Un temps qui dépasse Chabbath

Par Gérard Touaty
vendredi 8 mars 2024
par  Paul Jeanzé
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Deux temps animent la vie d’un Juif. Le temps profane des six jours et celui du Chabbath. Indissociables l’un de l’autre parce qu’appartenant à la semaine, ces deux périodes évoquent néanmoins deux perceptions de la vie diamétralement opposées. Pendant six jours, c’est l’homme lui-même qui subvient à ses besoins, mais le septième jour, c’est Hachem qui lui assure sa subsistance afin qu’il puisse, ce jour, prier, étudier, manger ou se reposer, complètement dégagé des préoccupations de la semaine. Mais sur un plan profond, cette différence n’est en fait qu’apparente. Il existe une dimension de l’être et du temps juifs où sacré et profane se confondent, un temps qui dépasse « Chabbath ».

Moïse rassembla toute la Communauté des enfants d’Israël et leur dit : « Voici les choses que Hachem a ordonné de faire. Pendant six jours, le travail sera fait et le septième jour sera saint pour vous, un "Chabbath Chabatone" pour Hachem ».

Quatre questions, sur les deux premiers versets de notre paracha, orienteront notre réflexion. La première concerne l’expression « Moshé rassembla ». Celle-ci n’est jamais utilisée pour introduire un discours. On rencontre plutôt les mots « Moshé dit » ou « Moshé parla ». Quelle particularité vient donc introduire l’idée de « rassembler » ? La seconde question porte sur la justification et le sens des termes « les choses que Hachem ordonna de faire », car force est de constater, après une lecture attentive des versets, que ces « choses » ne se rapportent à rien d’explicite dans le texte : ni aux ordres relatifs au Michkane, ni au Chabbath. La troisième question se rapporte à l’emploi redoublé du mot « Chabbath » : « Chabbath Chabatone ». Quel enseignement nous apporte-t-il ?

Enfin, le commentaire de Rachi sera le prétexte à notre dernière question. Celui-ci, citant le Talmud et le Midrach, explique que c’est au lendemain de Yom Kippour que Moché rassembla le peuple juif. Le Yom Kippour dont il est question ici est le temps du pardon de la faute du veau d’or. Il nous faudra comprendre le lien entre l’idée de rassembler et le jour de Kippour.

À la force de tes paumes

Nous trouverons une réponse pour ces questions en expliquant tout d’abord l’emploi des termes « le travail sera fait » ?

L’expression « tu feras ton travail » suppose un engagement entier dans le travail alors que la forme passive exprime l’idée que le travail se fera de lui-même, comme si le Juif n’y investissait que peu de forces. Un premier enseignement se dégage de ce point. Un Juif ne doit pas s’immerger dans son travail au point d’y mettre ses forces les plus précieuses, au point d’y engouffrer sa volonté et son âme. Il doit travailler pour l’argent dont il a besoin pour vivre et non pour trouver une quelconque justification à sa vie. Le travail n’est qu’un moyen, mais jamais une fin en soi. C’est ce que les Tehilim (les Psaumes) nous suggèrent. « À la force de tes paumes tu mangeras, tu seras heureux et tu connaîtras le Bien » (Psaume 128, v 2), verset que nos Maîtres expliquent ainsi : pour ses besoins matériels, le Juif ne doit investir dans son travail que les forces de ses mains et non celles de sa tête ou de son cœur. Le texte est précis : à la force de tes paumes. La tête et le cœur d’un Juif ont une autre fonction, une autre destination : l’apprentissage du service de Hachem. Il s’agit là d’une discipline particulièrement difficile à acquérir, cela ne fait aucun doute. Difficulté d’autant plus grande quand on connaît, dans les sociétés modernes, l’importance sociale et psychologique du travail pour l’individu. Marxistes et libéraux sont sur ce point en parfait accord. Mais nous ne devons pas oublier que le Juif incarne un projet divin, qu’il est chargé aux yeux des Nations d’une tâche bien précise : faire connaître la Sagesse de Hachem. Or, si sa tête et son cœur, principaux outils de cette fonction, sont affectés à d’autres tâches, existe-t-il alors une autre raison d’être pour le Juif ?

