Arendt (Hannah ) - (1906 - 1975)

Sur l’antisémitisme (1951)
lundi 14 juin 2021
par  Paul Jeanzé
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Préface

La seule conséquence directe et sans mélange des mouvements antisémites du XIXè siècle n’est pas le nazisme mais le sionisme qui, au moins sous sa forme idéologique occidentale, fut en quelque sorte une contre-idéologie, la "réponse" à l’antisémitisme. Non pas, bien entendu, que la conscience juive ait jamais été une simple création de l’antisémitisme ; une connaissance même sommaire de l’histoire juive, dont le souci constant, depuis l’exil babylonien, a toujours été la survie du peuple juif, en dépit des dangers énormes résultant de sa dispersion, suffirait à écarter le mythe le plus récent à ce sujet, devenu à la mode dans les cercles intellectuels depuis que l’"existentialisme" sartrien a défini le Juif comme celui qui est considéré et défini comme Juif par les autres.
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L’antisémitisme, insulte au sens commun

Le "nationalisme" nazi a plus d’uns aspect en commun avec la récente propagande nationaliste en Union soviétique, qui ne sert aussi qu’à nourrir les préjugés des masses. Les nazis éprouvaient un mépris authentique, et qui ne se démentit jamais, pour l’étroitesse du nationalisme et et le provincialisme de l’État-nation ; ils répétèrent sans cesse que leur "mouvement", de dimension internationale comme le mouvement bolchevique, était pour eux plus important qu’un État, quel qu’il soit, nécessairement lié à un territoire donné.
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[...]l’oppression et l’exploitation ne sont jamais en tant que telles le véritable motif du ressentiment ; la richesse sans fonction apparente est beaucoup plus intolérable parce que personne ne comprend pourquoi on devrait la tolérer.
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Le déclin général des Juifs en Europe occidentale et centrale n’est cependant que l’ambiance générale dans laquelle les événements qui suivent ont pris place. Ce déclin, à lui seul, n’explique pas plus les faits que la simple perte de pouvoir de l’aristocratie n’explique la Révolution française. Il faut simplement être conscient de ces lois générales pour réfuter les arguments du sens commun qui nous poussent à croire qu’une haine violente ou une révolte soudaine sont toujours une réaction contre un pouvoir immense et des abus manifestes, et que, par conséquent, la haine déchaînée systématiquement contre les Juifs est forcément une réaction contre leur influence et leur puissance.
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Pour l’historien, le fait important est que les Juifs, avant de devenir les principales victimes de la terreur moderne, se trouvèrent au centre de l’idéologie nazie. Or, une idéologie qui a besoin persuader et mobiliser les gens ne peut pas choisir sa victime arbitrairement. En d’autres termes, si tant de gens croient authentique un faux aussi flagrant que les Protocoles des Sages de Sion, au point que ce document peut devenir le texte de base de tout un mouvement politique, la tâche de l’historien n’est plus de découvrir l’imposture. Ce n’est pas non plus d’inventer des explications qui dissimulent le fait historique et politique essentiel : on a cru à ce faux. Ce fait est plus important que la circonstance (historiquement parlant, secondaire) qu’il s’agit d’un faux. La théorie du bouc émissaire reste donc l’une des principales tentatives d’éluder l’importance de l’antisémitisme et la signification du fait que les Juifs ont été placés au centre de la tourmente. La doctrine inverse, qui postule l’existence d’un "éternel antisémitisme", est également très répandue ; d’après elle, la haine des Juifs est une réaction normale et naturelle, à laquelle l’histoire donne plus ou moins d’occasions de se manifester. Les explosions d’antisémitisme n’ont pas besoin d’explication spéciale puisqu’elles ne sont que les conséquences naturelles d’un problème éternel. Rien d’étonnant à ce que cette doctrine ait été adoptée par des antisémites professionnels ; c’est le meilleur alibi de toutes les horreurs. S’il est vrai que, pendant plus de deux mille ans, l’humanité a mis une grande insistance à tuer des Juifs, alors le meurtre de Juifs est une occupation normale, voire humaine, et la haine des Juifs se justifie sans avoir besoin d’aucune explication.
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L’histoire juive offre ce spectacle extraordinaire d’un peuple, unique à cet égard, qui a commencé son histoire avec une conception précise de l’histoire, une résolution presque consciente de réaliser un projet bien défini sur cette terre, et qui, sans renoncer à cette conception, a évité toute action politique pendant deux mille ans. L’histoire politique du peuple juif s’est ainsi trouvé dépendre de facteurs imprévus et accidentels, plus encore que celle des autres nations, si bien que les Juifs sont passés d’un rôle à l’autre, sans assumer la responsabilité d’aucun.
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Pour expliquer qu’au stade final de la désintégration, des slogans antisémites aient été le meilleur moyen de stimuler et d’organiser de grandes masses d’hommes à des fins d’expansion impérialiste et de destruction des anciennes formes de gouvernement, il faut chercher dans l’histoire des relations entre les Juifs et l’État les germes de l’hostilité entre certains groupes sociaux et les Juifs. C’est ce que nous montrerons dans le prochain chapitre. Par ailleurs, la populace moderne toujours plus nombreuse - c’est-à-dire les déclassés de toutes les couches sociales - a produit des chefs qui, sans se demander si les Juifs étaient suffisamment importants pour servir à la cristalliser une idéologie, n’ont cessé de voir en eux la "clé de l’histoire" et la cause principale de tous les maux ; l’histoire des relations entre les Juifs et la société doit donc nous indiquer les raisons de cette hostilité entre la populace et les Juifs. Les relations entre les Juifs et la société sont l’objet du troisième chapitre. Le quatrième chapitre traite de l’affaire Dreyfus, sorte de répétition générale des événements de notre temps. Cette affaire sera traitée en détail. En un bref moment historique, elle révèle en effet les potentialités, normalement cachées, que contenait l’utilisation de l’antisémitisme comme arme importante de la vie politique relativement rationnelle et équilibrée du XIXè siècle. Les trois chapitres qui suivent n’analysent que les éléments préparatoires. leur pleine réalisation dut attendre le déclin de l’État-nation et le développement de l’impérialisme, placé au premier plan de la scène politique.
