorsque les Rabbins parlaient du Chabbat, ils ne parlaient pas d’un temps abstrait et fugitif. La journée était une présence vivante, et lorsqu’elle survenait, ils sentaient qu’un hôte venait leur rendre visite. Quand un hôte vient chez vous, que ce soit par amitié ou par déférence, il faut lui souhaiter la bienvenue. Rabbi Yannai avait coutume de mettre ses plus beaux vêtements à la veille du Chabbat et de s’adresser à l’hôte immatériel : « Viens, ô Fiancée ! Viens, ô Fiancée ! » (Chabbat, 119a). Rabbi Hanina le Grand mettait, lui aussi, de splendides vêtements, sortait en dansant et chantait, probablement au milieu de ses amis : « Venez, allons accueillir la Princesse Chabbat ! » (ib. cf Baba Kamma 32a) [11]
On peut envisager le Chabbat, comme le monde, sous deux aspects différents. Le Chabbat a un sens pour l’homme et un sens pour Hachem. Il est en rapport avec Hachem et avec l’homme ; il est le signe de l’Alliance établie entre Hachem et l’homme. En quoi consiste ce signe ? Hachem a sanctifié ce jour, et l’homme doit, de nouveau, chaque fois sanctifier ce jour, l’illuminer de la lumière de son âme. Le Chabbat est saint par la grâce de Hachem, et il a encore besoin de toute la sainteté que l’homme peut lui attribuer.
Le Chabbat a sens pour Hachem, car, sans le Chabbat, il n’y aurait pas de sainteté dans notre monde temporel. Lorsqu’ils discutaient de la signification du verset : « et au septième jour Il accomplit son ouvrage », les Rabbins d’autrefois suggéraient qu’un acte créateur fut accompli le septième jour. Le monde n’eût point été complet si les six jours n’avaient trouvé leur accomplissement dans le Chabbat. Au IIIè siècle, Geniba et les Rabbis en discutaient. Geniba disait : « On pourrait comparer cela à un roi qui bâtit une chambre nuptiale qu’il fit peindre et décorer : la chambre est prête, qu’y manque-t-il ? L’Épouse. De la même façon, de quoi manquait le monde ? Du Chabbat. » Les Rabbis dirent : « Un roi fit une bague ; qu’y manquait-il ? le sceau. De même, de quoi manquait le monde ? Du Chabbat » (Berechit Rabba, X, 9).
Le Chabbat est une fiancée ; on le célèbre comme un mariage.
« Nous apprenons dans le Midrash que le Chabbat est comparable à une fiancée. De même que la fiancée s’avance vers son fiancé dans toute sa beauté, parée et parfumée, ainsi le Chabbat vient vers Israël, dans toute sa splendeur, ainsi qu’il est écrit : Et au septième jour Il cessa et Se reposa (Chemot, XXXI, 17) et, aussitôt après, nous lisons : Et il donna à Moïse kekalloto (le mot kekalloto se traduit : « quand il eut achevé », mais peut aussi se traduire : « comme sa fiancée »). Ceci nous enseigne (cf. Chemot Rabba, XLI, 6) que, de même que la fiancée est belle et parée, le Chabbat vient dans toute sa beauté ; de même que le fiancé revêt ses plus beaux vêtements, l’homme revêt pour accueillir le Chabbat ses plus beaux vêtements. De même que l’homme se réjouit du jour des fiançailles, de même il se réjouit du jour du Chabbat ; de même que le fiancé ne travaille pas au jour de ses fiançailles, de même l’homme s’abstient de tout travail au jour du Chabbat. Et c’est pourquoi les Sages et les hommes pieux d’autrefois appelaient le Chabbat fiancée.
« Les prières du Chabbat font allusion à cela. Dans l’Office du vendredi soir, nous disons : Tu as sanctifié le septième jour pour rappeler le mariage (rappelons que le mot hébreu « sanctification » sert à désigner le mariage). Dans la prière du matin, nous disons : Moïse se réjouit du don (du Chabbat) qui lui fut accordé et sa joie est la joie du fiancé. Dans la prière de Moussaph, nous disons : les deux agneaux, la farine de froment pour l’offrande, mêlés à l’huile et à la boisson pour rappeler le repas des noces. (Et au Chabbat finissant, nous disons) : Tu es Un rappelant la consommation du mariage, le moment où l’époux et l’épouse retrouvent l’unité » [12]
Reine, princesse, fiancée. À quoi donc s’appliquent ces épithètes ? Au temps, à la chose la moins tangible qui soit, la moins matérielle.
