Catherine

vendredi 7 juin 2019
par  Paul Jeanzé
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Il était bientôt 19 h ; à la périphérie de la grande métropole, les gratte-ciel rentraient progressivement dans l’ombre. Au trente-deuxième étage d’une tour accueillant plusieurs centaines de bureaux, un homme parmi tant d’autres dénoua sa cravate ; enfin… Toute la journée durant, il avait dû lutter avec celle-ci afin qu’elle ne l’étranglât pas ; chaque quart d’heure, le plus discrètement possible, il desserrait un nœud coulant qui lui donnait la désagréable impression d’être un condamné à mort en sursis. Dans un environnement où l’on n’hésitait pas à se débarrasser du petit personnel sans ménagement, il n’estima pas la comparaison démesurée car malgré son titre de Directeur des ventes, il savait que sa position n’était pas plus enviable que celle de ses subordonnés ; eux au moins pouvaient quitter leur poste de travail vers 18 h sans que l’on vienne leur distiller dans l’embrasure de la porte du bureau ces petites phrases si lourdes de sous‑entendus. Passé ce léger sentiment d’amertume, soulagé de pouvoir respirer plus librement, l’homme déboutonna son col de chemise avant de s’enfoncer dans son fauteuil ; plus qu’un ou deux détails à régler et il pourrait rentrer chez lui.

— Catherine, pouvez-vous me rappeler l’agenda de demain s’il vous plaît ?
— 10 h – 12 h : réunion hebdomadaire de suivi ; bureau 3445. 12 h : déjeuner avec Monsieur Dumont, membre du conseil de surveillance. 14 h : Réunion avec Madame de Blainville, responsable du service des relations publiques de la société Elegancy.
— Bon sang ! j’avais complètement oublié ce rendez-vous à l’extérieur. C’est où ?
— Pardon Monsieur, je n’ai pas compris votre question.
— Catherine, pouvez-vous m’indiquer l’adresse du rendez-vous de 14 h s’il vous plaît ?
— 25 rue des champs
— 25 rue des champs, 25 rue des champs… comment on y va dans cette foutue rue déjà ?
— Pardon Monsieur, je n’ai pas compris votre question.

L’homme soupira et reformula posément sa demande :

— Catherine, indiquez-moi l’itinéraire pour aller de la Tour B15, 95 boulevard des arpenteurs, au numéro 25 de la rue des champs.
— Prendre la ligne T2 à l’arrêt Cité administrative, direction Cœur de ville, descendre à…
— Merci Catherine, je verrai demain pour l’itinéraire complet.

L’homme regarda Catherine un court instant et pensa à sa femme ; la concordance des deux pensées le mit mal à l’aise. Il était 19 h15 ; le temps de rentrer à son domicile et il serait à peine 20 h. Il soupira de nouveau. Que faire ? Il avait beau réfléchir, il allait lui être difficile d’inventer une nouvelle excuse pour arriver après 21 h 30 ; deux fois déjà cette semaine, il avait retardé l’échéance, prétextant d’abord une réunion de dernière minute, puis un dossier à traiter en urgence. Il hésita encore un instant en pesant le pour et le contre d’un nouveau mensonge ; puis, résigné, l’homme rangea son téléphone portable dans la poche intérieure gauche de sa veste de costume. Au bout de quelques secondes à peine, il sentit la mécanique électronique de son téléphone professionnel lui réchauffer le cœur ; qui a dit que le métal était une matière froide au contact ? Soudain, il se leva avec détermination et s’avança vers la baie vitrée afin d’admirer le vaste panorama que lui offrait l’altitude ; il mit les mains dans les poches de son pantalon et prit un air pénétrant ; alors, au gré de sa contemplation, il commença à se sentir comme un de ces rois en col blanc qui régnaient sur de vastes empires composés de centaines de milliers de fonds de pension. Après tout, suite à la restructuration de ce début d’année, n’avait-il pas intégré le dixième rang dans l’organigramme de la société ? Rassuré quant à sa propre importance, il retourna sereinement vers son bureau et prit ses affaires, avant d’en éteindre la lumière, puis de fermer avec autorité la porte derrière lui ; et ce geste imperceptible vers cette présence rassurante dans sa poche intérieure. Il sourit. Ce soir, Catherine rentrait avec lui.


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