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Chapitre II - Les Juifs, l’État-nation et la naissance de l’antisémitisme
Au XIXè siècle, l’État-nation, alors à son apogée, accorda à ses résidents juifs l’égalité des droits. L’illogisme de cette abstraction est manifeste : les Juifs reçoivent alors leur citoyenneté de gouvernements qui, depuis des siècles, ne reconnaissent la qualité de citoyens qu’aux individus possédant déjà la nationalité et faisant de l’homogénéité de la population la caractéristique essentielle du corps politique. Cette contradiction en dissimule d’autres, plus profondes, plus anciennes et plus fatales.
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À partir de la fin du XVIIè siècle, on assiste en conséquence à une expansion sans précédent de l’activité économique de l’État et, parallèlement, de son besoin de capitaux. Parmi les populations européennes, aucun groupe n’était en mesure de fournir à l’État les capitaux nécessaires, ni de prendre une grande part au développement d’activités économiques étatiques. Les Juifs, au contraire, avaient une longue expérience du prêt et des relations avec la noblesse européenne, qui souvent les protégeait localement et les employait comme hommes d’affaires. Il était donc naturel qu’on eût recours à eux. Pour ses nouvelles activités économiques, l’État avait tout intérêt à accorder aux Juifs certains privilèges et à les traiter comme un groupe à part. L’État ne pouvait en aucun cas les laisser s’assimiler complètement à une population qui refusait de prêter à l’État, qui répugnait à prendre part à ses entreprises et à les développer, et qui se cantonnait au modèle routinier de l’entreprise capitaliste privée.
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L’État-nation avait besoin que les Juifs restent un groupe distinct et ne s’intègrent pas à la société de classes ; les Juifs avaient besoin de préserver leur identité et de survivre en tant que groupe[...] Sans les intérêts et les pratiques des gouvernements, les Juifs n’auraient sans doute pas pu conserver leur identité de groupe.
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En tant que groupe, la communauté juive occidentale se désintégra en même temps que l’État-nation dans les quelques dizaines d’années qui précédèrent la Première Guerre mondiale. Le déclin rapide qui affecta l’Europe d’après-guerre trouva déjà les Juifs privés de leur ancien pouvoir, et atomisés parmi la foule d’individus aisés. À une époque impérialiste, la richesse des Juifs était devenue insignifiante ; dans une Europe qui n’avait plus le sens de l’équilibre du pouvoir entre nations ni celui de la solidarité européenne, l’élément Juif, cosmopolite et inter-européen, devint un objet de haine universelle en raison de sa richesse inutile, et un objet de mépris parce qu’il n’avait plus aucun pouvoir.
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L’un des aspects les plus émouvants de l’histoire juive demeure le fait que les Juifs prirent une part active à l’histoire européenne précisément parce qu’ils étaient un élément intereuropéen et non national, dans un monde où seules les nations existaient ou étaient sur le point de naître. Ce rôle fut plus durable et plus essentiel que leur fonction précédente de banquiers des États, et c’est là l’une des raisons matérielles du nouveau type, moderne celui-ci, de productivité juive dans le domaine des arts et des sciences. On peut voir une sorte de justice historique dans le fait que le désastre qui frappa le peuple juif coïncida avec la ruine d’un système et d’un corps politique qui, quels que fussent par ailleurs ses défauts, avait eu besoin d’un élément purement européen dont il pouvait tolérer l’existence.
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L’égalité de condition, à coup sûr un impératif fondamental de justice, est aussi l’une des plus grandes et des plus hasardeuses entreprises de l’humanité moderne. Plus les conditions sont égales, moins il est facile d’expliquer les différences réelles entre les individus et moins, en fait, les individus et les groupes sont égaux entre eux. Cette conséquence troublante apparut pleinement quand l’égalité cessa d’être perçue comme par le passé, l’égalité devant un Dieu omnipotent ou l’égalité devant un destin commun tel que la mort. Chaque fois que l’égalité devient un fait banal, sans possibilité de mesure ou d’explication, il y a très peu de chance pour qu’on la reconnaisse simplement comme le principe de fonctionnement d’une organisation politique dans laquelle des personnes, par ailleurs inégales entre elles, jouissent de droits égaux. Il y a au contraire toutes les chances pour qu’on y voie, à tort, une qualité innée de chaque individu, que l’on appelle "normal" s’il est comme tout le monde, et "anormal", s’il est différent. Cette perversion du concept d’égalité, transféré du plan politique au plan social, est d’autant plus dangereuse si une société ne laisse que peu de place à des groupes particuliers et à des individus, car alors leurs différences deviennent encore plus frappantes. [...] C’est parce que l’égalité exige que je reconnaisse tout individu, quel qu’il soit, comme mon égal que les conflits entre des groupes différents qui, pour des motifs qui leur sont propres, refusent de se reconnaître réciproquement cette égalité de base, revêtent des formes si effroyables.
Points poche - Page 103


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