Une bien mauvaise nouvelle

vendredi 7 juin 2019
par  Paul Jeanzé

En souvenir de Jérôme et de Louis Hémon

Ce jour-là, Maximilien N. sortit des locaux de la SIENE en sifflotant, et après avoir calmement descendu les larges marches qui reliaient le prétentieux hall d’entrée à la vaste esplanade dallée située en contrebas, il se retourna pour contempler une dernière fois l’imposant bâtiment qui l’avait accueilli pendant toutes ces longues années. Malgré sa parfaite connaissance de l’immeuble, il dut dénombrer attentivement le nombre d’étages (sept en partant du bas), puis le nombre de carreaux vitrés (quinze en partant de la droite), avant de pouvoir déterminer où était situé son bureau, car devant l’aspect monolithique de la façade, il lui avait toujours été rigoureusement impossible de différencier les fenêtres les unes des autres. Une fois le bon emplacement repéré, Maximilien N. essaya vainement de distinguer à travers les vitres opaques le moindre élément qui aurait pu lui confirmer qu’il n’avait pas fait d’erreur de calcul. Là, déconcerté de constater combien ce bâtiment était impénétrable de l’extérieur, il reporta son regard sur les immenses lettres surplombant le toit sur toute sa longueur, et qui permettaient de donner à l’austère construction sa véritable identité :

SOCIÉTÉ INDUSTRIELLE D’ÉQUIPEMENTS NEUROLOGIQUES

« Des cerveaux au service de vos neurones », ajouta pour lui-même Maximilien N. avec une pointe d’ironie, au moment même où il se remémorait le bref entretien que venait de lui accorder le nouveau directeur de la SIENE :

« - Monsieur N., je tenais personnellement à vous remercier pour tout le travail que vous avez bien voulu accomplir au sein de notre société. Comme me le rappelait à juste titre mon prédécesseur, alors qu’il évoquait avec admiration votre parcours professionnel lors de ma récente prise de fonction, vous pouvez être fier de tout le chemin parcouru au cours de ces vingt années : entré dans notre entreprise en tant que modeste agent de maintenance, vous avez su, par votre dévouement, votre patience, votre opiniâtreté et votre travail acharné, vous hisser jusqu’au poste très convoité de Chef du DCQI [1]. Je sais ô combien vous êtes apprécié de vos collègues, et je vous le répète une nouvelle fois, soyez assuré de notre plus vive admiration. C’est donc avec beaucoup d’émotion, et également avec une peine immense et sincère, que je me vois dans l’obligation de vous notifier votre licenciement, licenciement qui prendra effet dès demain huit heures. Monsieur N., je suis vraiment désolé ; malheureusement, en regard des lourdes responsabilités qui me sont octroyées, il m’arrive de devoir annoncer de bien mauvaises nouvelles à mon personnel et celle-ci l’est particulièrement, pour vous comme pour moi. Si seulement cette décision avait pu être de mon ressort, si seulement ! Pourtant, croyez bien que j’ai tenté l’impossible, Monsieur N., je dis bien l’impossible ! pour empêcher votre éviction, allant jusqu’à prendre le risque insensé de me mettre en grave danger en prenant votre défense. Ah ! mon cher Maximilien, si seulement j’avais été entendu, alors soyez certain que notre présent entretien aurait pu ne jamais avoir eu lieu. Malencontreusement, il arrive parfois que les arbitrages arrêtés au sein de la société mère entrent en conflit avec les intérêts particuliers de ses propres établissements ; et si le comité directeur a fait le choix douloureux de trancher en votre défaveur, je tenais à vous assurer que cela n’était aucunement lié à vos compétences, que nous savons remarquables. À cet égard, et parce que la société SIENE a toujours agi avec probité et honnêteté avec l’ensemble de son personnel, nous mettons en ce jour difficile un point d’honneur à vous révéler en toute transparence les raisons de ce choix ; des raisons basées, vous n’en serez aucunement surpris, sur des critères exclusivement économiques et rationnels où le facteur humain ne peut entrer en ligne de compte. Monsieur N., vous n’ignorez pas le contexte dans lequel nous évoluons actuellement, un contexte où la pression fiscale imposée aux plus beaux fleurons de notre industrie est devenue insupportable. Dans ce contexte terriblement dramatique, des entreprises comme la nôtre se voient contraintes de se séparer avec énormément de regrets de leurs meilleurs éléments pour les remplacer par une main d’œuvre, certes souvent issue de pays étrangers, mais beaucoup moins coûteuse. Monsieur Maximilien N., je ne doute pas que vous saurez rebondir face à une telle difficulté, et parce que c’est vous seul qui êtes le principal acteur de votre parcours professionnel, je suis certain que vous sortirez vainqueur du terrible coup du sort dont la destinée vous a sournoisement frappé. Monsieur N., je le dis solennellement devant vous aujourd’hui, j’ai une foi indéfectible en l’avenir, et plus particulièrement en l’avenir qui vous est réservé. Monsieur N., je vous prie de bien vouloir agréer de ma plus vive sympathie, et en guise de conclusion autant que d’encouragement, je vous dis le plus simplement du monde : adieu… adieu Monsieur N., et…bonne chance pour la suite… »