Chabbath pendant sept jours

Nous pouvons comprendre à présent le sens de notre verset : « Pendant six jours, le travail sera fait, et le septième jour sera saint, pour vous, un Chabbath Chabatone pour Hachem ». Il y a la une idée extraordinaire. Chabbath et les six jours qui le précèdent sont en fait étroitement liés. En voici la raison. Si pendant six jours, un homme s’investit complètement dans son travail, il lui sera difficile, lorsqu’arrivera Chabbath, de se couper complètement des préoccupations de la semaine. Son Chabbath sera perturbé par toutes sortes de pensées et d’inquiétudes ayant pour origine les soucis de son travail. C’est pourquoi le texte précise « Chabbath Chabatone ». Si le travail du Juif est fait (forme passive), s’il n’y investit que son être extérieur (ses paumes) et consacre son cœur et sa tête pour le judaïsme, il entrera alors dans Chabbath sans difficulté. Ce sera pour lui un vrai Chabbath pour Hachem, un « Chabbath Chabatone » : cette conception de la vie peut amener le Juif à vivre les jours de la semaine « sur un mode Chabbath », à vivre un temps déjà marqué par Chabbath. Il y aura effectivement deux Chabbath : celui du septième jour et celui des six jours de la semaine. Ce point nous permet de répondre à notre seconde question. Les choses que Hachem ordonna de faire ne concernent pas Chabbath mais, comment vivre la semaine pour vivre véritablement Chabbath.

Cet enseignement sur Chabbath fut donné au peuple juif le lendemain de Yom Kippour ou Moshé descendit du Mont Sinaï, portant les deuxièmes tables de la Loi qui annonçaient aussi le pardon divin de la faute du veau d’or. Nous avons déjà expliqué à plusieurs reprises que l’idolâtrie consistait à donner à des forces intermédiaires des pouvoirs véritables. Comme l’explique Maïmonide (Michné Thora ; Lois sur l’idolâtrie, chap. 1), l’idolâtrie prit naissance quand les hommes, considérant les astres comme des serviteurs du Créateur à qui il fallait accorder des honneurs, en firent peu à peu des divinités, oubliant Celui qui était à l’origine de l’univers. Une subtile interprétation hassidique explique que cette démarche mentale peut se retrouver dans la façon qu’a l’homme de travailler. S’il s’engage dans son travail au point d’y sacrifier son âme, il avoue implicitement que son labeur est la seule source de son profit matériel, alors qu’il n’est qu’un moyen, Hachem étant à l’origine véritable de sa richesse ou de la bonne marche de ses affaires. C’est la raison pour laquelle l’enseignement du Chabbath fut juxtaposé avec le pardon de la faute du veau d’or. L’idée du « travail sera fait », qui protège l’homme du risque de se prendre au jeu de sa toute puissance au point d’en oublier Hachem, montre la voie pour réparer l’idolâtrie du veau d’or.

Nous pouvons comprendre à présent l’emploi du mot « rassembla » au début de notre paracha. Il est connu que le don de la Thora effaça les effets négatifs de la faute du premier homme, mais que le veau d’or réinstaura l’impureté dans le monde quarante jours plus tard. L’état du monde antérieur à la faute du premier homme était celui de l’unité de la Création. Pour recréer les conditions de ce moment, il fallait œuvrer pour l’unité. C’est pourquoi Moshé Rabbenou s’employa ici à rassembler le peuple juif. Que Hachem nous donne la force de nous inspirer de ce modèle pour chasser d’entre nous nos dissensions et nos petites querelles stériles. De grandes valeurs nous rapprochent. Faisons en sorte de les mettre à profit... pour aider le Machia’h à venir.

Gérard Touaty - Pour Actualité juive


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