Chapitre deux : des préjugés à plus d’un titre

lundi 25 décembre 2017
par  Paul Jeanzé
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Enfin le bel automne se termine, les arbres deviendront chauves…

Je ne prenais pas le temps d’en écouter plus. Je ne faisais d’ailleurs même pas attention à ce curieux bulletin météo. D’un geste las, j’ôtai les lourds écouteurs qui me brûlaient les oreilles, les touchai délicatement et sentis que d’innombrables boutons, qui ne devaient certainement pas être des boutons d’acmé, y faisaient déjà leur apparition. Le maquillage dont elles avaient été soigneusement recouvertes avant mon passage à l’antenne devait certainement expliquer cette irruption brutale et douloureuse. Mais bon sang ! que m’avait‑il pris d’accepter une telle invitation dont j’étais pourtant certain que je ne pourrais qu’en sortir meurtri et profondément humilié ! Lorsque j’écrivais, j’avais déjà toutes les peines du monde à bien me faire comprendre, alors que j’étais généralement tranquillement assis devant ma feuille de papier, enfermé dans une douce et sereine solitude. Comment avais-je pu imaginer réussir à ânonner plus de deux mots d’affilée devant des millions d’auditeurs, avec en face de moi un vieux routier des débats de veille d’élection présidentielle ! Je le savais pourtant, que je n’étais pas adapté à ce genre d’univers où tout allait bien trop vite pour moi ! Était‑ce l’orgueil qui m’avait poussé là, ou la douloureuse frustration que jamais personne n’écoutât ce que j’avais à dire ? car dans la mesure où j’avais besoin de temps pour formuler mes réponses, une fois qu’elles me semblaient enfin disposées à s’installer sur le rebord de mes lèvres, aucun visage n’était jamais assez patient pour attendre à mes côtés le bon moment pour recevoir le souffle de mes paroles. Aujourd’hui encore, alors que le jeu de massacre radiophonique était maintenant terminé, qui allait bien vouloir prendre quelques précieuses secondes de son temps et se donner la peine d’écouter patiemment ma réponse sur les prétendus infanticides perpétrés par les Juifs ?

« Monsieur Marronnier, vous avez tout à fait raison. Depuis le Moyen Âge, et depuis plus longtemps encore si l’on accorde à la sortie d’Égypte une quelconque valeur historique, les Juifs se sont spécialisés dans l’homicide des nouveau-nés. Je regrette d’ailleurs profondément que, pendant les événements auxquels vous faites allusion, les chiffres n’aient été plus conséquents ! Néanmoins, au‑delà du strict bilan comptable, il conviendra d’étudier attentivement la qualité intrinsèque de tous ces enfants morts, car vous n’êtes pas sans savoir qu’Israël tient tout particulièrement à mettre la main sur des cadavres en bon état, ses stocks d’organes étant dangereusement bas en cette période de l’année. Car oui, même dans l’horreur, les Juifs gardent et garderont, encore et toujours, le sens des affaires, celui de l’humour, mais également un excellent appétit ! D’ailleurs, en sortant d’ici, je vais moi-même aller me croquer un bambin joufflu, ayant repéré non loin d’ici un grand parc rempli de jeunes écervelés où je ne doute pas qu’un d’entre eux échappera quelques instants à la vigilance de ses parents ! Je marquai une courte pause avant de poursuivre.

Et pour confirmer toutes mes affirmations, saviez‑vous, cher monsieur Marronnier, que de sérieuses études scientifiques, mais une étude scientifique n’est‑elle pas par essence un gage évident de sérieux ? de sérieuses études scientifiques disais‑je, montrent que l’ogre du Petit Poucet, connu autant pour son goût des enfants cuits à l’étouffée que pour son immense fortune, était vraisemblablement Juif ? J’en veux pour preuve la fascinante étude intitulée « Au bout du conte, sept ans de malheur », dont la lecture du rapport de sept cent soixante-dix-sept pages nous entraîne vers une audacieuse démonstration que je vais tenter de vous résumer le plus succinctement et le plus clairement possible, jugez plutôt :

