Joseph et la théorie des cycles

Par Zevoulon
jeudi 13 décembre 2012
par  Paul Jeanzé
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En 1862, le Docteur Clément Juglar (1819-1905), médecin et économiste français, publie Des crises commerciales et de leur retour périodique en France, en Angleterre et aux États-Unis dans lequel il met en relief l’existence d’un cycle économique d’une durée d’environ de 8 à 10 ans au cours duquel le cycle se caractérise par une période d’expansion, une crise puis une liquidation. Clément Juglar est considéré comme le premier économiste à s’intéresser aux cycles économiques.

Au cours du 20ème siècle, un autre économiste, l’Américain Alvin Hansen confirmera les travaux de Juglar dans Business cycles and national income publié en 1951, ouvrage qui en reprenant de nombreux travaux effectués précédemment par l’auteur lui-même, mettra en valeur douze cycles de type Juglar entre 1837 et 1937 aux États-Unis.

Plus récemment encore, en 2010, une étude utilisant la technique de l’analyse spectrale issue de la physique, et intitulée A Spectral Analysis of World GDP Dynamics semble confirmer la présence de cycles Juglar (entre autres) dans la dynamique de la « richesse mondiale », abordée par l’angle du Produit Intérieur Brut.

Sans entrer dans le détail, souvenons-nous également des dates suivantes en France qui semblent correspondre aux « moments de crise » des cycles Juglar :

1973 – premier choc pétrolier
1983 – Troisième dévaluation du Franc et politique d’austérité
1993 – Fin du Système Monétaire Européen
2001 – Dégonflement de la bulle internet
2008 – 2009 – Crise financière (Lehman Brothers) suivie par une crise économique.

Il semble bien que les travaux menés par Clément Juglar aient été également confirmés dans la période récente.

En conclusion de son ouvrage, Clément Juglar écrivait également ceci :

Arrivé au terme de cette étude, on ne peut s’empêcher de remarquer la succession régulière des périodes heureuses et malheureuses, traversées par la population française depuis le commencement de ce siècle, tantôt s’élevant à un degré de prospérité inouï pour être précipitée dans les abîmes des révolutions, tant sortant de ces abîmes pour atteindre un développement industriel et un accroissement de richesses inespérés.

Les moyens si simples employés par la Providence pour produire de si grands résultats confondent l’imagination, quand on compare la grandeur des effets à la petitesse des causes.

Une insuffisance de la récolte, augmentant les embarras du commerce et de l’industrie à la suite de l’exagération et de l’impulsion qui leur avaient été données, détermine une crise souvent suivie d’une révolution, et terminée par une guerre générale ou une grande épidémie. Tout s’arrête pour un temps, le corps social paraît paralysé, mais ce n’est qu’une torpeur passagère, prélude de plus belles destinées. En un mot, c’est une liquidation générale. Il ne faut donc jamais désespérer ni trop espérer de son pays, se rappelant sans cesse que la plus grande prospérité et la plus grande misère sont sœurs, et se succèdent toujours. C’est ce que nous voulions montrer par ce travail, heureux si nous avons laissé entrevoir notre but.

Arrêtons-nous un instant sur la phrase suivante :

Il ne faut donc jamais désespérer ni trop espérer de son pays, se rappelant sans cesse que la plus grande prospérité et la plus grande misère sont sœurs, et se succèdent toujours.

Et procédons maintenant à un léger retour en arrière :

Alors Pharaon parla ainsi à Joseph : « Dans mon songe, je me tenais au bord du fleuve. Et voici que du fleuve sortirent sept vaches grasses et de belle taille, qui vinrent paître dans l’herbage ; puis sept autres vaches les suivirent, maigres, d’apparence fort chétive et toutes décharnées : je n’en ai point vu d’aussi misérables dans tout le pays d’Égypte. Ces vaches maigres et chétives dévorèrent les sept premières vaches, les grasses. Celles ci donc passèrent dans leur corps, mais on ne se serait pas douté qu’elles y eussent passé : elles étaient chétives comme auparavant. Je m’éveillai.
Genèse, XL, 17 – 21

Nous sommes donc en Égypte il y a quelques milliers d’années. Joseph a été sorti de sa prison afin d’interpréter les rêves (n’oublions pas le deuxième rêve des épis de blé) de Pharaon, rêves que les plus grands Sages du pays de Pharaon semblent bien incapables d’interpréter. Joseph interprète alors les deux rêves comme signifiant que sept années d’abondance, représentées par les vaches grasses et les épis fournis, seront suivies de sept années de famine, représentées par les vaches maigres et les épis chétifs.

