Adath Shalom – 4 octobre 2013

Par Zevoulon
vendredi 4 octobre 2013
par  Paul Jeanzé
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En espérant que mon langage ne va pas engendrer la confusion dans vos esprits…

La paracha Noa’h nous offre deux grands moments. Le premier grand moment, c’est l’épisode du déluge. Le deuxième grand moment, c’est Babel. Et de Babel, nous avons maintenant une dizaine de minutes pour en faire le tour.

Je vous propose donc la lecture, ou plutôt la (re)lecture de l’épisode de la Tour de Babel par Louis Ginzberg dans Les légendes des Juifs, œuvre dans laquelle l’auteur nous raconte la Torah, en l’enrichissant de paraboles talmudiques qui lui donnent un aspect légendaire, voire surnaturel.

La construction de la Tour prit de nombreuses années. Elle avait atteint une telle hauteur qu’il fallait un an pour monter au sommet. C’est pourquoi une brique était plus précieuse aux yeux des constructeurs qu’un être humain. Si un homme tombait et trouvait la mort, personne n’y prêtait attention, mais si une brique tombait, ils pleuraient car il fallait un an pour en remonter une autre. Ils étaient tellement zélés dans l’accomplissement de leur tâche qu’il n’auraient pas permis à une femme d’arrêter la confection des briques même à l’heure de l’enfantement. […]Ils ne ralentissaient jamais leurs travaux et de leur hauteur vertigineuse sans arrêt ils décochaient vers le ciel des flèches […]

Alors Dieu s’adressa aux soixante-dix anges qui entourent Son trône et Il dit : « Allons, descendons, confondons leurs langues pour qu’ils ne comprennent plus les paroles l’un de l’autre ». Ainsi fut-il fait. A partir de ce moment aucun ne comprit plus ce que son voisin disait. L’un demandait du mortier, l’autre lui donnait une brique ; en colère, celui-ci jetait la brique sur son partenaire et le tuait. […] Quant à la tour inachevée, une partie s’effondra, une autre fut consumée par le feu ; seul un tiers resta debout. […] [1]

La lecture de ce passage nous laisse une incroyable impression de démesure, et l’on peine à croire que l’homme ait pu entreprendre une telle construction dans de telles circonstances.

Pourtant, en réfléchissant quelques instants, nous aurons rapidement trouvé, dans le monde d’hier et d’aujourd’hui, une multitude de projets que la langue française qualifie judicieusement de pharaoniques.

Mais pour une fois, laissons l’Égypte de Pharaon et les Hébreux de côté et rendons-nous, en terme d’espace et de temps, dans le royaume de France vers la fin du XVIIème siècle.

C’est effectivement à cette époque que Louis XIV décide de construire le canal de l’Eure pour alimenter en eau les bassins du château de Versailles. Les travaux commencent en 1685 et 30 000 hommes y participent, dont une majorité de soldats. Au bout de deux ans, cruelle ironie de l’histoire, les ressources en eau s’amenuisent. II y a des désertions et les déserteurs sont envoyés aux galères. II y a des vols, des assassinats et des bagarres entre soldats et paysans. Certaines sources font état de 6 000 soldats et ouvriers morts de la fièvre paludéenne. En 1688, le royaume rentre en guerre et le chantier est arrêté. Louvois, le ministre initiateur du projet meurt en 1691. Louis XIV lui, disparaît en 1715. Quant au canal inachevé, une partie s’effondra, une autre fut consumée par le feu ; seul un tiers resta debout.

Le parallèle entre cette brève d’archives et le texte de Louis Ginzberg, que j’avais qualifié préalablement de surnaturel est, si j’ose dire, assez édifiant.

D’ailleurs, à propos de surnaturel, on rapporte cette anecdote, entre Blaise Pascal et Louis XIV justement :

On raconte que quand Louis XIV demanda à Pascal une preuve du surnaturel, celui-ci répondit simplement « les Juifs, Sire, les Juifs… »

Et si l’exactitude de cet échange reste difficile à prouver, Blaise Pascal note néanmoins ceci dans ses pensées :

La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent. Elle n’est que faible si elle ne va jusqu’à connaître cela. Que si les choses naturelles la surpassent, que dira (-t-)on des surnaturelles ? [2]

Et effectivement, comment nous rendre alors « au-delà de la raison » ? Comment nous rendre vers le « surnaturel » ? Peut-être est-il temps de terminer le récit de la Tour de Babel, toujours en compagnie de Louis Ginzberg :

Outre le châtiment des péchés et des pécheurs par la confusion des langues, il se produisit un autre événement remarquable, lié à la descente de Dieu sur terre […] C’est à cette occasion que Dieu et les soixante-dix anges qui entourent Son trône tirèrent au sort le destin des différentes nations. Chaque ange reçut une nation, Israël fut la part de Dieu. A chaque nation fut attribuée une langue particulière. L’hébreu – la langue dont Dieu s’était servie lors de la création du monde – fut réservée à Israël.

Après Babel, Israël se retrouve donc seul avec la lourde tâche d’être le dépositaire de la langue sacrée, avec son lot de responsabilités. Mais d’ailleurs, quelles responsabilités ?

