Le roman de la gare

mardi 1er avril 2014
par  Paul Jeanzé
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Ces courtes réflexions m’avaient accompagné le long des rails sans que je m’en rendisse vraiment compte. Je me trouvais à présent à proximité de la bouquinerie dont je m’apprêtais à soulever le lourd rideau de fer. Le Roman de la gare était en effet ce petit magasin, coincé entre les trains et les métropolitains, dans lequel je passais la plupart de mes journées depuis de très nombreuses années. Avant de vendre des livres, cet endroit m’avait parfois rendu ivre, du temps où il abritait un petit bistrot bon marché. Mais un jour, les clients avaient commencé à le déserter, inquiets de ne jamais voir les prix augmenter. Peu de temps après, c’étaient les fournisseurs qui avaient déserté, pragmatiques qu’ils étaient de constater que les clients s’envolaient. Et finalement, c’était le patron lui-même, Ramon El Aregadel, qui avait déserté et était reparti vers son Espagne natale, jetant alors à la rue les rares clients qui savaient encore apprécier une consommation à son juste prix, et qui peut-être n’avaient pas les moyens d’aller voir et boire ailleurs. Quant à moi, J’avais pris l’habitude de m’y arrêter pour écouter les habitués anonymes avec leurs proverbes de comptoir souvent chargés d’un climat alcoolique grisé par la fumée des cigarettes. Comment ne pas se souvenir d’un « Sans mon ballon de rouge, j’ai l’impression de rester en carafe ! » ou d’un « Le fond sans la forme, c’est la vie sans la mort. Et ne viens pas me dire le contraire ! » Comment ne pas se souvenir de ce café serré qui faisait bondir le cœur de l’éternel amoureux au petit matin tandis que le kir faisait pleurer le même dans les heures tardives de l’après-midi quand, transi par une journée à espérer, il revenait vers les rivages d’un comptoir à la dérive de ses sentiments ? Pendant les semaines qui avaient suivi la fermeture du petit bistrot, j’avais continué à tourner autour de cette petite niche qui m’avait sûrement évité de finir comme un chien, jusqu’au jour où…

Ici prochainement, ouverture d’une librairie.
Recherchons deux vendeurs. Expérience non indispensable.
S’adresser à l’intérieur.

Ce jour-là, j’avais cru distinguer, affalés sur le zinc du bistrot disparu, Charles Bukowski et Guy Debord s’apostrophant violemment pour se donner en spectacle à un Arthur Rimbaud qui, de son côté, semblait chercher le pilier qui le raccrocherait à ce bateau ivre. Ce jour-là, après une courte note de comptoir et de mémoire, j’avais laissé tomber mes illusions, et décidé de jeter l’encre dans le port de la gare. C’est comme cela que j’ai commencé à vendre des livres dans le petit magasin d’un angle bétonné d’une gare ouverte au vent du quotidien.

Depuis, c’était une légère brise changeante et rafraîchissante qui m’accueillait chaque matin quand je découvrais les caisses en carton disposées la veille au soir dans l’arrière-boutique, et qui contenaient les nouveautés et autres réassortiments destinés à combler les espaces qui n’avaient pas manqué de commencer à prendre leur aise dans les différents rayonnages au cours de la journée. Et si j’étais bien loin de ces majestueuses bibliothèques où j’imaginais d’incroyables échelles qui vous envoyaient certainement vers des sommets de littérature, je me satisfaisais de pouvoir retaper des murets de livres à l’intérieur d’une librairie de gare. J’étais ainsi un modeste maçon de la page, souhaitant juste faire entendre aux voyageurs de passage le léger bruissement des feuilles au milieu d’un monde tourbillonnant de chemins de fer. Moins modeste, peut-être me serais-je considéré comme le gardien d’un temple dont les murs s’Hérode au gré de ses écritures disparues. Peut-être…


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