Chapitre quatre : Coups d’œil dans le métro
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Contrairement à ce que j’avais cru entrevoir, je ne pus me remettre en marche aussi rapidement que je l’aurais souhaité ; de très longues minutes me furent encore nécessaires pour que je revinsse complètement à la réalité, tant les pensées qui s’accumulaient au sein de mon esprit rendaient confuse la perception du monde qui m’entourait. Après l’épisode appelé ironiquement silence radio, il m’était pour l’instant bien difficile d’imaginer quel développement donner à cette journée si particulière. D’ailleurs, allais-je réussir à passer à autre chose ? allais-je pouvoir simplement continuer cette histoire et oublier la mésaventure de cette fin de matinée ? Face à cette impasse, je regrettais qu’il me fût impossible de revenir en arrière afin de dévier le cours d’événements dont je savais à présent qu’ils avaient pris la mauvaise direction ; mais, las de constater que jamais cette possibilité ne me fût effectivement accordée, j’avais fini par accepter avec fatalité mon incapacité à m’extraire de situations au milieu desquelles je savais pourtant pertinemment que là n’était point ma place. Au cours de cette matinée, mes propres gestes m’avaient échappé ; ma langue s’était déliée de sa propre initiative ; mes pieds s’étaient mis à courir sans mon accord ; et plus je parlais, plus mes pieds s’étaient emballés, de plus en plus vite, à un point tel qu’il m’était devenu pénible d’émettre le moindre son ; je m’essoufflais, je m’étranglais, je m’asphyxiais, mon cœur allait exploser… mon cœur va exploser ! Je dois absolument ralentir ; m’arrêter ; m’asseoir quelques instants sur ce muret afin de recouvrer autant mes esprits qu’une respiration sereine et régulière…
J’ose enfin croire que je peux me lever ; j’ose enfin croire que je peux marcher, doucement, tout doucement, même si je dois rester encore très prudent, extrêmement prudent ; ne brusquons surtout pas les choses… Oui, je crois que je peux enfin me lever et me promener tranquillement comme j’aime à le faire habituellement ; lorsque je flâne à ma guise, souvent mon esprit se repose en même temps que mon corps se détend, et ma balade de glisser vers une paisible divagation. Certes, je sais pertinemment que là non plus je ne contrôle pas vraiment mes gestes, mais au moins le fais-je à mon rythme, un rythme très lent, un rythme qui me permet de contempler sereinement le paysage qui s’offre à mes yeux.
Lors de mes fréquentes visites dans la capitale, j’appréciais en arpenter nonchalamment les longues et rectilignes avenues, et ce jusqu’au moment où je croisais l’entrée d’un parc ou d’un jardin vers lequel je me sentais irrésistiblement attiré. J’aimais me promener dans ces lieux où s’entassaient sous mes yeux étonnés, des centaines de personnes visiblement heureuses de se satisfaire de ce minuscule coin de nature que l’homme se faisait aujourd’hui un devoir de préserver, après avoir pourtant inlassablement érigé à perte de vue des bâtiments massifs de plusieurs étages, faisant disparaître en quelques décennies les champs et les forêts qui coexistaient là pacifiquement depuis de nombreux siècles. Il était presque touchant de voir combien le citadin moderne accordait un culte aussi dévoué à la nature, lui qui paradoxalement persistait à habiter sur de larges étendues où cette dernière n’existait plus que de façon parcimonieuse et artificielle. Avait‑il seulement conscience que dépérissaient non loin d’ici des régions entières dans lesquelles d’immenses futaies se lamentaient en silence d’avoir été au gré des années vidées de leurs promeneurs du dimanche ? ainsi ce père qui initiait son enfant à la cueillette des champignons, et surtout à la délicate responsabilité d’avoir un secret à jalousement préserver ; ce père qui maintenant devait se contenter de sourire tristement en apprenant à son fils à ne pas se couper bêtement en ouvrant la petite boîte de conserve d’où débordait un liquide brunâtre et visqueux dans lequel baignaient de rachitiques champignons. À la mémoire de cette campagne qu’il croyait disparue, l’homme avait alors érigé pour ses enfants, en plein cœur de la ville, un hommage dédié à la nature. L’initiative était certes fort louable, mais était‑il conscient que l’ouverture d’un sanctuaire ou d’un musée signait généralement l’arrêt de mort dans notre quotidien de ce qui y était exposé ? un peu comme l’étaient ces majestueux lits à baldaquin qui avaient accueilli tant de glorieux sommeils le temps d’une nuit ou d’une éternité, et devant lesquels le placide visiteur ne pouvait plus s’attarder, et encore moins s’y reposer, bousculé qu’il était d’un côté par les cohortes de touristes pressés de passer au château suivant, et sermonné de l’autre par le vigile chargé de réguler le flot continu de cette petite Histoire.
Néanmoins, et j’en étais à la fois ravi et troublé, l’atmosphère qui se dégageait de ce jardin si peu naturel avait ravivé en moi les souvenirs d’une époque douce et lointaine. Hélas, combien de temps pouvait‑on garder vivant le souvenir de ce qui n’était plus ? Combien de temps pouvait-on garder à l’esprit l’odeur de l’herbe sauvage qui nous montait aux narines dès lors que l’on s’accroupissait pour la caresser avec la paume de la main ? Combien de temps gardions-nous en mémoire la douceur du tapis de mousse qui nous accueillait et prenait la forme de notre corps venu s’y allonger ? Pendant combien de temps se souvenait-on du léger chatouillis de la petite fourmi qui devait nous escalader au prix de terribles efforts pour rejoindre sa colonie ? Aujourd’hui, quelles impressions et quels sentiments pouvaient s’épanouir dans l’âme du promeneur dès lors qu’il pénétrait dans un de ces parcs emmurés au milieu de la cité ? Peut-être lui revenait-il en mémoire la tendre nostalgie de la campagne de son enfance en redécouvrant dans ce timide espace, un monde rassurant dans lequel tout ce qui le composait avait été fidèlement reconstitué, et qui cohabitait finalement dans la plus heureuse des symbioses.
Le règne animal était représenté par d’énormes poissons rouges dont certains blanchissaient au fil de l’eau, et à la surface de laquelle barbotaient des canards colverts donnant inlassablement la becquée à leurs canetons nouveau-nés. Le passant qui se serait attardé pour contempler ce touchant spectacle aurait certainement remarqué qu’au sein de la couvée des huit canetons, il y avait un vilain petit canard, un plus faible que les autres, un plus frêle qui n’arrivait que péniblement à arracher une maigre brindille du bec de sa mère ; même au sein d’un univers artificiel, les lois de la nature reprenaient implacablement leur place. Avec un petit pincement au cœur, peut-être le promeneur se demanderait si le caneton malingre parviendrait à profiter du printemps ; s’il serait là pour admirer le lent réveil du règne végétal. Verrait-il les arbres bourgeonner harmonieusement et se couvrir de vert avant que chacun connût sa floraison particulière ? Verrait-il les cerisiers se draper d’un éphémère manteau rose et blanc, et le vieil érable sycomore aux branches tordues réussir cette année encore l’exploit de donner naissance à de jeunes pousses teintées de rouge après plus de trois cents ans d’existence ?