Maïmonide, dans son commentaire des Pirke Avot, nous apporte un élément de réponse. Dans un très long développement de la sentence : « Celui qui parle beaucoup provoque le péché »(et j’espère que cela ne me concerne pas ce soir), il écrit :

À mon avis, lorsque deux chants de même teneur [font partie] du discours réprouvé, et que l’un de ces chants est en hébreu et l’autre en arabe ou en persan, le fait d’écouter ce chant en hébreu est davantage réprouvé par la Torah du fait de la sainteté de la langue hébraïque. Car il convient de n’employer l’hébreu qu’à propos de sujets élevés. [3]

Quelques siècles plus tard, en 1969, dans une étude intitulée « Langage et sainteté », Léon Ashkénazy précisera : Lashone HaQodesh ne signifie pas la langue sainte mais la langue qui parle des choses saintes. [4]

À notre époque friande de formules chocs, peut-être pourrions-nous oser résumer la pensée de Maïmonide et de Léon Ashkénazy à travers le slogan suivant :

Lashone haqodesh oui ! Lashone hara non !
Parce qu’il ne suffit pas de parler en hébreu pour accéder à la sainteté. (Lashone hara étant traduit littéralement par “mauvaise langue”)

J’espère que vous me pardonnerez ce petit écart de langage, dont j’ignore d’ailleurs s’il peut faire partie des « sujets élevés » dont parle Maïmonide, ou des « choses saintes » dont parle Léon Ashkénazy. Car là est peut-être l’essentiel finalement :

Quels sont ses « sujets élevés » dont parle Maïmonide ?
Quelles sont ses « choses saintes » dont parle Léon Ashkénazy ?

À ce moment-là, curieusement, lors de la préparation de cette dracha, j’ai repensé à mon premier Qidouch lors de ma première visite en Eretz Israël. C’était un vendredi, du côté de Rehovot, au sud de Tel Aviv. Nous étions au début du mois de mai, entre Yom Hashoah qui appelait au recueillement et au souvenir, et Yom Ha’atzmaout qui tournait nos pensées vers l’espoir et l’avenir. La douceur du soir apportait calme et sérénité. Les retrouvailles entre ma compagne et son frère installé en Israël ajoutaient une dimension particulière à la bonne humeur qui régnait dans le foyer familial. Il n’y avait que dans mon cerveau que la tempête grondait : allais-je faire bonne impression ? Et cette kippa sur ma tête, allait-elle bien tenir ? (Je n’avais pas encore compris à l’époque que sa parfaite stabilité sur la tête de la plupart des Juifs tenait plus de la pince que du miracle) .

Le frère de ma compagne m’a alors invité à me mettre debout à ses côtés. Un bref moment de silence et la mélodie des mots en hébreu a commencé. Pendant un cours instant, j’ai senti le Monde s’arrêter. Ou plutôt, j’ai ressenti l’espace d’un instant, la parfaite unicité du monde, comme si toutes les choses et tous les êtres étaient exactement à la place qui devait être la leur. J’étais à la fois présent et absent, acteur et spectateur, comme si j’avais vécu cet instant, non pas de l’intérieur mais de l’Untérieur, un moment où un monde unifié s’était créé autour de moi et en moi.

Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. [5]

Vous connaissez certainement la suite de cette histoire, la deuxième, pas la première. Le petit-fils, côté paternel, de Jeanne Clémence Weil, par l’intermédiaire d’une simple madeleine, plonge alors dans ses souvenirs, et se rappelle alors celles que lui offrait sa tante Léonie quand il était petit garçon. Nous sommes en 1913 et Marcel Proust vient de publier le premier volet de À la recherche du temps perdu.

Peut-être avions-nous vécu là, Marcel Proust et moi-même, un moment de sainteté. Mais n’ayant ni madeleine ni de tante Léonie sous la main, je me devais de partir à la recherche, non pas du temps perdu, mais du temps originel.

Et de trouver ce texte :

Pour la Torah, il semble que la sainteté dans le temps, le sabbat, précède tout autre. Quand l’Histoire commence, il n’est qu’une seule sainteté dans le monde, la sainteté dans le temps. Quand au Mont Sinaï la parole de Dieu allait être énoncée, un appel fut lancé à l’homme : « Vous serez pour moi un peuple saint ». Mais ce n’est que lorsque le peuple eût succombé à la tentation de servir un objet, un veau d’or, qu’il reçut l’ordre d’édifier un Tabernacle, une sainteté dans l’espace. La sainteté du temps vint d’abord, puis la sainteté de l’homme, et enfin seulement la sainteté de l’espace.[…] [6]

Et dans la Torah, la sainteté apparaît effectivement pour la première fois dans le verset suivant :

Dieu bénit le septième jour et le proclama saint, parce qu’en ce jour il se reposa de l’œuvre entière qu’il avait produite et organisée. [7]

Et vous aurez reconnu là une partie du Qidouch du vendredi soir.

Ainsi, si j’avais pu ressentir la sainteté de l’espace, c’était sans doute parce que celle-ci s’était insérée dans une autre sainteté qui l’avait précédée : celle dans le temps, à savoir le shabbat.

Alors oui c’est vrai, nous n’avons pas de pyramide dont nous pourrions faire le tour. Suite à un contretemps, nous n’avons même plus de temple à Jérusalem. Mais peut-être n’avons-nous rien de tout cela parce que, comme l’indique Abraham Joshua Heschel dans l’extrait que je vous ai cité précédemment, nous ne sommes finalement peut-être pas à la recherche du temps perdu, mais plutôt des bâtisseurs du temps.

En espérant ne pas avoir trop abusé de votre temps, je vous souhaite à tous, le plus surnaturellement du monde bien sûr, un chaleureux : Shabbat Shalom.

Zevoulon - Octobre 2013


[1Louis Ginzberg – Les légendes des Juifs, volume 1. Éditions du Cerf. p 136

[2Blaise Pascal – Pensées – Soumission et usage de la raison – 188-267

[3Commentaires du Traité des Pères – Édition Verdier poche – Chapitre I, 17

[4Lien vers une transcription complète de l’étude

[5Marcel Proust – Du côté de chez Swann – Le livre de poche. P 88-89

[6Heschel (Abraham Joshua) – Les bâtisseurs du temps – Éditions de Minuit – Collection aleph

[7Berechit – II,3


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