Quand nous célébrons le Chabbat, nous rendons hommage précisément à un phénomène que nous ne pouvons voir. Quand nous l’appelons princesse, nous marquons bien que l’esprit du Chabbat est une réalité à laquelle nous participons, et non pas un « temps vide » que nous avons choisi de réserver à notre commodité et à notre repos.
Les rabbins auraient-ils donc transformé le Chabbat en un personnage spirituel, une sorte d’ange [13] ? La pensée religieuse est inconciliable avec les fantaisies de l’imagination. Le concept métaphorique du Chabbat ne risque pas de tourner en une déification du septième jour ; il est impossible de le concevoir comme un ange ou comme un personnage spiritualisé. Il n’y a pas d’intermédiaire entre Hachem et l’homme, pas même une sainte journée.
L’idée du Chabbat-Princesse ou du Chabbat-Fiancée n’était pas, pour les Rabbins, la représentation d’une image mentale ; ce n’est pas quelque chose qu’on pourrait imaginer. La métaphore ne fut même pas cristallisée en un concept bien défini dont on aurait pu tirer des conséquences, qu’on aurait pu ériger en dogme ; ce n’est pas un acte de foi. Le même Rabbi Hanina qui chantait la Princesse Chabbat, trouvait plus commode en une autre occasion de comparer le Chabbat à un roi [14].
Ce serait simplifier les choses à l’excès que de supposer les Rabbins tentant de personnifier le Chabbat. Personnifier le temps et l’appeler reine ou fiancée sont deux choses aussi différentes que d’entreprendre le compte de tous les êtres, et de l’appeler univers. Les Rabbins ne croyaient nullement que le septième jour possédât des traits humains, un corps, un visage ; leurs idées ne découlaient pas d’une iconographie visible ou verbale. Ils se risquaient rarement au-delà d’une caressante illusion aux mots tendres de fiancée ou de princesse ; non point qu’ils manquassent d’imagination, mais ce qu’ils tenaient à transmettre dépasse ce que l’homme peut imaginer, ce que les mots peuvent exprimer.
Pour la plupart d’entre nous, une personne, une créature humaine semble le maximum d’être, le summum de réalité ; nous pensons que personnifier c’est glorifier. Mais ne sentons-nous pas parfois qu’une personne n’est pas ce qu’il y a de plus élevé, que lorsque nous personnifions la réalité spirituelle, nous l’amoindrissons ? Personnifier, c’est à la fois déformer et avilir. Le monde compte d’innombrables personnes, mais un seul Chabbat.
L’idée d’un Chabbat-Princesse ou Fiancée n’est pas une personnification mais l’illustration d’un attribut divin, un exemple de l’appel d’Hachem à l’amour de l’homme. Cette idée ne représente pas une substance en soi, mais la présence de Hachem, la nature de Ses rapports avec l’homme.
Une telle métaphore est faite pour servir d’illustration ; elle ne spécifie pas un fait. Elle exprime une valeur, une qualité ; elle traduit en paroles tout ce que le Chabbat a de précieux. Célébrer le septième jour, c’est plus que l’accomplissement technique d’un commandement. Le Chabbat est la présence de Hachem dans le monde, une ouverture offerte à l’âme humaine. Il est possible à l’âme de faire écho à cette marque d’affection, de s’unir au jour sacré.
Le septième jour s’emplissait à la fois d’amour et de majesté ; il était un objet de terreur sacrée, de vénération et d’amour. Le vendredi soir, quand le Chabbat s’apprête à s’emparer du monde, l’esprit, l’âme toute entière et la langue sont noués de crainte et de joie — qui pourrait en parler ? Pour ceux qui ne sont pas tombés dans la vulgarité, qui s’efforcent d’employer des mots qui ne soient pas encore souillés, la Princesse, la fiancée signifient une majesté tempérée de grâce, une délicate innocence qui attend la réponse de notre amour.