En dépit du caractère factice de sa naissance, j’étais vraiment heureux de pouvoir méditer paisiblement ainsi, accoudé au sommet du petit pont qui enjambait le cours d’eau traversant le parc ; et, si je me laissais finalement émouvoir par la beauté minérale des lieux, n’était-ce pas là le plus important ? Si le Divin avait si bien organisé la Nature, n’attendait‑il pas de l’Homme qu’il en prît soin, quitte à la faire revivre par tous les moyens, quand bien même la pérennité de ce petit parc coincé entre tous ces hôtels particuliers pût sembler bien illusoire, voire désespérée ? Il semblait si fragile, ce minuscule espace verdissant au milieu du béton, du goudron et de l’acier ; si fragile qu’une minuscule armée composée seulement d’une ou deux pelleteuses suffirait pour creuser sa tombe en une seule matinée. Pourtant, je me souvins avoir aperçu, devant l’entrée du parc, une herbe folle et vigoureuse qui se frayait un passage entre deux dalles dont les joints s’étaient dissous au cours du temps ; une mauvaise herbe, maugréerait certainement le cantonnier du coin en arrachant le vulgaire pissenlit par la racine. En vain, puisque dès le lendemain, une petite tache verte viendrait de nouveau s’immiscer dans le gris du béton, et peut-être alors la courageuse dent‑de‑lion, une fois le jaune de la fleur fané, verrait ses blanches aigrettes tendrement soufflées par une petite fille insouciante qui serait passée à sa hauteur. De l’Homme ou de la Nature, qu’il semblait finalement bien illusoire de savoir qui aurait le dernier mot. En mon for intérieur, j’espérais secrètement que l’être humain comprît un jour que sa destinée était étroitement liée à une nature resplendissante ; que l’homme, tout entouré qu’il fût par ses propres créations devenues aujourd’hui si envahissantes, ne resterait humain que s’il pouvait à loisir contempler l’arbre qui revivait à l’arrivée du printemps, cet arbre dont les bourgeons explosaient en fleurs violettes sous le doux réchauffement des rayons du soleil, et sous lequel il serait si agréable de se réfugier dès lors que l’été aurait orgueilleusement établi son règne. Devant un spectacle si éclatant, l’homme devait absolument prendre conscience qu’il se trouvait face à quelque chose d’essentiel, qu’il se retrouvait face à cette authenticité que seule la nature pouvait lui offrir, mais qu’il avait bien souvent tendance à oublier ; devant ce merveilleux spectacle, l’Homme devait se sentir en pleine communion avec la Nature ; il devait se sentir au milieu du Monde sans ressentir le besoin impérieux autant qu’absurde de devoir être constamment informé sur tout ce qui se passait à la surface de la Terre. Ami lecteur, vous qui aurez peut-être trouvé ce petit développement un tantinet naïf, qu’un jour vous prît l’idée singulière de tenter par vous‑même l’expérience…
Depuis que j’avais retrouvé ce petit écrin de nature au détour d’une avenue, j’avais presque réussi à oublier que la ville abritait des centaines de milliers d’habitants, et que parmi cette multitude, nombreux étaient ceux qui couraient inlassablement autour du parc en piétinant une large allée tapissée de fins graviers. D’ailleurs, à une époque où d’aucuns s’inquiétaient de voir certaines civilisations disparaître de nos écoles, peut-être seraient-ils ici rassérénés de constater combien les fines tenues sculpturales et leur trop-plein de couleur coexistaient en parfaite harmonie avec les pâles statues des éphèbes grecs qui bordaient le canal que je surplombais, l’association des deux rappelant sans contestation possible le fameux épisode de la bataille de Marathon. Certes, l’on pourrait s’interroger de nombreuses heures durant sur le fait que le corps seul retenait aujourd’hui l’attention, au détriment d’une âme esseulée qui tombait peu à peu dans l’oubli, mais l’on préférait pour l’instant remettre Ad kalendas græcas l’opportunité de philosopher sur tout ce qui pouvait nous venir de l’esprit. O tempora, o mores…
Voilà comment mes pensées avaient cheminé à partir du moment où j’avais pénétré dans le jardin, tout du moins jusqu’à cet instant où j’acceptai enfin que je ne fusse pas seul. Parce que sa proximité m’embarrassait, j’avais souvent besoin d’un petit temps d’adaptation pendant lequel je feignais d’ignorer la présence des autres êtres humains. Puis, car il me fallait bien contempler la Création dans son ensemble, je commençais à les observer, avec méfiance tout d’abord, avant de céder à la curiosité, et enfin à l’étonnement quand je croyais percevoir dans ceux qui m’avaient semblé a priori si étrangers, l’ombre de mon propre reflet. C’était d’ailleurs en observant attentivement mes contemporains que j’apprenais le mieux à me connaître ; mais prudent, parce que j’aimais autant la solitude que ma tranquillité d’esprit, dès l’instant où je croyais voir dans mes frères humains ce petit quelque chose qui m’aurait irrémédiablement rapproché d’eux, je reprenais prudemment mes distances sur la pointe des pieds, faisant ainsi bien en sorte que personne ne remarquât ma présence.
Pour l’heure, accoudé sur le parapet de la passerelle, je pouvais étudier très tranquillement la foule, tant la plupart des regards étaient tournés vers bien d’autres horizons que la petite construction qui enjambait le petit ruisseau alimentant le vaste bassin du parc. Au milieu du gazon, il y avait par exemple cet homme qui depuis un long moment certainement, tant son maillot de corps était trempé de sueur, répétait inlassablement les mêmes gestes : vêtu d’un vieux pantalon de survêtement bleu marine devenu difforme avec le temps, il débutait son mouvement en se dressant sur la pointe des pieds pour ensuite lever ses bras au-dessus de sa tête ; il prenait alors d’infinies précautions pour les étirer le plus haut possible en croisant les doigts, les paumes de ses mains étant quant à elles tournées vers l’extérieur ; à cet instant, il était si tendu vers le ciel que son maillot trop court laissait entrevoir un torse bâti sur la perfection du moment : musclé, bronzé et imberbe. Certainement estimait-il que sa position avait atteint son zénith, car il s’accroupissait soudainement, et tel un félin quittant son affût, il effectuait un impressionnant bond vers l’avant où l’important était, non seulement la distance effectuée, mais également la qualité de la réception, qu’il s’appliquait à rendre parfaite. Il se relevait après de longues secondes, relâchait un court instant sa concentration tout en jetant un air faussement modeste à l’endroit de l’impact, et non sans avoir attentivement balayé les alentours pour vérifier qu’il eût au moins une spectatrice, il revenait à sa position originelle avant de recommencer son étrange mouvement perpétuel. À mon grand étonnement, la mécanique du sportif semblait parfaitement bien huilée, car elles étaient effectivement quelques-unes à observer discrètement le manège ; plus surprenant encore, certaines des admiratrices donnaient l’impression de dialoguer avec lui, ainsi ces deux jeunes femmes que l’on pouvait voir le long d’un grillage faire de lancinants étirements au même rythme que les mouvements de l’homme au survêtement, leurs prunelles de chasseresse savamment cachées derrière une casquette profondément vissée sur leur tête fixant à la fois la concurrence et leur cible bondissante ; le chasseur n’est pas toujours celui qui croit l’être. Je regardai l’exhibition se reproduire à une ou deux reprises, puis une fois l’attrait de la découverte passée, je détournai le regard d’un air circonspect ; je me sentais si étranger au monde de la séduction… non que je trouvasse ce ballet déplacé, mais j’avais l’intime conviction que je ne serais qu’un bien piètre cavalier au milieu de cette danse.
