DEUXIÈME PARTIE

mardi 1er avril 2014
par  Paul Jeanzé
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Chapitre premier : suite logique

Le prophète Élie

Assis sur mon banc, tout à coup tétanisé, je repensais à cet autre récit hassidique [1] :

Rabbi Yaakov Yossef, Rav de Polna, fut invité une fois comme parrain pour une circoncision dans un bourg voisin. Lorsqu’il se présenta, il manquait un homme pour constituer le minyan, ou la dizaine indispensable de participants. Le Rav était peu disposé à attendre et se fâcha ; il s’impatientait toujours quand il devait attendre. Mais comme une pluie dense n’avait cessé de tomber depuis le lever du jour, les chances étaient minces de pouvoir appeler un passant quelconque comme dernier invité. Néanmoins, à la fin, on vit s’avancer un mendiant sur la route. Sollicité comme dixième pour la cérémonie, il répondit : « Ainsi soit-il ! » Et il entra. Quand on lui offrit du thé bouillant : « Ainsi soit-il », fit l’homme comme réponse. Et lorsqu’on le pria, après la circoncision, de se mettre à table avec les convives : « Ainsi soit-il », dit-il encore. Le maître de maison lui ayant demandé pourquoi il répétait toujours la même chose, il cita ce verset de psaume : « Heureux le peuple à qui cela advient ! » Et déjà il avait disparu.

La nuit suivante, le Rabbi ne put fermer l’œil. Mais à force d’entendre le mendiant répéter son « Ainsi soit-il », il finit par comprendre que ce ne pouvait être qu’Élie venu lui reprocher d’être si fortement enclin au défaut d’impatience. « Heureux le peuple à qui cela advient », murmura-t-il, et aussitôt il retrouva le sommeil.

Si on l’accuse souvent de pratiquer la politique de la chaise vide à l’occasion de la cérémonie de la circoncision (ce qui peut sembler paradoxal au vu du récit précédent), le prophète Élie occupe néanmoins une place particulière dans la tradition juive. Ainsi, il est coutumier qu’il vienne occasionnellement nous rendre visite pour nous donner un coup de pouce ou une petite leçon de vie. Il est également dit qu’il viendra nous annoncer les temps messianiques. Au début de mon récit, je n’aurais bien évidemment jamais imaginé que l’homme au chapeau pût être le prophète Élie. D’ailleurs, j’aurais bien aimé pouvoir demander à Raymond Queneau s’il connaissait l’identité de l’homme au chapeau, ce dont je doutais a priori, car j’avais en mémoire la description d’un homme banal et peu aimable, dans le texte de base de ses Exercices de style :

Un voyageur attend le bus, il remarque un jeune homme au long cou qui porte un chapeau bizarre, entouré d’un galon tressé. Le jeune homme se dispute avec un passager qui lui reproche de lui marcher sur les pieds chaque fois que quelqu’un monte ou descend. Puis il va s’asseoir sur un siège inoccupé. Un quart d’heure plus tard le voyageur revoit le jeune homme devant la gare Saint‑Lazare. Il discute avec un ami à propos d’un bouton de pardessus.

Ou alors justement, peut-être l’avait-il décrit ainsi, en toute connaissance de cause, n’étant moi‑même pas certain que Raymond Queneau put avoir une sympathie particulière pour le Divin, préférant sûrement au céleste le souterrain Doukipudonktan du chemin de fer Métropolitain. Certes, l’homme au chapeau pouvait être Juif, ne serait-ce parce qu’il n’appréciait que modérément de se faire marcher sur les pieds, et de plus, cette histoire de bouton de pardessus pouvait également être un indice pour nous emmener sur le chemin du Sentier. Mais dans le même temps, je notais une incohérence de taille. En effet, pourquoi avoir parlé d’un jeune homme ? Le prophète Élie pouvait-il être encore jeune ? Cela avait-il vraiment un sens ? Et si tout simplement le prophète Élie n’était qu’un chapeau ? Au fur et à mesure que je poursuivais logiquement mon raisonnement, j’en venais même jusqu’à soupçonner Raymond Queneau d’avoir inventé la saynète de ses exercices de style. D’ailleurs, les écrivains peuvent-ils vraiment faire autrement ? Ne sont-ils pas constamment en train de réécrire ce qu’ils croient vivre dans la réalité de leur imaginaire ? N’était-ce pas pour cette raison que Raymond Queneau avait par la suite multiplié ses variations ? Néanmoins, il fallait quand même reconnaître que l’on pouvait faire de bien belles phrases avec un feutre. Chapeau l’artiste !

*

Après que le prophète Élie m’eut salué avec son chapeau, à moins que ce ne fût un simple chapeau qui m’eut salué, je restais les yeux fixés droit devant moi, avec en tête cette simple question : devais‑je, oui ou non, répondre à son salut ?