Israël n’oublia pas l’idée du Chabbat fiancée ; c’est le thème du Lekha Dodi, le poème que nous chantons à l’entrée du Chabbat. Le kiddouch lui-même, la sanctification sur le vin, fut mise en parallèle avec la cérémonie du mariage où l’on bénit également une coupe de vin : le Chabbat est « la fiancée qui entre sous la houppa », sous le dais nuptial. Le troisième repas du Chabbat, le samedi soir, est appelé « l’escorte de la reine ».
« On étend les ordonnances du Chabbat jusque dans la nuit du samedi en signe de remerciement et pour marquer la peine que l’on éprouve à voir s’approcher le moment où un hôte sacré s’apprête à nous quitter ; le départ du Chabbat éveille un profond sentiment de regret. On s’efforce de le retenir et, en grande affection, on raccompagne l’hôte avec des chants... comme il est dit dans le Midrach : on peut le comparer à une fiancée et à une reine qu’on escorte avec des chants et des louanges » [15].
La première partie de l’Office du vendredi soir s’appelle la Kabala Chabbat. La racine QBL marque que l’on assume une obligation ; en ce sens le terme implique une restriction, une certaine rigueur. Cependant, sous sa forme verbale, cette racine signifie aussi : recevoir, accueillir, saluer (voir par exemple Pirke Avit, I, 15 et III, 12). Dans le premier sens, le terme s’applique à une loi ; dans le second à une personne. On peut donc se demander dans quel sens il faut entendre le mot Kabala quand il est lié au mot Chabbat.
On a dit que dans les textes du Moyen Âge, l’expression Kabala Chabbat n’est employée que dans le premier sens pour indiquer qu’on assume l’obligation du repos au moment où il cesse le travail (Halakhot Gedolot, p. 206. Cf. I, Mahrschen, Jeschurun, Bertlin 1922, IX, 46 ; Or Zarou’a, II, 9b). Cependant, on peut prouver que, même à une époque antérieure, l’expression était employée dans le sens d’ « accueil du Chabbat », de réception[« Quand arrive le Chabbat, nous l’accueillons par des chants et de la musique » (Midrach Tehillim, éd. Buber, ch. 92 p. 403). On admet généralement que la partie de l’Office qui comprend la Kabala Chabbat, avec lectures des psaumes XCV].
En fait, l’expression signifie les deux choses à la fois : son sens est à la fois légaliste et spirituel, et l’un est inséparable de l’autre. Le caractère particulier du Chabbat est précisément marqué par le double sens de l’expression Kabala Chabbat : on accepte la souveraineté de ce jour en même temps qu’on accueille sa présence. Le Chabbat est à la fois une Princesse et une Fiancée.
[1] Arbre de la famille des Césalpiniacées, à feuillage persistant, atteignant une hauteur de près de vingt mètres.
[2] Voici, par exemple, l’inscription portée sur la tombe de Midas, selon Diogène Laërce, Vie des Philosophes illustres : « Je suis une jeune fille de bronze et je repose sur la tombe de Midas. Aussi longtemps que les eaux couleront, que les arbres puissants croîtront, aussi longtemps que se lèvera et luira le soleil, et la lune brillante aussi, que courront les rivières et que la mer baignera les rivages, je demeurerai sur sa tombe baignée de larmes pour redire aux passants : ici repose Midas. »
Une idée parallèle se retrouve dans le Livre de Josué (IV, 7)
[3] L’expression urbs aeterna déjà chez Tibulle, dans les Fastes d’Ovide (3, 78) et dans de nombreux documents officiels de l’Empire (cf. Thesaurus Linguae Latinae, I, 1141). Jerusalem n’est jamais appelée ’ir ’olam. À la période hellénistique, l’épithète « éternel » est emphatiquement attribuée à Hachem. ribbon ha-’olamin, Maître des Mondes. CF W. Bousser. Die Religion des Judentums, 3è éd., Tübingen, 1936, p. 311. Nous trouvons cependant l’expression ’am ’olam, peuple éternel, dans Isaïe XLIV, 7 ; (qu’on pourrait aussi comprendre : « peuple ancien »), et l’idée d’éternité rattachée à Jérusalem, mais aux temps messianiques, dans Jérémie, XVII, 25. L’expression beth ’olam, maison d’éternité, pour désigner un cimetière (Kohélet, XII, 5) est une vieille expression orientale.
[4] Pour la critique du gouvernement romain, voir en particulier l’opinion de l’entourage de Rabbi Yohanan ben Zakkaï dans Baba Bathra, 10b ; cf. aussi Pesikta de Rav Kahana, 95b. L’éloge de l’Empire romain est prononcé par Rabbi Simeon ben Laqish dans Berechit Rabba, IX, 13.