Peut-être me sentirais-je plus à mon aise au milieu des participants à la ronde autour du parc, alors qu’au fil des tours me reviendraient en mémoire les farandoles de la cour d’école, à une époque où Gugusse faisait encore danser les filles avec son violon. Si je rêvassais en ce sens un court instant, je me rendis néanmoins rapidement à l’évidence : tout ce petit monde qui tournait, qui tournait encore et toujours, disposait maintenant de quoi embarquer autour du bras sa propre musique qu’il écoutait à l’aide de larges écouteurs leur recouvrant l’intégralité des oreilles ; il était à craindre que même en s’escrimant de toutes ses forces sur son archer, rares auraient été les auditrices sensibles à l’interprétation du pauvre violoniste. Non, il était plus raisonnable que je ne me fisse plus aucune illusion, et que j’acceptasse mon incapacité à m’immiscer puis à m’intégrer dans les cercles que je considérais, sinon fermés, au moins trop impressionnants pour mon émotive personnalité, les événements du matin m’ayant clairement montré qu’il était effectivement des sphères si tourbillonnantes que je m’en trouvais à chaque fois éjectées ; alors, si au milieu d’un manège quelconque j’aspirais à vraiment me retrouver, que je me contentasse de celui qui avait bercé ma jeunesse et qui aujourd’hui encore, égrainant de naïves mélodies au son d’un vieux flonflon, continuait de tourner pour le plus grand bonheur des enfants.
Quel garçon ne s’était en effet jamais imaginé à la place du petit prince en grimpant dans la réplique miniature d’un biplan, ce même garçon qui prenait un air étonné quand il croisait le regard admiratif de la fillette élégamment juchée en amazone sur son cheval de bois, et dont le cœur se serrait chaque fois que l’aéroplane et son pilote s’élevaient dans les airs. Une fois adultes, quand l’un et l’autre auront peut-être oublié ces naïfs souvenirs de manège, que jamais ils n’en viennent à mépriser les adorables rêves du monde enfantin si l’envie leur prenait de faire un bout de chemin ensemble, après s’être croisés lors d’une infernale course poursuite autour d’un parc.
Empruntant un petit escalier composé de trois marches en pierres, je préférai donc m’éloigner du tourbillon des adultes pour me rapprocher du lent mouvement circulaire du carrousel, persuadé que là je m’y sentirais plus à mon aise. Dans un coin d’ombre, j’aperçus des balançoires semblables à celles dans lesquelles j’adorais monter du temps de mon enfance : composées de deux places en vis‑à‑vis, elles avaient l’allure de ces fiers vaisseaux qui, au lieu de fendre l’eau, montaient et descendaient entre ciel et mer. J’étais alors le capitaine à la barre d’un fabuleux hollandais volant, et sans rien connaître de sa funeste destinée, grisé par la vitesse et le roulis qui me tournaient la tête, je me levais et grimpais sur les accoudoirs de la nacelle avant de pousser un cri de victoire, telle l’intrépide vigie tonnant du haut de sa hune : « Terre en vue ! Terre en vue camarades ! À nous les trésors de ces contrées fabuleuses et inexplorées ! » ; et, si tout à coup je vacillais, ce n’était pas en raison de mon équilibre rendu précaire par la forte houle, mais par la surprise d’entendre une voix fluette en provenance du rivage qui s’époumonait : « Ho ! Hé ! Du bateau ! Ho ! Hé ! je peux monter jouer avec toi ? » À ce moment-là, c’était une autre forme de tempête et de vertige qui s’emparait invariablement de mon être.
Il était si doux de retomber en enfance, et ce d’autant plus facilement que du côté des chevaux de bois comme des balançoires j’assistai, assis sur un banc, à des scènes identiques à celles que j’avais pu vivre autrefois : ici, c’était un enfant qui s’époumonait, perché au sommet d’une balançoire ; là, c’était une petite fille sur son cheval de bois qui dévisageait un jeune aventurier dans son avion. Mes souvenirs d’enfants n’étaient dès lors plus seulement des souvenirs ; ils reprenaient vie et virevoltaient sous mes yeux. Alors, au moment où je croyais enfin être à ma place, au moment où je m’imaginais moi-même décoller pour effectuer une traversée au-dessus de l’immensité de l’océan en direction d’un continent encore vierge, j’aperçus un père attentionné aider son fils à descendre de l’avion pour ensuite l’installer dans un camion de pompier. Dès l’instant où je vis le père rire aux côtés de son enfant, une vague de tristesse vint de façon impromptue me visiter ; elle s’accentua quand plus loin, sur la balançoire, j’entrevis un capitaine débutant larguer les amarres sous le regard d’une mère légèrement inquiète. Je me sentis tout à coup comme un intrus au milieu de ce petit univers familial. Était-ce ma vie qui doucement s’écoulait qui provoqua en moi cette soudaine mélancolie ? Cette impression me fut d’autant plus troublante que je n’étais pas encore certain d’avoir assez vécu pour que déjà les regrets pussent me submerger en apercevant un père rire aux côtés de son fils ; il me semblait encore si loin le temps d’aimer… Malgré ce léger voile de grisaille qui de temps en temps me visitait, je préférais pour l’instant vivre seul parmi les autres, certain qu’il n’y eut que cet état pour me rapprocher le plus près possible de ce que j’osais parfois nommer liberté.
Quittant des yeux les acteurs du manège dont je commençais à doucement m’éloigner par la pensée, je tournai la tête en direction des deux gros chênes qui baignaient d’ombre les balançoires. Sous l’un deux, il me sembla apercevoir un champignon. De l’endroit où je me trouvais, je n’osais imaginer qu’il pût s’agir d’un cèpe, malgré le pied trapu et la couleur noisette de son chapeau que je parvins vaguement à distinguer ; et, si dans les forêts de mon enfance, une telle rencontre au détour d’un talus moussu fût courante, là, au milieu de la cité, c’était un véritable trésor, voire un miracle qui s’épanouissait devant mes yeux. Je m’approchai doucement et m’apprêtai à identifier le cryptogame quand le sol se mit à trembler : une cavalcade de gamins passa devant moi et piétina le malheureux avant que je pusse procéder à son identification. Je m’agenouillai, interloqué devant toute cette insouciance qui venait de répandre des lambeaux de chaire tendre et innocente sur un sol légèrement humidifié par la rosée. Devais-je admettre que le temps de l’enfance apportât également son lot de férocité, et que ces rêveries qui avaient pris forme au milieu de la verdure, me redonnant alors un peu d’espérance, approchaient inexorablement de leur terme ? Sans doute, car mon intuition sembla se confirmer peu après, lorsqu’en quittant le parc verdoyant, je dus me résoudre à reprendre mon chemin dans un univers où tout concourut à rendre mes pérégrinations beaucoup moins enchantées que ces quelques instants passés auprès du paisible carrousel.