Après ce long monologue, le directeur s’épongea hâtivement le front, se leva précipitamment de sa chaise, et tout en se gardant de saluer Maximilien N. de sa main droite, lui indiqua très poliment le chemin de la sortie avec la gauche.

*

Cette saynète était somme tout extrêmement convenue, et à sa lecture, vous aurez certainement reconnu une histoire qu’un jour ou l’autre un ancien collègue sera venu vous raconter. Si, par un méchant hasard, vous‑même aviez été le protagoniste malheureux de cette entrevue (oublions l’obséquieux directeur, tant il était rare que ce genre d’individu eût du temps à perdre avec des futilités telles que la littérature), vous auriez pu reprendre le récit à votre propre compte et le terminer ainsi : Maximilien N., parce qu’il était doté d’un tempérament exceptionnel qui refusait la défaite, mais également parce qu’il savait discerner les opportunités les plus avantageuses au milieu des pires calamités, prit la courageuse et douloureuse décision de quitter le pays qu’il aimait tant pour retrouver très rapidement une place équivalente dans les bras d’une belle étrangère. Bien entendu, mais ce cas névrotique ne saurait concerner que les littérateurs pessimistes et désabusés, il aurait pu advenir que cette mésaventure se terminât de façon plus navrante, et que Monsieur N., profondément marqué par une décision si implacable et si cruelle, fût victime d’une terrible dépression qui le conduisît en un temps record d’un agréable et douillet pavillon de banlieue à l’enfer du trottoir, après avoir perdu coup sur coup : collègues, amis, femme et enfants (souvent en même temps), et pour finir, le peu qui pouvait encore lui rester de dignité.

*

En bas des escaliers, bien loin d’imaginer le destin étriqué de tous ces êtres qui n’avaient heureusement leur place que dans les livres, Monsieur N. se mit de nouveau à siffloter ; et d’ailleurs, depuis quand cela ne lui était-il plus arrivé ? En retrouvant soudain ce geste qui lui fut jadis familier, il lui revint en mémoire une anecdote datant de ses débuts dans la société : alors qu’il n’était qu’un simple agent préposé à l’installation des matériels les plus divers, on lui ordonna un matin, ce qu’il interpréta comme une promotion, de se rendre dans le bureau du nouveau directeur afin de mettre en service son ordinateur. Malgré un travail que la plupart de ses collègues informaticiens jugeaient ingrat voire dégradant, car il était courant de devoir se mettre à genou au milieu d’une épaisse poussière pour procéder à certains branchements, il affectionnait tout particulièrement ces interventions qu’il trouvait beaucoup plus gratifiantes que le simple agencement d’un bureau avec retour accompagné de son fauteuil, opération pendant laquelle il devait subir, avec une infinie patience, les desiderata sans cesse changeants du futur occupant. Il effectuait généralement les installations à caractère informatique très tôt le matin, bien avant l’arrivée des autres salariés, et s’il ne lui était jamais venu l’idée qu’il pût pénétrer dans les bureaux par effraction, la présence d’une photographie ou d’un petit bibelot lui donnait souvent l’impression de pouvoir toucher du doigt un peu de l’intimité de ses habitants. Ce matin-là, l’installation avait été plus longue qu’à l’accoutumée, tant il avait maintes fois vérifié l’ensemble des connexions pour être certain de ne pas avoir commis la plus petite des erreurs. Alors qu’il s’apprêtait à quitter un bureau dans lequel il n’avait pu saisir la moindre atmosphère, car les directeurs se succédaient trop rapidement pour laisser durablement une quelconque empreinte dans l’immense pièce (à moins qu’il n’y eût, à partir d’un certain niveau de responsabilité, plus aucune place pour l’intimité), il s’était mis à siffloter, ainsi qu’il le faisait sans vraiment s’en rendre compte dès lors qu’il achevait une tâche de façon satisfaisante. À cet instant, le directeur était entré brusquement dans son bureau, et d’une voix très ferme, lui avait recommandé de s’abstenir de siffler à l’avenir, dans les bureaux comme dans les couloirs d’ailleurs, tant un comportement aussi désinvolte ne saurait être toléré dans une entreprise aussi sérieuse que la SIENE. Impressionné par l’autorité du nouveau directeur, le jeune Maximilien avait d’autant plus sagement obtempéré à la consigne qu’il s’était rapidement rangé à cette opinion qui ne souffrait finalement d’aucune contestation possible. Il y avait maintenant vingt ans qu’il avait obéi avec déférence à ce supérieur exigeant, avant de réaliser en conséquence, la carrière que l’on savait.