Si je répondais oui, il allait être probable que nous engagions la conversation. Comme nous étions vendredi, il me semblait délicat ne pas lui offrir l’hospitalité pour Chabbat. S’il acceptait, ce dont je ne doutais pas, sans doute prolongerait-il alors son passage sur la croûte terrestre. Et pourquoi prolonger son séjour si ce n’était pour nous annoncer les temps messianiques ? Et si le Messie c’était… Je faisais alors un fantastique effort pour arrêter de raisonner et, pour me raisonner, je me repassais en accéléré la vie de Sabbataï Zvi – né à Smyrne en 1626, il se proclame Messie des Juifs en 1648 et meurt en exil dans la solitude en 1676 – et l’idée abracadabrantesque qui venait d’essayer de prendre forme dans mes pensées s’effaçait en une fraction de seconde.

Il n’était pas rare que je perdisse le contrôle de mes pensées de cette manière. Si j’arrivais assez rapidement à revenir à la raison, il en restait toujours un petit quelque chose qui immanquablement me perturbait jusqu’à l’instant où un autre moment de déraison venait, heureusement pour moi, non pas s’ajouter sinon je serais certainement devenu complètement fou, mais se substituer au précédent. C’était ainsi qu’hier, alors que je m’assoupissais dans un wagon ferroviaire (je dois vraiment avoir un problème avec les trains pour qu’ils apparaissent si souvent dans mes histoires), je m’étais vu avec horreur en descendre avec un bébé dans les bras et le lâcher entre le train et les rails. Et même si je savais qu’il était impossible qu’une telle mésaventure m’arrivât, l’espace entre les deux étant bien évidemment trop petit pour engloutir le plus petit des premiers‑nés, je persistais à regarder la scène qui se déroulait au milieu de ma nonchalance et me voyais alors courir désespérément à la recherche du signal d’alarme le plus proche. Le soubresaut occasionné par l’angoisse dans laquelle je venais de plonger me tira brusquement de mon éprouvante léthargie et je découvris, en tournant légèrement la tête, la voix qui était venue interférer avec ma somnolence et qui appartenait à une jeune femme, téléphone portable dans une main, poussette dans l’autre, et qui descendait adroitement du train tout en poursuivant tranquillement sa conversation avec son interlocuteur. Cette fois-ci, alors que j’en aurais eu bien besoin pour pouvoir réfléchir à mon obsession des trains et éventuellement des moyens d’y mettre fin, mes pensées ne m’accordèrent aucun répit.

À peine croyais-je avoir retrouvé un semblant de sérénité que je repensais à un autre épisode, réel celui-là. Je me trouvais sur un quai de gare. Je me tenais loin derrière la ligne jaune qui permettait au voyageur de ne pas avoir à réfléchir aux conséquences de ses actes, comme si j’étais moi, convaincu d’avoir suffisamment de recul pour pouvoir, tel le sage ruminant dans son pré, regarder passer les hommes dans leur convoi d’un air complètement détaché. Au moment où j’allais penser et passer à autre chose, je l’avais vue disparaître sous mes yeux. En l’espace d’un instant, la femme qui était à quelques mètres devant moi avait été engloutie sous une déferlante de rails. Immédiatement, deux voyageurs s’étaient heureusement portés à son secours, la remontant sur le quai avant que le train n’entrât en gare. Moi, je n’avais pas bougé, trop occupé que j’étais à ruminer mes pensées et à juger mes contemporains. J’étais resté là, inerte, absent, incapable d’intervenir. Certainement que j’étais trop loin pour intervenir. Certainement… Ce jour-là, je fis un pas supplémentaire en arrière sur mon quai de gare, franchissant sans m’en rendre compte une autre ligne jaune, celle qui était jusqu’alors derrière moi. Curieusement, je n’avais pas pensé à me retourner. Curieusement… Il faut vraiment que j’arrête avec les trains… Et que j’en parle avec quelqu’un… Des bovins peut-être également… J’ai vraiment besoin d’aide… L’écriture ne fait qu’empirer mon malaise… Mon malaise n’est qu’écriture. Une pause dans mes pensées serait vraiment salutaire. Dans mes écrits également. Mais je ne puis m’arrêter, il me reste cette question en suspens…

Si je répondais non, à savoir ne pas adresser la parole au prophète Élie, je laisserais alors passer devant moi l’occasion de permettre à tous mes frères humains d’accéder à un monde futur un peu plus vivable que celui que j’arpentais actuellement. Mais un homme, quel qu’il soit, était-il capable de supporter une telle responsabilité ? Quel degré de sagesse fallait-il atteindre pour assumer une telle charge ? L’être humain en avait-il aujourd’hui vraiment la capacité ? Et l’aurait-il seulement un jour ? Je ne pouvais aller plus loin dans mes réflexions. Je n’étais pas encore prêt à les aborder avec profondeur, ou en tout cas de façon un peu plus spirituelle que mes histoires de trains et de vache, même si rien ne dit que cette dernière n’était pas rousse. Je commençais également à fatiguer. Tout ce que je voulais, là, tout de suite, c’était me retrouver tout seul sur mon banc et que l’on me laissât tranquille.

Un trait de plume, et l’homme au curieux chapeau s’envolait.


[1Les récits hassidiques – Martin Buber (points poche)


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