Sortant silencieusement du parc, je contournai prudemment un kiosque à musique depuis longtemps endormi ; pauvre gloriette dont l’heure n’était plus, alors que jadis elle avait régulièrement accueilli trois petites notes de musique pour le plus grand bonheur des amoureux des bals musettes. Si j’étais passé plus près de lui et que le bruit de mes pas sur les graviers l’eût réveillé, qu’aurait-il fait sinon tenter désespérément d’insuffler au sein de mon être un air triste et nostalgique ? En lui jetant un regard coupable, je fis la courte prière qu’un plus courageux que moi saurait un jour le tirer délicatement de sa torpeur après un si long soupir ; un qui saurait rallumer à ses pieds d’intenses feux de braises comme ceux qui brillaient dans les yeux des amants de la Saint‑Jean. De mon côté, résigné, affligé de me retrouver si impuissant au milieu de ce présent qui de nouveau poussait sans ménagement le passé vers l’oubli, je me dirigeai à regret vers des escaliers qui s’enfonçaient sous le béton pour rejoindre les dédales du métropolitain.
Je n’avais jamais été un grand admirateur des mondes souterrains, et si dans l’antiquité ces lieux infernaux permettaient aux morts de reposer en paix, ils étaient aujourd’hui envahis tôt le matin jusqu’à tard le soir par une humanité grouillante et pressée. Au moment de plonger dans les entrailles de la terre, je me souvins que l’après‑midi était à peine entamée, moment de la journée qui voyait s’installer en ces lieux une sorte d’entre‑deux relativement paisible où l’agitation qui régnait le reste du temps reprenait son souffle, précieux instants de répit pendant lesquels toute une population fatiguée par l’incessant brouhaha du matin en profitait pour somnoler un peu avant la cohue du soir ; ainsi, dans une atmosphère de moite torpeur, tout en longeant une longue succession de corps étendus à même le sol, j’arpentai de longs couloirs déserts avant de déboucher sur des quais clairsemés.
Parce que j’avais quelques stations devant moi à regarder passer, je m’imaginai de façon ingénue ouvrir un livre et en feuilleter quelques pages sans la crainte d’être inexorablement rejeté dans le fond de la rame. Habituellement, je ne lisais pas dans le métro, je devais bien l’admettre à contrecœur : anonyme banlieusard perdu au milieu des autres, j’apportais chaque matin et chaque soir de la semaine mon infime participation à l’humanité grouillante et pressée. Pendant ces moments qui m’angoissaient terriblement, je tentais de résoudre l’équation suivante : me positionner dans la rame de telle sorte que je ne gênasse personne, avec la contrainte qu’il ne me fallait surtout pas que je m’éloignasse des portes, tant j’étais pétrifié à l’idée de ne jamais avoir le temps de descendre à l’arrêt souhaité. Non seulement déranger les autres voyageurs afin de m’extraire de la rame me procurait mille tourments, mais j’éprouvais de surcroît une irrépressible honte intérieure de me savoir à peine capable de me frayer un passage au milieu des autres passagers. Je ne comptais plus le nombre de fois où j’avais vu les portes du métropolitain se refermer avant que je pusse y entrer ou en descendre, de la même manière qu’il m’arrivait fréquemment d’assister sans réagir à la fermeture des portes d’un ascenseur. Ces multiples contretemps me rendaient d’autant plus songeur qu’il ne me semblait pas que je fusse quelqu’un de spécialement nonchalant ; malgré tout, cela n’était visiblement pas suffisant pour vivre au rythme des dispositifs mécaniques que l’homme construisait et automatisait pour simplifier son existence. Aussi, dans ces lieux qui m’étaient hostiles, souvent la nervosité me gagnait, et c’était toujours avec une terrible boule dans le ventre que je sillonnais les couloirs du métro ; et c’était un énorme soulagement lorsque j’arrivais à m’en extirper sans encombre pour enfin remonter respirer à l’air libre.
Dans ces conditions somme toute très banales pour le citadin ordinaire, je ne pouvais que difficilement m’abandonner à la lecture ; mais que dire de la panique qui me saisissait dès lors que je repensais à la terrible histoire de cet homme dont le long manteau serait resté coincé dans les portes au moment de sa descente du métro, et qui aurait alors péri écrasé entre la rame et les murs du tunnel après avoir été traîné par terre sur toute la longueur du quai. On racontait d’autres fables encore plus délirantes : de pauvres bougres désespérés viendraient jusqu’à mettre fin à leurs jours en se jetant sur les rails au passage de la rame ; fort heureusement de tels récits ne devaient certainement relever que de la légende, car autant je pouvais tolérer que le monde dans lequel j’évoluais pût être difficile, autant je refusais de croire qu’il fût désespérant. Alors, pour me rassurer et retrouver un peu de baume au cœur, me revint en mémoire cette scène qui aujourd’hui encore me semblait complètement irréelle : une très belle femme, talons hauts, habillée d’un long tailleur chatoyant, monte adroitement dans la rame un livre au bout des doigts, puis se faufile de façon voluptueuse au cœur d’une foule compacte et grise ; elle ne se tient à rien, sinon à son histoire ; à aucun moment elle n’aura détourné le regard de son livre. Même au milieu de l’enfer, on pouvait parfois avoir rendez‑vous avec la grâce.
En pénétrant dans la rame, je constatai que les touristes étrangers étaient les principaux maîtres des lieux : enroulées autour des barres métalliques, il y avait là de jeunes et sensuelles Allemandes en mini-short aux cheveux très longs et très blonds ; elles regardaient de haut un tapis de touristes nippons qui devaient faire le même poids que l’énorme appareil photographique qu’ils portaient autour du cou, et dont on pouvait imaginer qu’il contînt plusieurs centaines de clichés des Italiens assis non loin de là, et qui tentaient de leur côté, à l’aide d’une gestuelle complexe que soutenait une diction d’une prolixité impressionnante, de se faire comprendre d’un troupeau d’hispaniques préoccupés quant à eux de rentrer le plus vite possible dans leur auberge. Installée au milieu de ces attractions touristiques et nullement gênée par l’impressionnant brouhaha qui en résultait, une imposante femme noire drapée dans un boubou, et dans le dos de laquelle dépassait la grosse tête d’un bébé aux cheveux incroyablement crépus, conversait avec l’interlocutrice de son téléphone portable d’une voix à la fois puissante et traînante ; plus loin, deux autres femmes, voile au vent, discutaient tranquillement en arabe autour d’une poussette où en d’autres circonstances on aurait pu entendre le souffle régulier de l’enfant qui dormait.