[5] Class. ou litt. Taire, garder secret ; ne pas donner à connaître. Celer une circonstance dans un récit. C’est une femme à qui on ne cèle rien. À ne vous rien celer. Je ne vous cèlerai pas que ce projet ne me séduit guère.
[6] Michna Sotah, IX, 14 ; Tosefta, XV, 8 ; Talmud 49b. Le nom hébreu de la myrte, hadassah, était le véritable nom d’Esther (II, 7). Dans un poème de Juda Halevi, la fiancée est décrite comme « un myrte fleuri parmi les plantes du Jardin d’Eden » (cf. I. Löw, Die Flora der Juden, II, 273). Dans la mythologie grecque, le myrte est la plante d’Aphrodite et le symbole de l’amour. Voir Pauly-Wissowa aux articles Aphrodite et Myrte.
[7] Ketouboth, 17a. Rabbi Samuel, fils de Rachi Isaac, dansait avec trois branches. Rabbi Zera dit : « Ce vieillard nous fait honte ». Mais quand Rabbi Samuel mourut, une colonne de feu descendit du ciel et le sépara du reste du monde, miracle qui ne produisait que pour un homme ou deux par génération. Cf. aussi : Talmud de Jerusalem, Peah, 15 d ; id. Avodah Zarah, 42c.
[8] Le myrte finit par être considéré comme la plante du Chabbat (« Le Chabbat a besoin de myrte », Sefer Hassidim, éd. Wistinetzki, Francfort-s/Mein 1924, 553 p. 145). Selon Rabbi Isaac Louria, nombreux sont les gens qui, le vendredi soir, prennent deux branches de myrte, les bénissent et en hument le parfum. (Cf. le Choulkhan ’Aroukh de Rabbi Isaac Louria, Wilna, 1880, p. 29a ; et Rabbi Isaiah Horowitz, Shne Louhot ha-Berith, p. 133b).
Au Chabbat finissant, quand part l’âme supplémentaire, nous devons nous consoler par le parfum d’herbes aromatiques, car à cet instant, « l’âme et l’esprit se séparent dans la tristesse jusqu’à ce que le parfum viennent les unir à nouveau et leur rendre la joie » (Zohar, III, 35b). Selon Ibn Gabbai, Tola’at Jacob, 30 b, c’est le myrte qui remplit le mieux cet office. Le Talmud qui parle souvent des plantes aromatiques dans la cérémonie de la habdallah ne cite pas nommément le myrte. L’usage de la bénédiction du parfum de la habdallah a subsisté jusqu’à nos jours.
[9] Le récit de la rencontre de Rabbi Simeon et du « vieillard » se poursuit ainsi (Chabbat, 33b) : Rabbi Simeon lui demande : pourquoi portes-tu deux branches ? Une seule ne suffit-elle pas ? — L’une est pour « Tu te souviendras », et l’autre pour « Tu garderas ». Il fait allusion aux deux mots différents qui introduisent le quatrième Commandement respectivement dans Chemot, XX, 8 et dans Devarim, V, 12. Selon un texte mystique, « Tu te souviendras » se rapporte au principe mâle, et « Tu garderas » au principe femelle. (Bahir, Wilna, 1913, 17d) Nous retrouvons là l’idée du Chabbat-fiancée et d’Israël-fiancée.
[10] La parabole est tirée de Berechit Rabba, XI, 8 ; son interprétation allégorique trouve sa source dans Beouré ha-GRA du nom du Gaon de Wilna, p. 98. Les rapports de Hachem et d’Israël sont à la fois un fait historique patent et un mystère intime. Pour Rabbi Simeon ben Yohaï, le Chabbat est le signe du mystère dans ces rapports. Il dit : Le Saint, béni soit-Il, a donné à Israël toutes les mitsvots, tous les ordres, en public ; mais le Chabbat. Il l’a donné dans l’intimité ainsi qu’il est écrit : entre Moi et Israël c’est un signe le’olam (Chemot, XXXI, 17). L’expression hébraïque entre Moi et Israël marque l’intimité de l’époux et de l’épouse (cf. Nedarim 79b). Le mot le’olam (éternellement), vocalisé différemment, peut être lu : le’alem, pour être tenu secret (Betzah, 16a)
[11] On découvrit par la suite une allusion à l’idée de fiancée, KaLLah, dans le mot wayeKuLLou, « furent achevés » de Berechit II, 1. Cf. Lekah Tov, éd. Buber, Wilna, 1884, p. 9a et les citations du Midrash Hashkem in Al Nakawa, Menorat ha-Maor, II, 191.