*

En ce début de printemps, Maximilien N. portait un costume gris-anthracite, une cravate du même ton ainsi que de longues chaussures noires immaculées ; parce que les matinées étaient encore fraîches, il protégeait son apparence à l’aide d’un très beau manteau en laine. En détaillant son élégante tenue et en songeant de nouveau au précieux conseil que lui avait donné en son temps ce directeur, il se demanda subitement s’il n’était pas quelque peu inconvenant de siffloter dans un tel accoutrement. C’était certainement pour cette raison que le lendemain matin, et tant pis s’il dut pour cela affronter les derniers frimas, il ressortit un vieux pantalon en lin beige, ainsi qu’une chemise froissée, couleur crème, à laquelle il retroussa les manches. Il n’oublia pas non plus la casquette plate qui traînait depuis si longtemps au fond du chiffonnier en compagnie de cette fameuse écharpe en soie bicolore, jaune et rouge, qu’il aimait à nouer autour de son cou lorsqu’il sortait les soirs d’été pour timidement s’installer aux terrasses des cafés. Il retrouva également une antique paire de chaussures de sport qui autrefois avaient sans doute été blanches ; sur son épaule, une besace en tissu venait compléter le tableau. Ainsi costumé, ou plutôt, enfin revêtu de ces petites choses disparates qui curieusement lui donnait, sinon l’impression d’un ensemble harmonieux, au moins le sentiment d’une cohérence sereine, il partit se promener en sifflotant, le long de la rivière qui prenait sa source au pied de sa maison, cette petite rivière qui patiemment l’avait attendu pendant tout ce temps en clapotant. Après quelques minutes de marche, il s’assit dans une herbe verte encore gorgée de rosée et extirpa de la besace un bloc de papier à dessin ainsi qu’une petite boîte de crayons pastel. Face aux arbres qui commençaient à reprendre des couleurs, il commença par griffonner une surface plane, plusieurs traits en escalier, puis un large rectangle recouvrant la majeure partie de la feuille qu’il coloria ensuite d’un gris très foncé. Cette première étape achevée, il traça soigneusement un quadrillage régulier dans le rectangle à l’aide d’une planchette de bois trouvée au bord de l’eau, et compta attentivement le nombre de lignes (sept en partant du bas), puis le nombre de carrés (quinze en partant de la droite), avant de dessiner une croix au centre de l’emplacement correspondant. À l’aide d’une gomme, il effaça méticuleusement le fond gris recouvrant le carré sélectionné, et pour terminer, crayonna dans l’espace libre la silhouette d’un homme, avec à ses côtés, une immense plante verte qui finit par déborder généreusement sur les carreaux contigus. Au moment de tourner la page, Maximilien N. contempla une dernière fois, non sans mélancolie, le croquis qui reposait sur ses genoux. Alors, tout doucement, il se mit à pleurer.


[1Département Central lié aux Questions Informatiques


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