Transporté au cœur de cette atmosphère turbulente dans laquelle il allait m’être tout compte fait quelque peu difficile de trouver la concentration qui eût été nécessaire à ma lecture, je restai subjugué par la scène, tant elle semblait symptomatique de ce que l’on pouvait parfois observer dans le métropolitain. Symptomatique, mais néanmoins rassurante pour l’être humain qui aimait à retrouver dans les livres les mêmes représentations qu’il pouvait se faire du monde qui l’entourait, cet univers purement imaginaire qu’il appelait pourtant de façon si crédule, la réalité.
Alors que le tableau de ce voyage souterrain semblait presque entièrement achevé, un voyageur discret, assis sur un des strapontins collé aux portes, leva les yeux de son livre. En contemplant la scène, il remarqua qu’il manquait un petit quelque chose pour la rendre parfaite. À proximité des deux femmes dont l’apparence à peine voilée lui permit de déduire qu’elles étaient musulmanes, il se dit qu’il manquait l’indispensable Juif de service. Oui, l’arrivée d’un Juif dans le train‑train du quotidien comme dans celui des bouquins, et j’avouais moi-même ne pas toujours comprendre la raison profonde de cette irruption irrationnelle, faisait toujours son petit effet. Aussi, dans le seul but de déroger aux habitudes qui rendaient parfois l’existence un peu monotone, mais également pour réveiller le lecteur assoupi et remettre sur les bons rails celui qui se serait égaré à la suite de tous ces aiguillages, je décidais à la dernière minute de faire disparaître ledit Juif de cette anecdotique saynète, et de l’envoyer se rhabiller. À cet instant précis donc, le lecteur, qu’il soit assis sur un strapontin du métro ou confortablement installé dans son canapé, et qui n’avait finalement pas d’autre alternative que de se fier aux apparences qu’on voulait bien lui décrire, ne pouvait qu’ignorer le subtil subterfuge qui allait me permettre d’endosser le rôle, et non l’accoutrement, du fameux Juif en question. En effet, si vous deviez me croiser dans la rue, il serait fort peu probable que vous vous retournassiez sur mon passage en vous exclamant : « Tiens, voilà un Juif ! », tant ma physionomie était bien peu orthodoxe en regard de celle des Juifs du même nom : pas de barbe ni de peot [1] côté capillarité ; et encore moins de Shtraïmel [2] qui élégamment viendrait rehausser le long manteau noir et la chemise blanche au-dessus des chaussettes montantes côté prêt‑à‑porter. Certes, je portais bien un pantalon fameux, un de ces jeans Levi Strauss 501 qui avait rendu célèbre ses concepteurs, mais je doutais que l’observateur le plus scrupuleux vît dans ce vêtement devenu très conventionnel dans nos contrées, la judéité de son inventeur, même si en matière de confection, il n’était pas rare de croiser de nombreux Juifs au détour d’un petit sentier. De plus, comme je portais des chaussures irlandaises et une chemise fabriquée en Chine, et en n’omettant pas de préciser que j’étais né en France, j’étais finalement un parfait exemple de ce qui pouvait se faire de mieux sur le plan cosmopolite, à un point tel que j’étais persuadé, à tort sans doute, que ma présence au sein d’une société dite multiculturelle ne pût jamais être remise en cause. Comme signe distinctif, je portais bien une étoile de David en pendentif, mais comme je prenais toujours soin que jamais elle n’arrivât à la surface de mon col de chemise, il était peu probable que mon communautarisme honteux fût un jour démasqué ; l’étoile restait toujours sagement invisible et c’était bien mieux ainsi, malgré les maudites questions qui pourtant venaient sans cesse effleurer les limites de ma bonne conscience : était‑ce pour préserver mon intimité que j’agissais de cette manière ? pour garantir ma sécurité ? pour éviter de me demander qui j’étais vraiment ? Ce dont j’étais certain en revanche, c’était que lorsque je me retrouvais seul, par exemple à flâner paisiblement au milieu des chênes d’une forêt domaniale, ou beaucoup plus rarement lorsque je me rendais dans une synagogue pour y avoir été invité par une vague connaissance à l’occasion d’une cérémonie quelconque, alors mon étoile recouvrait la liberté de se balancer à sa guise autour de mon cou, dans un sentiment de joie et d’anxiété mêlées.
Malgré les incessants soubresauts de la rame de métropolitain que je venais de longuement décrire, je reposai aussi soigneusement que possible mon carnet de notes et mon stylo dans ma sacoche. L’écriture avait sur moi cet effet à la fois bénéfique et paradoxal : en même temps que je décrivais le monde qui m’entourait, celle-ci avait le don de m’en isoler ; malgré le chahut qui régnait autour de moi, ce dernier s’était fait de plus en plus lointain, et j’envisageais même passer le reste du trajet à lire quelques pages. À mon grand désarroi, car sans doute était-il déjà écrit ailleurs que dans ce récit que jamais cette occasion ne me serait accordée lors de ce périple, ce fut le moment que choisit un homme, dont je ne sus immédiatement définir la provenance, pour venir se précipiter au milieu des voyageurs à l’instant même où les portes se refermaient. Il était affublé d’un vieil accordéon qui pendait bêtement à son cou, et en plus de la guitare qui dodelinait dans son dos, il était accompagné d’un ersatz de sono maintenu en un seul morceau par du gros ruban adhésif, une sono si bringuebalante et si rafistolée que l’on pouvait espérer que jamais elle ne pût fonctionner ; hélas, je devais constater quelques instants plus tard qu’elle marchait comme sur des roulettes… Sans même jeter le moindre regard à l’assistance qu’il venait de prendre au piège, l’homme mit en route son matériel et l’amplificateur de fortune commença à cracher une musique si assourdissante, que pendant un instant infime je songeai à l’infâme : je regrettai qu’un long manteau n’eût un jour définitivement ralenti sa course… car quelle autre pensée pouvait nous venir à l’esprit dès lors que l’on se retrouvait en présence d’un emmerdeur pareil ? N’était-ce pas là le juste sort qui devait frapper sans pitié aucune un aussi sinistre personnage, si seulement son apparence avait été proche de la mienne, si seulement je n’avais pas rapidement compris que j’avais affaire à un… comment dire… un « rom » ? (non) un « roumain » ? (non plus) « un romanichel » ? (passé de mode) un « tzigane » ? (trop musical) un « gens du voyage » ? (trop terre à terre) un « étranger en situation irrégulière » ? (on se rapproche) « un pauvre type » ? (pas mal, mais trop vague) un « sans domicile fixe » ? (encore un peu trop vague) la « victime innocente d’un système capitaliste aveugle oublieux de l’homme » ? (trop politique, et un peu trop long également) ou bien encore un « migrant » ? (Oui, c’est ça ! c’est exactement le terme qu’il me faut employer !), j’avais affaire à un migrant, nouvelle appellation en vogue depuis que des vagues vigoureuses débarrassaient sur nos côtes leur encombrante et indigeste cargaison.