Il n’y a bien entendu aucune contradiction entre le Chabbat-fiancée et la princesse-Chabbat. Un vieux dicton hébreu dit que « la fiancée est comme un roi » (Pirqe de Rabbi Eliezer, 16 in finem). Le Zohar affirme nettement que « le Chabbat est à la fois reine et fiancée » (Raya Meemna, III, 272b). Si le septième jour est l’épouse, qui est l’époux ? Les textes que nous avons cités ne le disent pas expressément ; toutefois pour Rabbi Simeon, le Chabbat est l’associé d’Israël. Avec le temps, l’idée assuma de nouvelles implications ; mais, dès le IIIe siècle, Rabbi Yohanan parle du Chabbat-Reine d’un royaume dont Hachem est le Roi (Devarim Rabba, I, 18 et Chemot Rabba, XXV, 11).
Rabbi Levi, contemporain de Rabbi Yohanan, adopta la même métaphore. Il expliquait pourquoi on ne circoncit que le huitième jour : c’est comme un roi visitant une de ses provinces et ordonnant : « Que personne ne vienne jusqu’à moi et ne me voie avant qu’il ait vu ma Dame » ; la Dame, la Reine, est le Chabbat. Comme sur sept journées il y a forcément un Chabbat, l’enfant est soumis à l’Alliance du Chabbat avant d’entrer dans l’Alliance de la circoncision (Vayikra Rabba, XXVII, 10). Plus tard, la deuxième conception prévalut : le Chabbat est la fiancée et Hachem est comme le fiancé. Le Chabbat est l’union de la fiancée et de son céleste Époux. Au XIVe siècle, Rabbi David Abudraham disait : « Le Chabbat et la communauté d’Israël sont la fiancée et Hachem le fiancé ; aussi prions-nous : « Accorde nous d’être comme Ta fiancée et que Ta fiancée trouve son repos en Toi, ainsi qu’il est dit en Ruth Rabba : une femme ne trouve la paix qu’en son époux » (Abrudraham, Prague 1784, 44c et 45a) ; la citation de Ruth Rabba est probablement de I, 15 à III, 1. Cf aussi Rabbi Moïse ben Abraham Katz, Matteh Moshe, ch. 450). C’est dans ce sens qu’on comprend aussi en général le terme de « fiancée » dans le Lekha Dodi (cf. Yessod ve-Shoresh ha’Avodah, Jérusalem 1940, p. 164 et Tiqqoune Chabbat, Dyhernfurth 1692, f. 28). Le Chabbat est aussi synonyme de Shekina, de la Présence divine, selon Zohar, III, 257a (cf. Bahir, Wilna 1912, 17c). Rachi, craignant que la métaphore féminine ne mène à des malentendus, tenta de la dégager de tout sens littéral en changeant l’objet de la métaphore ou même son genre. Rabbi Hanina, disait-il, « se conduirait comme un homme à la rencontre d’un Roi » (sur baba Kamma 32a). Ou encore : « Par affection, il appelle Princesse la célébration du Chabbat » (sur Chabbat 119 a. De même, il dit que Rab Nahman bar Isaac accueillait le Chabbat « comme on accueille son Maître » (ib.). Voir aussi Al Nakawa, Menorat ha-Maor, III, 586 ; Maïmonide, dans les Mishne Torah, Chabbat, XXX, 2, parle de « roi » dans le même sens.
C’est le prophète Osée qui décrivit le premier les rapports de Hachem et d’Israël sous les traits de l’amour et du mariage. Hachem est l’époux de Son Peuple, l’aimant comme le mari aime sa femme (III, 1). Mais c’est Isaïe qui parle pour la première fois de l’amour du fiancé et de la fiancée pour symboliser les rapports de Hachem et de Son peuple : « Comme le fiancé se réjouit de sa fiancée, ainsi ton Roi Se réjouira de toi » (LXII, 5). Rabbi Berakhia énumère dix textes où l’Écriture parle d’Israël comme d’une fiancée de Hachem (Devarim Rabba, II, 26 et Cantique Rabba, IV. 21 ; voir aussi Pesikta de Rab Kahana, éd. Buber, p. 147 b).