Chacun d’entre nous, en prenant le temps de la réflexion, aurait certainement été amené à interpréter ces rêves d’une façon relativement équivalente à celle de Joseph. Il semble ainsi plus que probable que les Sages de l’Égypte sont arrivés à cette même conclusion, à savoir qu’à sept années d’abondance succèderont sept années de disette. Pourtant, ils ne l’ont pas validé.

A la fin de son ouvrage, Clément Juglar allait un peu plus loin et validait, d’une certaine façon, une interprétation équivalente aux rêves de Pharaon : Il ne faut donc jamais désespérer ni trop espérer de son pays, se rappelant sans cesse que la plus grande prospérité et la plus grande misère sont sœurs, et se succèdent toujours.

Joseph, de son côté, ne s’arrête pas en si bon chemin et donne alors à Pharaon comme conseil de trouver un homme capable de gérer cette situation en imposant un rationnement pendant les années d’abondance qui permettra d’éviter la famine à venir. Pharaon, impressionné par la sagesse de Joseph, décide de le nommer vice-roi d’Égypte afin qu’il puisse gérer cette situation qui devait effectivement survenir peu de temps après.

Quel détail avait donc pu échapper aux Sages de la grande Égypte ?

Au cours d’un discours de Chabbat en 1973, le Rabbi de Loubavitch, en prenant appui sur un commentaire de Rachi (Troyes, Xiè siècle), donna l’explication suivante :

Les experts en rêves égyptiens avaient en réalité imaginé l’interprétation de Joseph, soit que sept années de famine succéderaient à sept années d’abondance. Mais ils l’avaient rejetée parce qu’elle ne tenait pas compte d’un détail important dans le rêve.

Dans le premier rêve de Pharaon, il avait vu comment les sept vaches laides et décharnées qui suivaient les sept vaches grasses “se tenaient près des autres vaches [grasses] sur la rive du fleuve”. En d’autres termes, c’était un moment au cours duquel les deux groupes de vaches existaient ensemble et c’est seulement par la suite que les vaches maigres commencèrent à dévorer les grasses. C’est ce détail du rêve qui poussa les interprètes du Pharaon à repousser l’interprétation que Joseph allait par la suite proposer, et les obligea à offrir une série de décodages farfelus. Car comment était-il possible que l’abondance et la famine coexistent ?

Et c’est ici que s’exerça le génie de Joseph. Quand il commença à dire à Pharaon de se préparer aux années de famine, il ne lui offrit pas un conseil, qui aurait été malvenu, sur la façon de gérer son pays. Mais ce conseil faisait partie de l’interprétation des rêves elle-même.

Joseph avait compris que la présence de toutes les vaches, les grasses et les maigres, contenait la solution pour la famine menaçante. Durant les années d’abondance, l’Égypte devait “vivre” avec les années de famine, comme si elles étaient actuelles. Pendant la période de jouissance des années fastes, l’Égypte devait déjà imaginer la réalité de la future famine et chaque jour engranger de la nourriture. Les sept vaches maigres devaient être également présentes et vivantes dans l’esprit des gens et dans leur comportement pendant la période de richesse. Et en conséquence, si ce système était implanté en Égypte, la nation continuerait à jouir de l’abondance, même pendant les années de famine. C’est ainsi que toutes les vaches allaient coexister.

C’est cette version qui intéressa tant Pharaon dans l’interprétation de Joseph. Pour commencer, Pharaon fut frappé par l’ingéniosité de Joseph qui prenait en compte le détail qui avait échappé à tous. Mais ce qui l’impressionna encore davantage fut la démonstration que ses rêves, non seulement contenaient la prémonition des futurs évènements mais offraient également les instructions pour y faire face, non seulement les problèmes mais également les solutions.

Il pourra sembler alors étonnant que Clément Juglar ne soit pas allé aussi loin dans sa conclusion, qu’il en soit rester à un ce « Il ne faut donc jamais désespérer ni trop espérer de son pays, se rappelant sans cesse que la plus grande prospérité et la plus grande misère sont sœurs, et se succèdent toujours » finalement bien fataliste. Il est étonnant que, d’une certaine façon, Clément Juglar ait oublié Joseph et sa sagesse de ne jamais séparer les années d’abondance des années de famine.

D’autant plus étonnant si l’on se souvient que Clément Juglar s’appelait Joseph. Joseph Clément Juglar.

Chabbat Shalom
Zevoulon, 29 Kislev 5773


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