Ami lecteur, peut-être serez-vous étonné par tous ces atermoiements, mais mon époque avait ceci de particulier qu’elle m’invitait à être extrêmement prudent quant au vocabulaire que je devais employer, ainsi qu’à la façon dont il pourrait être interprété par mes contemporains ; aussi espéré-je que vous saurez excuser mes hésitations, et que vous comprendrez pourquoi je ne savais plus trop comment je devais vous décrire cet ennuyeux individu. Mes tergiversations étaient d’autant plus superfétatoires que j’étais persuadé que tout ce que je pouvais observer autour de moi n’avait pas pour finalité de se retrouver un jour dans les pages d’un livre ; aussi était-il complètement ridicule que je m’inquiétasse autant. Pourtant, malgré cette certitude qu’une fois écrites, mes pages à peine noircies rejoindraient le cimetière des manuscrits oubliés, je ne pouvais m’empêcher, dès lors que je me retrouvais face à mes textes avec rien d’autre que ma solitude pour me juger, de me sentir soumis à la néfaste influence de mon époque.
Afin d’éviter toute polémique, et maintenant cet encombrant développement, peut‑être aurais‑je été mieux inspiré d’écrire simplement, un peu plus tôt dans ce récit : « Au moment où je m’apprêtais à feuilleter mon livre comme j’aimais le faire à l’accoutumée dans ce lieu qui m’évoquait un des nombreux charmes de la capitale, un homme jovial se mit à jouer un sympathique air de musette à l’accordéon avec l’aide d’une ingénieuse sonorisation ». Grâce à l’expérience accumulée au gré des lectures successives de ce chapitre, il était évident qu’une telle formulation aurait été plus heureuse, plus adéquate, et j’irais même jusqu’à écrire, plus correcte. Malheureusement, dans la mesure où vous veniez d’accéder à ce paragraphe, il m’était absolument impossible de revenir en arrière.
Ainsi, ma rencontre bruyante et imprévue avec le joueur d’accordéon, avec ce migrant donc, m’avait définitivement coupé l’envie de lire. D’ailleurs, pour éviter de favoriser ce genre de vocations à l’avenir, et ainsi respecter le bien-être des voyageurs du métropolitain, peut-être devrait-on arrêter de perpétuer ce mythe stupide selon lequel un obscur musicien serait devenu du jour ou lendemain adulé par le monde entier après avoir été repéré dans le métro par un producteur en vue qui, par une coïncidence incroyable, passait justement par là ; car si l’olibrius que j’avais sous les yeux et dans les oreilles pouvait sembler avoir de vagues allures de tzigane, je doutais que le grand Django Reinhardt lui‑même eût poussé la solidarité ethnique au point de le prendre dans son orchestre, ce qui soit dit en passant faisait tomber à plat de façon astucieuse d’ailleurs, toutes les accusations de racisme dont j’aurais pu éventuellement faire l’objet si… Et puis zut ! peu importait que mon empêcheur d’écrire et lire en rond fût noir, jaune, rouge, marron, blanc ou vert, surtout que dans la majorité des cas il était quand même de notoriété publique que les emmerdeurs de tout poil fussent juifs ! Dans cette satanée rame de métro, mon emmerdeur était… un emmerdeur, et puis c’est tout ! merde à la fin ! c’est incroyable comment l’on peut perdre facilement ses moyens quand on vient se faire siffler dans les oreilles par… Ah non ! le voilà maintenant qui semble vouloir ouvrir la bouche… Ce n’est pas possible ! il ne va pas en plus se mettre à chanter ! Je vais finir par complètement…
« Yé ne sé pourkoi yalé dencé, a Sein-Yen, o-o musetté…
— Mais il m’a suffi d’un seul baiser pour que mon cœur soit prisonnier ! fredonnais-je intérieurement en tapant légèrement du pied. »
Je restai un court instant interloqué… Après avoir longuement dépeint de façon si peu glorieuse l’étranger, qu’il soit ici en visite touristique, ou là en tournée musicale, voilà que c’était lui qui venait me rappeler un salutaire air de France, un air gai et entraînant qui me faisait oublier immédiatement toutes ces pensées qui m’empoisonnaient ; de quoi rester perplexe et bien silencieux… Pourtant, à mon grand étonnement, voilà que je quittai promptement mon siège, m’élançai vers celui qui la seconde précédente n’était qu’un vulgaire importun, et lui demandai, au comble de l’excitation :
« Connaissez-vous la chanson Joinville Le Pont ? C’est une chanson de Bourvil ! Je crois que le refrain, c’est quelque chose comme :
À Joinville le Pont
Pon ! Pon !
Tous deux nous irons
Ron ! Ron !
Regarder guincher
Chez chez chez Gégène
Si le cœur nous en dit
Dis dis
On pourra aussi
Si si
Se mettre à guincher
Chez chez chez Gégène
Non ? Cela ne vous dit vraiment rien ? » Et me voilà, sous les yeux des touristes interloqués, emmanchant la guitare que l’homme avait derrière le dos, et de lui montrer avec empressement et enthousiasme les accords de la chanson : La majeur, fa dièse 7, Si mineur, et de chanter en prenant une voix de titi parisien la suite de la chanson grâce aux paroles lues à partir de mon téléphone connecté à la toile, ce qui me prouva une fois de plus que même la pire des inventions pouvait ponctuellement avoir son utilité. Sur ces entrefaites, le métro vint à s’immobiliser en bout de ligne ; j’avais depuis longtemps raté ma correspondance. Encore sous le coup de l’euphorie, je regardai avec une sorte de satisfaction béate les trois touristes hilares quittant la rame en arrosant copieusement le gobelet en plastique du musicien de pièces sonnantes et trébuchantes, certains qu’ils étaient d’avoir assisté à une convaincante scène de théâtre bien rodée ; quant au reste des voyageurs, ils avaient pour la plupart le visage fermé du banlieusard blasé qui avait déjà tout vu et tout entendu au cours de ses voyages quotidiens, le meilleur comme le pire, le pire surtout. Alors, à ma grande stupeur, tout en faisant s’entrechoquer le contenu de son gobelet, mon compagnon de fortune ironisa, dans un français parfaitement maîtrisé : « Pauvre gadjo, obligé qu’il est de se donner en spectacle dans le métro pour pouvoir chanter une chanson de son patrimoine qui se meurt ; et cruel détail, il a besoin de l’étranger à ses côtés pour parvenir à ses fins ; pouah ! c’est vraiment pathétique ; allez, sans rancune… ah ! et merci pour les piécettes ! Latcho drom ! »
La semonce était sévère, et je sentis monter à mes lèvres l’envie de répliquer. Au dernier moment, parce que je n’oubliais pas cette fois-ci le piètre orateur que j’étais, mais également parce que depuis quelque temps je tentais d’écouter les reproches qui pouvaient m’être faits, j’encaissais sans sourciller. Je devais également reconnaître que la saillie était loin d’être dénuée de vérité ; dans mon quotidien, il était finalement très rare que j’entendisse ces chansons venir s’épanouir au creux de mon oreille. Comme le pauvre kiosque de tout à l’heure qui n’avait plus rien d’autre à faire que de dormir pour l’éternité, que nous restait-il aujourd’hui de la valse musette des guinguettes ? Quelqu’un dans ce beau pays se souvenait-il encore de l’élégante Fifine qui chaque dimanche descendait son allée pour se promener au bord de l’eau en attendant d’ouvrir son établissement ou bientôt les chansons et les rires des danseurs inonderaient la campagne environnante ? Si je devais par inadvertance allumer la radio, qu’allait-il m’être aujourd’hui servi en pâture, sinon une insipide bouillie anglophone ; et si au milieu de ce tumulte parvenait de très rares fois à surnager une ou deux chansons en français, n’allais‑je pas immédiatement et amèrement regretter d’en avoir compris les paroles ? Comme tous ces chanteurs qui aujourd’hui avaient le vent en poupe, il y avait de quoi rester sans voix. Pourtant, il serait trop facile d’accuser le seul cirque médiatique de n’avoir que des clowns tristes et sans talent à nous mettre à disposition, car dans ma discothèque, possédais-je ne serait-ce qu’un seul disque qui me donnât l’envie irrépressible de me retrouver au milieu d’un parquet usé par des escarpins entraînés par le son de l’accordéon ? Chez moi, chez les autres, comme dans tous ces endroits où parfois une petite musique nous invitait à l’écouter pour nous faire patienter devant la longue file d’attente qui s’étiolait devant nous, existait-il encore la moindre trace de ce petit héritage musical dont l’âge d’or datait seulement du siècle dernier ?
