Extraits

lundi 31 janvier 2022
par  Paul Jeanzé
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La plupart d’entre nous succombent au pouvoir magnétique des choses et n’évaluent les événements qu’en fonction de leurs conséquences tangibles. Nous reconnaissons la valeur des objets qui se présentent à nous dans le royaume de l’Espace. Mais c’est dans le domaine du temps, et non dans celui de l’espace, que nous pouvons trouver ce qui est authentiquement précieux. Les monuments de bronze ne vivent que grâce à la mémoire de ceux qui contemplent leurs formes, alors que les "instants" de l’âme durent encore après avoir été relégués à l’arrière-plan de l’esprit. Nos sentiments, nos pensées, sont notre bien propre ; les objets que nous possédons nous sont étrangers, souvent même trompeurs. Être est plus essentiel qu’avoir. Nous sommes confrontés avec les objets, mais nous ne vivons qu’en actes.

Les païens mettent au premier rang des objets qu’ils sacralisent, les Prophètes chantent les actes sacrés. Le monde n’a rien porté de plus précieux que les deux Tables de pierre reçues par Moïse au Mont Sinaï : « Les Tables étaient l’œuvre de Dieu, et l’écriture était l’écriture même de Dieu gravée sur les Tables » (Exode, XXXII, 16). Pourtant, quand Moïse descendit de la montagne, tenant les deux tables qu’il venait de recevoir, il vit le peuple dansant autour du Veau d’or ; il jeta les Tables et les brisa aux yeux de tout le peuple.

La pierre est brisée, mais les Paroles sont vivantes. Moïse rapporta d’autres Tables ; elles aussi ont disparu, mais les Paroles n’ont pas péri. Elles sont encore là, frappant à nos portes comme pour nous supplier de les graver « dans la Table de notre cœur. » D’autres ont inscrit leur pitié, leur ferveur, leur foi dans le splendide cantique des colonnes, mais nos ancêtres ne possédaient ni le talent ni les matériaux nécessaires pour réaliser de tels chefs-d’œuvre d’architecture. Le Roi Salomon dut faire appel à des ouvriers phéniciens pour l’aider à édifier le Temple de Jérusalem. Les Juifs, en revanche, savaient bâtir dans l’âme, ériger une sainteté faite d’actions toutes simples, d’étude et de prière, de sollicitude, de crainte et d’amour. Ils savaient dresser les plans d’une pyramide que Dieu seul est capable de voir, et ils l’ont construite.

Le Rabbin hassidique Soussia de Hanipol commençait un jour l’étude de l’un des traités du Talmud. Le lendemain, ses disciples, le voyant toujours penché sur la première page, pensèrent qu’il avait trouvé un texte difficile et qu’il avait du mal à le bien pénétrer. Les jours passent, et il est toujours plongé dans la première page ; les disciples s’en étonnent, mais n’osent interroger le maître. Enfin, l’un d’eux s’enhardit jusqu’à lui demander pourquoi il ne passe pas à la page suivante. Et Rabbi Soussia de répondre : « Je me sens si bien ici, pourquoi irais-je ailleurs ? »

*

Un jour, raconte-t-on, Rabbi Israel Baal Shem, le fondateur du hassidisme, paraissait soucieux, abattu. À ses disciples qui l’interrogeaient, il répondit : « Il était une fois un homme au cœur pervers. Après sa mort, on ne put le sauver ; mais Dieu eut pitié de son âme, et il décida qu’il vivrait, sous la forme d’une grenouille auprès d’une source, en un pays lointain. Et si son fils passait par là et buvait de l’eau de la source après avoir prononcé la bénédiction sur l’eau, son âme serait rachetée. Mais le fils était trop pauvre pour avoir les moyens, ou même l’occasion, d’entreprendre de longs voyages. Aussi Dieu le plaça-t-Il au service d’un homme riche ; le riche tombe malade, et les médecins l’envoient se soigner dans une ville d’eaux. Voici donc notre malade dans sa ville d’eaux, et son serviteur l’accompagne. Un jour qu’ils se promenaient ensemble, le serviteur fut saisi d’une soit insupportable ; il se sentait presque défaillir tant il avait soif. (En fait, il ne souffrait autant que parce qu’il était tout proche de la source où gisait l’âme de son père). Il se met en quête d’eau et trouve une source ; mais il avait si grand’soif qu’il en oublia la bénédiction sur l’eau, et l’âme resta là, non rachetée… Le Saint, béni Soit-Il, conclut le Baal Shem, avait tant fait pour que cette âme puisse être rachetée, et tout cela pour rien ! Qui peut dire quelle sera la fin de sa route ? »

*

Les hommes qui ignorent la liberté sont horrifiés à l’idée qu’ils pourraient accepter une discipline spirituelle. Ne distinguant pas le contrôle de soi de la tyrannie extérieure, ils préfèrent souffrir plutôt que de soumettre à une autorité spirituelle. Seul l’homme libre, prêt à renoncer à ses caprices, ne confond pas maîtrise de soi et abdication.


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