Vous n’êtes pas sans savoir, monsieur Marronnier, l’importance du chiffre sept dans la Torah [1]. Je ne m’attarderai pas sur ce point, car là n’est pas la question et sans doute faudrait-il prendre le temps d’une très longue parenthèse qui risquerait de largement déborder, d’un côté votre grille des programmes, et de l’autre le deuxième chapitre de ce livre. Néanmoins, permettez‑moi de simplement vous faire remarquer que le premier verset de la Torah est, en hébreu bien évidemment, composé de sept mots, ces sept mots étant eux‑mêmes formés par un total de vingt‑huit lettres. Cher monsieur Marronnier, additionnez les sept premiers chiffres de l’ensemble des entiers naturels, en excluant le zéro bien entendu. Si vous réalisez cette opération au demeurant extrêmement simple, à savoir un plus deux plus trois plus quatre plus cinq plus six plus sept, vous allez, et c’est absolument incroyable, obtenir le nombre vingt-huit ! Nul hasard dans tout cela, nul hasard, monsieur Marronnier ! Mais, redescendons des sphères célestes et retournons au milieu de la cruelle réalité de ce conte pour enfants qu’est le Petit Poucet ; et, à ce propos, permettez-moi de vous poser ces questions a priori anodines :

– Combien la famille de bûcherons a-t-elle d’enfants ?
– Quel est l’âge du Petit Poucet ?
– À combien de filles l’ogresse a-t-elle donné naissance ?
– Quant aux bottes de l’ogre, combien de lieux peuvent-elles parcourir en un seul bond ?

À ces quatre questions, et notons au passage que le chiffre quatre n’est rien d’autre que vingt‑huit divisé par sept, une seule réponse monsieur Marronnier, une seule : le chiffre sept ! C’est donc fort logiquement que nos scientifiques ont ainsi conclu leur brillante étude, je cite : « il y a un lien indéfectible entre l’histoire du Petit Poucet et la Torah, et ce lien est le chiffre sept ». Vous voyez, monsieur Marronnier, tout provient du chiffre sept. Tout provient de la Torah. La Torah est un tout et tout est sept, sept est un et un est tout ; je dirais même plus : tout est Un ! Un pour tous, et tous pour Un ! Rien n’est jamais neutre, monsieur Marronnier, rien n’est jamais neutre ! Mais, et j’aimerais enfin et finalement conclure là-dessus dans le dernier point que voici : il est de mon devoir de rester absolument impartial et rigoureux quant à ce sujet ô combien important et fascinant, mon intégrité morale m’interdisant de passer sous silence quelque opinion qui soit, même si je dois la juger fort peu recommandable. Pour rester impartial donc, je suis dans l’obligation de vous faire part d’une autre étude scientifique qui vient quelque peu contester l’origine juive de l’ogre du Petit Poucet. En effet, cette étude intitulée Le protocole de l’âge des pions note fort justement qu’il ne faut sans doute pas être bien futé pour confondre ses propres filles avec sept petits morveux de la basse paysannerie ! Or, vous le savez aussi bien que moi, les Juifs sont beaucoup plus intelligents que l’individu moyen ! Ainsi, et je cite la conclusion de cette étude : « la stupidité de l’attitude de l’ogre du Petit Poucet au moment d’égorger ce qu’il croit être les sept petits garçons, rentre corrélativement en conflit avec l’atavisme génétique qui caractérise l’intelligence supérieure de la race Juive. Fort de ce constat, il est donc permis de douter de la judéité de l’ogre du Petit Poucet ». Bien évidemment, depuis la publication de ce rapport, une troisième équipe de scientifiques s’attache actuellement à prouver que l’ogre était dans un état d’ébriété avancé au moment des faits, état d’ébriété sans doute occasionné par « la douzaine de coups qu’il avait bu de plus qu’à l’ordinaire », ainsi que le rapporte en ces termes ou presque, monsieur Charles Perrault, et ce dès l’année 1697. Par voie de conséquence, une consommation excessive d’alcool serait la source de l’erreur, ce qui ne saurait donc remettre en cause, toutes choses égales par ailleurs, l’intelligence de l’ogre. De plus, il ne peut être écarté que ladite scène se fût déroulée un vendredi soir, donc un soir de chabbat, jour de fête hebdomadaire (tous les sept jours, aurais‑je bien envie d’ajouter) dans la tradition juive, cet élément de contexte expliquant tout naturellement la quantité supplémentaire de vin absorbé par l’ogre au cours de la soirée par rapport à un jour ordinaire. Mais, monsieur Marronnier, je vois malheureusement que l’heure tourne, et je ne voudrais pas abuser plus longtemps de votre temps, de celui de vos auditeurs, et de l’honneur qu’il m’a été fait d’avoir été invité dans votre prestigieuse édition de la mi‑journée. Permettez-moi donc de vous rendre la parole après ce bref développement qui, j’en suis certain, aura apporté à vos millions d’auditeurs, une tout autre image que celle véhiculée habituellement à propos des Juifs. »