Je me remémorai tout à coup avoir un jour commencé à griffonner quelques lignes sur le sujet, et j’éprouvai de façon pressante le besoin de retrouver le petit texte. Sans me soucier de la place au milieu de laquelle je venais de déboucher, je me hâtai en direction du banc public le plus proche ; et, une fois assis, j’exhumai avec impatience de ma sacoche mon précieux carnet de notes, le premier que j’étais vraiment heureux d’ouvrir depuis mon passage sur les bancs de l’école, ce carnet qui maintenant ne me quittait plus depuis que je m’étais lancé dans l’aventure insensée de l’écriture. En feuilletant les premières pages dont le contenu commençait un peu à dater, je retrouvai l’extrait en question et le relu attentivement :
C’est avec le refrain de cette chanson chantée par Bourvil en 1952 en tête que naïvement, j’espérais profiter d’une belle soirée d’été du côté des bords de Marne avec une amie. En sortant de la voiture, j’aurais déjà dû me méfier ; car si nous nous étions bien garés sous le pont (pon pon) de Joinville, c’était aussi celui de l’autoroute de l’Est d’où provenait maintenant non pas une douce mélodie, mais le vrombissement assourdissant des automobiles des rats des villes en partance pour des champs autres qu’Élysées. Le soleil couchant apportait une dominante ocre aux graffitis criards qui recouvraient presque en totalité les énormes piliers de béton au pied desquels, après une valse-hésitation, je décidais d’éloigner la voiture et de choisir pour son repos un petit chemin de terre le long d’une haie qui accueillait négligemment une foule abandonnée de matières plastiques. En empruntant le petit boulevard qui allait nous amener au bord de l’eau, je n’imaginais pas encore que l’établissement « Chez Gégène » était un des seuls survivants, sinon d’une époque révolue, au moins d’une France qui ne semblait plus alimenter que les cordes de ma guitare de mauvais garçon en quête de java bleue ; car malheureusement, le « petit Robinson » était parti s’installer sur une île déserte pendant que « Chez Mimi Sardine », on avait fini par retourner du côté de Marseille créer des embouteillages. Pire encore, en arrivant devant « Chez Gégène », établissement que je croyais encore être une guinguette, je ne découvris là qu’un bien triste linceul pour touristes en recherche d’un pittoresque pour lequel ils étaient prêts à payer n’importe quel prix.
En refermant le carnet, je souris quelques instants. Ce petit texte était un des premiers que j’avais écrits ; il ne m’était nullement nécessaire de regarder la date notée dans la marge pour m’en rendre compte tant il était truffé de multiples références aussi évidentes que maladroites, mais auxquelles le littérateur débutant que j’étais alors, et sans doute l’étais‑je encore, aimait à se raccrocher, tant je trouvais vertigineux de devoir écrire des phrases issues seulement de ma seule imagination. Aujourd’hui, si je continuais à avoir ce qui serait certainement considéré par les exégètes comme un défaut, je m’appliquais à tromper ces derniers en insérant dans mes écrits des références que je m’évertuais de rendre beaucoup moins explicites. Mais foin de ces considérations qui n’intéressaient personne d’autre que moi.
Là, levant le nez de mes écrits, je restais un moment interdit sous le coup de la brutale sensation qui me submergea ; j’eus subitement l’impression d’avoir atteint un autre monde, comme si le terminus de cette ligne de métro marquait la frontière entre ma propre civilisation et un territoire inconnu qui se révélerait immédiatement hostile. Certes, peut-être m’apparaîtrait-il d’ici quelques années plus accueillant, lorsque ladite civilisation aura fait un nouveau bond en avant, construisant toujours plus profondément au cœur de la dense et sauvage jungle de banlieue une nouvelle station de métropolitain supplémentaire. Pour l’heure, j’avais l’impression de me retrouver au milieu d’une de ces vastes esplanades qui firent les beaux jours de pays situés très loin à l’Est, d’immenses espaces la plupart du temps déserts, mais qui faisaient toujours le plein lorsque la Police qui empêchait tout un chacun de penser obligeait gentiment tous les camarades du pays à venir y célébrer publiquement je ne savais quelle date révolutionnaire. Cet endroit glacé rempli d’inhumanité me fit froid dans le dos ; je dus même me contenir afin de ne point hurler quand je vis avec horreur que les arbustes malingres plantés là depuis peu étaient déjà morts de désespoir. Quelle terrible vision que de se retrouver face à l’aliénation de la nature par le béton ; que l’homme pouvait être arrogant en croyant pouvoir faire pousser n’importe où l’arbre de la liberté. Je fus alors terrifié à l’idée d’être moi-même pris au piège : je m’imaginai un court instant tomber les pieds joints dans une mare de ciment frais où je resterais figé, me transformant ainsi pour l’éternité en statue auprès de laquelle des cohortes de pèlerins viendraient chaque année rendre hommage au banlieusard inconnu. Comme la compagne fidèle qu’elle était, mon imagination venait de me faire comprendre que je devais quitter les lieux au plus vite.
En étudiant attentivement un plan devant lequel s’inquiétaient également les trois touristes de ma rame, visiblement perdus, et que je ne fus pas certain de rassurer avec la description que je leur fis des lieux, je compris que cet intermède musical m’avait transporté très au nord de la capitale, alors que j’habitais complètement à l’opposé. Je calculais rapidement l’itinéraire à emprunter afin de rentrer chez moi quand je fus gagné par un sentiment de profonde lassitude : j’allais devoir prendre le métropolitain pendant une dizaine de stations, descendre dans une immense gare qui servait de plaque tournante à bon nombre de lignes, et dont les tapis roulants interminables m’emmèneraient vers la correspondance qui me permettrait de rejoindre une deuxième gare, où là je pourrais enfin prendre le train de banlieue qui irait en tortillant vers mon domicile. Suite à cette laborieuse planification, je ne pus qu’émettre un long soupir ; la journée promettait décidément d’être encore bien longue. N’ayant plus la volonté et encore moins l’envie de m’épancher une nouvelle fois sur la façon dont l’homme massacrait son environnement naturel, j’envisageai de me rendre directement chez moi, sans passer par la longue description que j’avais prévue d’écrire, et pour laquelle je n’avais pour l’instant noté que les vagues idées qui auraient dû me servir de fil conducteur :
Début de la séquence
Je range le carnet et entame le trajet du retour en train
Décrire longuement cet itinéraire et insister sur la laideur des lieux traversés
Décrire le trajet entre la gare et mon domicile
D’abord le long d’une grande avenue
Puis au sein de la coulée verte
Mentionner les « immeubles lumière »
J’entre dans mon appartement
Fin de la séquence
Lorsque j’entrepris le trajet entre la gare et mon appartement, j’étais éreinté ; pourtant, retrouvant sinon l’inspiration, au moins un peu de courage en cette fin de voyage, je tentai de décrire succinctement les différents environnements qui se succédèrent sous mes yeux.
