Huitième chapitre : une histoire à tiroirs

mardi 1er avril 2014
par  Paul Jeanzé
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Le manuscrit

Il était bien pressé ce livreur. À peine le temps de lui signer l’accusé de réception que déjà il s’était envolé. Et si de mon côté, je me dépêchais de refermer la porte, c’était seulement parce que ce matin le vacarme extérieur s’accordait mal avec le calme et la sérénité de mon intérieur. Je remontais tranquillement à l’étage et posais le petit colis sur mon bureau.

L’auteur s’adresse à lui-même un exemplaire de son manuscrit. L’envoi sera effectué en recommandé. Il le conservera en l’état pour ne l’ouvrir, devant huissier ou devant la justice, que s’il est victime d’un plagiat.

J’avais lu cette procédure parmi d’autres dans un article consacré à la protection des manuscrits. Et bien qu’elle ne me semblât pas être la plus sûre, je la trouvais largement plus amusante que celle du dépôt chez un notaire ou auprès d’une société d’auteurs. En ouvrant le tiroir de mon bureau dans lequel je m’apprêtais à déposer l’enveloppe de papier kraft, je m’interrogeais toutefois afin de savoir pourquoi j’avais pris une telle précaution. Peut-être tout simplement pour regarder, un brin amusé, mon histoire à tiroirs se terminer vraiment dans un tiroir. Et c’est ainsi que je déposais au fond d’un tiroir qui accueillait déjà bon nombre de documents hétéroclites le manuscrit qui m’avait tenu compagnie pendant ces derniers mois.

Ce manuscrit, je ne me souvenais plus vraiment de quelle façon il avait commencé. Pas vraiment par le début en tout cas. Pas vraiment par la fin non plus, d’autant plus qu’il était toujours difficile de savoir quand s’arrêtaient vraiment les livres et les histoires. Je regrettais presque de ne pas avoir pris le temps de noter les étapes de cette curieuse construction, ces quelques points de repère de mes pensées vagabondes.

Il m’arrive souvent de me perdre dans mes pensées. Enfin de me perdre… Ce sont avant tout les autres qui pensent que je suis perdu. Moi, de mon côté, même si je peux aussi avoir cette impression, j’aspire toujours au fait qu’un jour ou l’autre j’arrive à m’y retrouver parmi tout ce qui traverse mon esprit. Je n’avance pas de façon linéaire, en ligne droite, tel un petit jouet pour enfant que l’on aura pris soin de remonter préalablement. On le pose et hop, il avance, au même rythme, encore et toujours. Il avance et à un moment, soit il rencontre un obstacle, soit il a de nouveau besoin d’être remonté. Comme l’énorme horloge comtoise qui, au milieu de ses incessants « tic » et « toc », sonnait chaque heure du jour et de la nuit dans la cuisine de mon enfance. Aujourd’hui, quand je rends visite à mes parents, la vieille comtoise est toujours là certes, mais dans un coin, et cela fait longtemps qu’elle ne « tic » et « toc » plus du tout. Quant au petit jouet pour enfant, on le retrouvera peut-être sous un meuble, le jour où la maison aura été nettoyée en grand. Pour l’instant, on a oublié jusqu’à son existence et il est déjà certainement plein de poussière. Quand on viendra lui souffler dessus, il sera déjà trop tard. Il ne clignotera plus, il n’avancera plus. On aura beau changer les piles, il aura fait son temps, pas longtemps. Ça grandit vite un enfant. C’est pour cela que moi, je préfère avancer, reculer, m’arrêter, tourner, recharger les batteries, rêver, oublier, changer d’avis, me tromper aussi, et plutôt que de me retrouver couvert de poussière sous un meuble, je préfère aller mettre le nez à la fenêtre. Enfin, à la porte-fenêtre pour être plus précis, même si de ce côté de la maison, la vue n’est pas très dégagée. Je vois seulement une façade terne dans laquelle se trouve encastrée une porte-fenêtre très semblable à la mienne et qui pourrait ainsi me donner l’impression de me regarder dans un miroir, et ce d’autant plus que je n’ai jamais vu la personne qui se cache derrière. Parfois seulement, il me semble distinguer une ombre. Il m’arrive même de me demander si quelqu’un habite vraiment en face de chez moi. Et de douter de l’existence même de cette triste façade…

Il m’arrive souvent de me perdre dans mes pensées. Enfin de me perdre… Ce sont avant tout les autres qui pensent que je suis perdu. Moi, de mon côté, même si je peux aussi avoir cette impression, j’aspire toujours au fait qu’un jour ou l’autre j’arrive à m’y retrouver parmi tout ce qui traverse mon esprit. Le ciel est bien bleu aujourd’hui et j’entends distinctement sans les voir les oies sauvages passer au-dessus de mon toit pour se rendre dans le magnifique étang du château. Elles sont un peu en avance. Sans doute veulent-elles profiter du beau temps. Peut-être d’ailleurs devrais-je en faire autant. Je jette un dernier coup d’œil à mon manuscrit enfin terminé. Je peux fermer précautionneusement le tiroir, le manuscrit a enfin rejoint sa place. La maison est d’ailleurs bien rangée depuis quelques jours. Surtout depuis que j’ai pris le temps d’acheter et de monter ces bibliothèques pour classer par ordre alphabétique l’ensemble de mes livres de poche, je vous en reparlerai plus tard. Ce matin, en parcourant les A, j’avais ouvert les Propos sur le bonheur d’Alain. J’étais d’ailleurs en train d’écrire un petit texte avant que le livreur ne vienne me rappeler à mon manuscrit. Permettez que je vous le lise, même si ce n’est qu’une esquisse.


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