Voilà ce que j’aurais bien aimé lui répondre, à ce monsieur Marronnier, si l’on m’en avait laissé le temps ! Mais non, au lieu de lui faire cette brillante démonstration, j’avais tout juste été capable de prononcer cette malheureuse petite phrase lui indiquant que j’étais Juif ! C’est incroyable ça. Le pays entier m’écoute, et la première chose que je dis c’est : « je suis Juif ! » Comme s’il n’y avait rien de plus important dans ma vie !

Et, sans prendre le temps de souffler, emporté par la colère et la frustration, je poursuivis mon monologue au cours duquel j’allais perdre définitivement les pédales dans la plus grande des confusions :

« Et puis, pourquoi les hommes étaient-ils à ce point aveuglés par les préjugés ? À chaque fois que l’on venait me parler des Juifs, c’était toujours la même histoire que j’entendais. J’en avais marre à la fin ! Et si un jour je devais écrire un bouquin sur le vélo, allais-je également devoir toujours répondre aux mêmes questions ? Ah ! Je les entends déjà, les journaleux, la tête dans le guidon, à vouloir m’interroger au sujet du dopage qui gangrène la petite reine ! Et bla bla bla, et bla bla bla ! Parfois, je me demande d’ailleurs si les Juifs ne sont pas au reste du monde ce que le cyclisme est au sport ! Ils auront beau jouer les funambules sur des ronds-points construits par des paysagistes urbains qui ne doivent se déplacer qu’en bagnole, ou alors sauter en catastrophe par-dessus la petite-fille mal tenue en laisse par son père sur le bord de la route, que cela ne sera jamais suffisant ! Quoiqu’ils fassent aux yeux de leurs zélés détracteurs, malgré les milliers de contrôles antidopage, le passeport biologique qui suit un coureur jusque dans les profondeurs de son corps, malgré tous ces énormes moyens mis en place et qui n’existent dans aucun autre sport, ils seront toujours jetés en pâture à la populace comme le seraient les vulgaires voleurs de l’antiquité descendant dans l’arène en compagnie des lions qui n’allaient en faire qu’une bouchée ! Et au milieu de cette bouillie de chair et de sang, seul échapperait à la curée le justicier de service, celui qui avait le mauvais goût de n’avoir aucun talent, et encore moins la capacité de travail nécessaire pour terminer premier de la course ! En gros, le Juif anti-Juif de service, pour clore la comparaison ! Je me demande si ce n’est pas pour cette raison qu’il n’y a pas beaucoup de Juifs dans le vélo ! Ils n’ont peut‑être pas franchement envie de cumuler les deux sources d’emmerdements ! D’ailleurs, la prochaine fois qu’un guignol me refait le coup du « génie juif », genre « n’est-il pas étrange (sous-entendu suspect) que les Juifs soient surreprésentés dans l’attribution du Prix Nobel ? », je lui balance direct dans les dents l’exemple du cyclisme !

Ah ah ! de la dynamite cette réponse ! Et qui clouera vite fait bien fait le bec à tous ces petits pères la morale ! Mais merde à la fin ! Qu’on me laisse tranquille, moi et mon côté juif ! Qui plus est, ai-je de mon côté, ce genre de préjugés à la con ? Non ! Bon alors ! Foutez-moi la paix ! Pardon ? les journalistes ? Quoi, les journalistes ? Ah ! Si j’ai des préjugés vis-à-vis des journalistes ? Hé bien… non euh… je ne euh… crois euh… pas… enfin… bon… si vous le… euh… dites… euh… Et voilà, ça recommence ! »


[1La loi juive au sens large. Désigne également les cinq premiers livres de la Bible hébraïque


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