Quittant une gare qui s’était depuis peu installée en bordure de la ville, tant ces dernières années la petite cité de banlieue avait connu une forte croissance de sa population sans que cela donnât à cette dernière beaucoup plus de travail, je longeai pendant quelques centaines de mètres une large avenue le long de laquelle s’épanouissaient les ronces et les déchets en tout genre, triste premier plan d’un tableau qui était principalement composé de bâtiments préfabriqués parmi lesquels les concessionnaires automobiles côtoyaient des restaurants exotiques où l’on pouvait manger vite fait pour pas bien cher ; spectacle apocalyptique que ces impressionnantes montagnes de voitures disloquées sentant le graillon, et qui attendaient fébrilement l’ultime compression qui pourrait leur redonner un peu de valeur. Devant ces amas de ferraille qui me laissaient, sinon de marbre, au moins pas très à mon aise, il me tardait de rejoindre la petite coulée verte qui reliait cette partie de la ville en perpétuelle expansion, au centre que l’on qualifiait curieusement d’historique, alors qu’une large partie de son histoire avait été purement et simplement décapitée. Cet itinéraire, exclusivement réservé aux piétons et aux cyclistes, divaguant sur un peu plus d’un kilomètre de long, était bordé d’un côté par un petit ruisseau, et de l’autre par des arbres ; et, à peine avais-je commencé à me sentir rasséréné au milieu de ce paisible environnement, que je fus le protagoniste d’un bien curieux incident. D’ailleurs, le plus étrange ne fut pas l’incident en lui-même, mais qu’il se produisît sans que je l’eusse préalablement prévu, et sans que je pusse intervenir sur son déroulement ; comme s’il m’avait été imposé par une entité évoluant hors du cadre de ce récit, alors que j’étais pourtant certain d’être le seul responsable du bon déroulement de celui-ci. Certes, il était évident que le cheminement, l’homogénéité et la logique de cette histoire fussent encore en cet instant extrêmement confus, mais… mais revenons à l’incident proprement dit.
Alors que j’étais abîmé dans mes pensées pour tenter de résoudre de quelle façon j’allais pouvoir donner un peu plus de cohérence à tout cet enchevêtrement d’idées et de situations où se mélangeaient allègrement le rêve et la réalité, mais également pour imaginer quels lieux je pourrais bien traverser pour me rendre d’une gare excentrée au centre de la ville, je me figeai sur place en entendant tout à coup crier : « Attention ! attention ! Poussez‑vous ! je n’arrive pas à freiner ! ». L’instant d’après, je sentis comme un souffle me passer derrière le dos ; je tournai la tête et eus à peine le temps d’apercevoir un cycliste zigzagant s’arrêter tant bien que mal à quelques mètres de moi, juste avant que le bas-côté ne l’entraînât dans le ruisseau. Au-delà du caractère complètement imprévu de la scène, s’ajoutèrent à ma perplexité deux éléments : un, que la topographie du terrain ne laissait aucun doute sur le fait que le cycliste qui venait de maladroitement m’éviter m’avait forcément repéré de loin ; deux, qu’il était équipé d’un très beau cadre en carbone et d’une tenue indiquant qu’il appartenait à un club local pratiquant la compétition. Il était alors difficilement concevable de croire qu’il pût être aussi peu adroit ; pourtant, après réflexion, cette hypothèse me parut beaucoup moins fantaisiste que celle qu’il pût survenir de nulle part, ou encore plus étonnant, d’une autre histoire. L’individu s’excusa sincèrement, m’indiqua à plusieurs reprises en balbutiant combien il était désolé, et repartit de façon chaotique, tant il eut de peine à enclencher ses cales automatiques. La scène n’avait duré que quelques secondes ; et si l’on ajoutait à sa fugacité le caractère singulier de la rencontre, il ne serait pas surprenant, en repensant à cet épisode d’ici quelque temps, que j’en vienne à douter en avoir été un jour le témoin privilégié. Néanmoins, à peine avais-je repris ma route que je devais trouver cette subite apparition finalement beaucoup moins absurde que les épais rideaux qui recouvraient dans leur totalité les immenses verrières des immeubles à deux étages que je commençai à longer et qui marquaient la fin de la coulée verte ; leur concepteur les avait baptisés « les immeubles lumières », mais dans son enthousiasme aveugle, il avait oublié que peut-être les habitants des appartements situés au rez-de-chaussée préféreraient vivre dans la pénombre plutôt que dévoiler au grand jour et aux nombreux passants une large part de leur intimité.
Une dernière allée à l’ombre des arbres, et les trottoirs reprenaient progressivement le dessus sur les bas-côtés herbeux, encadrant avec autorité des rues encore peu passagères où les maisons étaient généreusement espacées par de larges jardins ; plus loin, les bâtisses se resserraient les unes contre les autres, comme si elles craignaient les bâtiments constitués de trois ou quatre étages qui eux s’entassaient sans ménagement les uns sur les autres au fur et à mesure que l’on s’approchait du centre-ville ; peut‑être les illustres demeures redoutaient‑elles à terme que cette petite armée bien ordonnée en vienne à contester leur territoire. En observant comment les vieilles maisons en pierre résistaient à l’usure du temps, et devant le contraste des tristes immeubles dépressifs dont les larmes qui ruisselaient en continu le long de leurs murs avaient créé de profondes rides en très peu de temps, on pouvait penser qu’elles avaient tort de s’inquiéter. Pourtant, en pénétrant dans un de ces tristes bâtiments dont l’ascenseur poussif m’emmena péniblement au deuxième étage, je me fis la réflexion que la logique de l’urbanisme semblait parfois si peu rationnelle qu’il ne fût pas rare que de solides et belles bâtisses ancestrales cédassent leur place à de pâles édifices dont la durée de vie ne serait pas bien longue. Après avoir descendu les trois petites marches qui débouchaient dans un couloir sombre et défraîchi, je n’étais pas certain que le fait que je pusse aujourd’hui me loger dans cette petite ville de banlieue réputée chic il y avait encore quelque temps, valait tous ces pavillons de meulière sacrifiés sur l’autel d’un mélange des genres architectural qui à terme s’avérerait de toute façon complètement invivable.
[1] Cheveux en papillotes qui descendent le long des tempes
[2] Chapeau noir à large bord, généralement orné de fourrure