Cette idée exerça une forte emprise sur l’histoire de l’âme juive. Elle donna à la vie et à la dévotion une poésie plus qu’humaine. On la retrouve, poussée à ses extrêmes conséquences, dans les commentaires du plus sublime des poèmes d’amour, le Cantique des Cantiques ; Le « Cantique » n’admit qu’un seul sens, celui du dialogue entre Israël, fiancée de Hachem, et son Bien-Aimé, celui d’une allégorie de l’histoire d’Israël depuis l’exode d’Égypte jusqu’aux temps du Messie (cf. Salfed, Das Hohelied Solomo’s bei den judischen Erklären des Mittelalters, Berlin 1879 ; S. Lieberman, Yemenite Midrashim (texte hébreu), Jerusalem 1940, p. 12 ; P. Vulliaud, Le Cantique des Cantiques d’après la Tradition juive, Paris).
La scène du Sinaï est décrite comme les fiançailles de Hachem et d’Israël (Devarim Rabba, III, 12). Et Moïse fit sortir le peuple du camp à la rencontre de l’Éternel (Chemot XIX, 17) ; Rabbi Yose dit : L’Éternel vint du Sinaï (Devarim, XXXIII, 2) pour recevoir Israël comme le fiancé sort à la rencontre de la fiancé (Mekhita sur XIX, 17). Cf. Ziegler, Die Königsgleichnisse des Midrasch, Breslau 1903, ch. 10.
Il y a néanmoins une différence essentielle entre la métaphore de la fiancée telle que l’utilisent les prophètes et la même métaphore dans la littérature rabbinique. Selon les prophètes, c’est Israël qui est la fiancée, et l’initiative et tous les soins reviennent à l’homme.
[12] Al Nakawa, Menorat ha-Maor, II, p. 191
Rabbi Samuel Edels (1555-1631) écrit à propos de Baba Kamma 32b :
« Le Chabbat est réellement marié à Israël et les cérémonies du vendredi soir sont une cérémonie de mariage et plus particulièrement la conduite de l’épouse à la chambre nuptiale. Le Chabbat est aussi appelé Princesse, parce qu’elle est une fiancée royale : tous les Israélites sont princes. C’est pourquoi au coucher du soleil, Rabbi Hanina s’écriait : « Venez, allons accueillir la princesse Chabbat », parce que le fiancé doit aller à la rencontre de la fiancée. Rabbi Yannai, en revanche, ne sortait pas à la rencontre de la fiancée, mais il restait à l’attendre, et quand elle arrivait, il disait : « Entre, fiancée ! entre, fiancée ! » Il avait en vue la fiancée, après la cérémonie, arrivant de la maison paternelle pour entrer dans la maison de son époux. »
[13] En fait, les Falachas ; c’était pour eux l’ange favori d’Hachem qu’adoraient les autres anges (Louis Ginzberg, The Legends of the Jews, V, 110). Sur le problème générale de l’hypostase dans la pensée juive, voir : Paul Heinisch, Personnifikationnen und Hypostasen im Alten Orient, Munster 1921 ; et W. Bousset, Die Religion des Judentums im Spathellenistischen Zeitalter, 3e édi. pp. 342 sqq.
[14] Rabbi Joshua ben Hanania dit : « Quand une fête commence le samedi soir, il faut dire deux bénédictions, l’une pour saluer le départ du Chabbat (havdalah) et l’autre pour saluer l’arrivée de la fête (kiddouch) ; nous devons d’abord dire la havdalah, puis le kiddouch. » Rabbi Hanina explique la raison de cette succession : l’heure à laquelle finit le Chabbat et débute la fête peut être comparée à celle où un roi quitte une ville tandis que le gouverneur y entre ; on escorte d’abord le roi, puis l’on s’avance au-devant du gouverneur pour le saluer (Pessahim 103a).
[15] Rabbi Meir Ibn Gabbai, Tola’ot Jacob, Varsovie 1876, pp. 49, 38. Cf. aussi ha-Manhig, 70 ; Mahzor Vitry, p. 116 ; Or Zarou’a, II, 49b.