Par une sombre soirée du mois d’août

lundi 25 décembre 2017
par  Paul Jeanzé
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Je venais de passer une journée vraiment très étrange, une journée pendant laquelle il m’avait été absolument impossible de démêler le vrai du faux. Maintenant que j’étais à l’abri dans mon appartement, je m’installai immédiatement à mon bureau, espérant trouver dans ce petit espace un peu de repos et de réconfort. Malheureusement, au lieu de la protection attendue, ce fut la réalité la plus crue qui vint brutalement se rappeler à mon existence : mon premier manuscrit sommeillait dans le tiroir de droite ; les myriades de confettis qui une fois assemblés auraient pu constituer mon second récit virevoltaient dans une petite poubelle de table posée à même le sol ; la sacoche qui m’avait accompagnée toute la journée, et dans laquelle se mélangeaient à la fois des documents professionnels et mon carnet de notes, gisait maintenant tristement à mes pieds ; enfin, en retrait dans un coin de bureau que ma lampe faiblarde n’arrivait jamais à atteindre, étaient étalées les feuilles de brouillon d’un troisième récit bien mal entamé. En ce début de soirée, en repensant à mes écrits les plus récents, je devais bien admettre que je m’étais de nouveau fourvoyé, et qu’au lieu d’ordonner patiemment tout ce que j’avais pu précieusement noter dans mon carnet, j’avais laissé filer de façon désordonnée mes lubies sur le papier, espérant sans doute secrètement que de tout ce fatras naîtrait de façon miraculeuse un récit parfaitement limpide et cohérent. N’était‑il pas pitoyable cet apprenti alchimiste, incapable de maîtriser toute cette matière brute afin d’en obtenir quelque chose qui lui rapporterait de l’or ? En regardant de nouveau autour de moi la nature morte de mes projets avortés, je me sentis accablé, tant cette journée du mois d’août semblait vouloir se terminer, sinon tragiquement, au moins dans la désillusion et le découragement le plus total.

En de telles circonstances, ce cher Moïse aurait certainement su trouver des paroles réconfortantes ; il aurait certainement pu, sinon m’aider, au moins me redonner le sourire avec une de ces petites histoires dont il avait le secret. Hélas, Moïse venait de tranquillement quitter ce monde, et sans lui, au-delà de cette lancinante tristesse qui m’envahissait depuis une semaine, je me sentais ce soir terriblement seul. Il m’était encore difficile de dépasser ce chagrin qui me submergeait, et c’était sans doute pour cette raison que de nos conversations, il ne me restait pour l’instant en tête que des bribes confuses ; et puis, il y avait cette petite boîte qui se cachait sous les feuilles, un peu à l’écart sur mon bureau, une petite boîte que je ne cessais de fixer, et que selon les dernières volontés de Moïse, je ne devais ouvrir qu’à l’aube du huitième jour. Ce soir, si je n’osais faire le décompte du nombre de soirées écoulées depuis sa disparition, c’était certainement le signe que cela faisait maintenant sept jours que Moïse avait rejoint la Terre de ses ancêtres ; sept jours qu’il reposait à Jérusalem, lui le Juif qui n’avait pourtant presque jamais quitté le petit appartement de l’immeuble contigu à celui dans lequel je louais un petit logement depuis un peu plus de deux ans.

J’atermoyai encore pendant de longues minutes ; ma journée avait été harassante, et une bonne nuit de sommeil me semblait la chose la plus raisonnable que je pusse faire tellement je me sentais épuisé mentalement. Malgré toute cette fatigue qui inexorablement m’accablait, j’hésitai à me coucher, tant je redoutai de ne pouvoir m’endormir paisiblement ; je songeai à ce que Moïse m’avait souvent indiqué quant à l’étude de la Torah, que la Nuit y était propice, et que souvent on pouvait apercevoir la lumière là où on ne voyait habituellement que des ténèbres, de la même façon qu’il nous était très fréquent de sombrer dans les ténèbres en pleine journée. Je me levai lentement, et fis quelques pas en direction de la fenêtre. La nuit venait de tomber, et de mon poste d’observation, je ne pouvais rien voir sinon la morne façade des bâtiments voisins. J’ouvris la fenêtre et levai la tête vers le ciel. S’il était encore trop tôt pour contempler la moindre étoile, je savais pertinemment que même au cœur de la nuit la plus profonde, les lumières de la ville m’empêcheraient de contempler ce spectacle. Au loin me parvenait très distinctement le bruit continu de l’autoroute qui inlassablement égratignait de jour comme de nuit les flancs de la petite ville sans que jamais cette dernière ne songeât un seul instant à protester. Au milieu de cette atmosphère que je croyais pourtant peu propice à la rêverie et à la résurgence de mes souvenirs, je commençai pourtant à entendre dans le lointain l’écho des paroles que mon vieil ami avait pu prononcer lors des soirées que nous avions passées ensemble ; j’oubliai comme par enchantement le bruit de l’autoroute, et imaginai au‑dessus de moi les étoiles qui devaient commencer à illuminer le ciel. En retournant à pas lents à mon bureau, je fixai longuement la boîte, sans prêter la moindre attention au désordre qui régnait autour d’elle. Il m’était difficile de décrire ce que je ressentais. C’était… c’était comme si l’âme de Moïse venait de se déployer dans l’ensemble de la pièce ; comme si elle avait eu besoin d’un peu de temps pour se détacher en douceur de son corps avant de venir me visiter. Autour de moi, je sentis comme une présence rassurante, et sans avoir la terrible impression de devoir profaner une tombe, j’ouvris le plus délicatement possible, non sans énormément d’émotion, le petit reliquaire. À l’intérieur, je découvris une petite Torah ainsi que la courte lettre qui l’accompagnait :

Mon jeune ami,

J’espère que tu accepteras cette étrange requête dont je te fais aujourd’hui le dépositaire. Je souhaiterais que tu enterres pour moi cette Torah dans un petit coin de montagne que je te laisse le soin de choisir. J’aurais tant souhaité poursuivre nos rendez‑vous chabatiques, mais je sais que mon séjour sur cette terre touche à sa fin, car si je peux remercier Hachem [1] d’avoir préservé intactes mes facultés intellectuelles, je sens bien que mes forces physiques me quittent rapidement ces derniers temps.

Avec toute mon affection,
Moïse


[1Mot hébreu que l’on peut traduire par « l’Éternel »


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