Un bon coup de balai
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Déjà, j’avais été très étonné de devoir me présenter à la mairie. Pour recevoir ma carte professionnelle, qu’on m’avait dit au téléphone. En allant la récupérer ce matin, j’ai surtout eu envie de rigoler quand sur un petit bout de carton, j’ai lu sous mon nom : Agent municipal affecté à la valorisation des espaces publics. En fait, je n’ai pas pu me retenir. Je me suis marré un bon coup et j’ai bien senti que ce n’était pas du goût de la petite dame qui s’occupait des… comment c’était marqué sur son carton à elle… Ah oui ! Responsable des ressources humaines… Nous, dans notre famille, on est cantonnier de père en fils depuis un bon bout de temps déjà, alors vous savez, ces bureaucrates qui inventent des expressions savantes en croyant découvrir le fil à couper le beurre, on n’y fait plus trop attention. Oui, cantonnier de père en fils ! un bel arbre généalogique, populaire et bien planté, avec les feuilles et toutes les racines qui vont avec ! Tiens, et si je m’en faisais un, de blason familial, avec une pelle et un balai, histoire de faire comme dans les familles nobles, avant qu’on vienne leur couper le sifflet au moment de la Révolution ? D’ailleurs, mon grand‑père nous racontait souvent qu’un lointain aïeul avait été au service du Marquis de Rambergues, juste avant la prise de la Bastille. Aujourd’hui, je travaille pour la Municipalité et l’ensemble de ses administrés, mais surtout pour Monsieur le Député, dont le trottoir doit être consciencieusement balayé, au moins trois fois par jour. Alors moi, Révolution ou pas, je ne suis pas dupe, je sais bien que ça a pas changé grand-chose. Avant, mes ancêtres ramassaient à la pelle les merdes du Grand bleu de Gascogne au moment de la chasse à courre, en bas des marches du château ; maintenant, j’aspire avec l’aide de mon ami mécanique Glouton, les déjections canines, comme dirait la petite dame planquée derrière son joli carton, et puis aussi tous ces gens qui se bouchent le nez et qui ferment les yeux dès qu’ils ont à affronter la réalité en face. Car vous savez, il est dans un bien triste état le trottoir quand je passe le matin de bonne heure avec ma machine pour tenter de le tirer de sa crasse : crottes, crachats, et puis aussi papiers, canettes, mégots de cigarette, et un peu plus loin le paquet vide aussi, tout de noir vêtu avec dessus la photo d’une tête hideuse, prisonnière d’un appareil respiratoire, et qui crève d’un cancer de la gorge. Putain, mais quel est le tordu qui un jour a eu l’idée de mettre toutes ces horreurs sur une petite boîte en carton ? Moi, plutôt que d’essayer de foutre la trouille aux gens qui fument, si j’estime que c’est trop dangereux pour la santé, hé bien j’interdis la clope, c’est quand même pas bien compliqué ! Il faudrait peut-être savoir ce que l’on veut, non ? En attendant, j’ai surtout envie de les envoyer sur Mars tous ces emmerdeurs qui viennent constamment me faire la morale en étalant toute la misère du monde sous mon nez, surtout que la morale, ça ne se jette pas en pâture sur la place publique ! Non, la morale, ça se passe à huis clos, entre ma conscience et moi. Et si jamais j’ai besoin d’un petit coup de main, je vais me confesser à l’église en bas de chez moi. Elle est là pour ça l’Église ; c’est son rayon la morale. Finalement, ça a tout changé la Révolution. Avant, même la merde avait une certaine classe ; alors que maintenant… ça a bousillé l’Église aussi la Révolution… Alors, on se raccroche à quoi aujourd’hui pour avoir un semblant de spiritualité, on se raccroche à quoi, vous avez une idée, vous ? Maintenant, c’est Liberté, Égalité, a bien Voté ! comme je dis toujours aux piliers de mon comptoir, avec qui je prends ma pause au moment du déjeuner. À ce moment-là, j’en ai nettoyé tellement de la merde sur les trottoirs qu’il n’y a qu’un bon petit coup de blanc qui arrive à m’enlever provisoirement l’envie de gerber ! Au fur et à mesure des petits coups de blanc, on se raconte des blagues, souvent vulgaires c’est sûr, et on rigole de plus en plus fort sous les yeux furieux des honnêtes gens qui aimeraient bien pouvoir bouffer tranquillement leur steak-frites en regardant les informations sur la télé géante du café. M’étonne pas qu’ils soient si tristes d’ailleurs, les honnêtes gens, car c’est plutôt déprimant le programme qu’on leur propose en ce moment sur les écrans : « Mes chers compatriotes, vous avez voté pour moi et je vous en remercie ! Parce si vous aviez voté pour le salaud d’en face, j’aurais boudé très fort. Merci bande de blaireaux ! Il aura suffi de vous faire croire que grâce à moi vous alliez accéder à une vie meilleure, et hop, voilà que je suis élu dans un fauteuil. La démocratie, la politique, c’est vraiment formidable. Allez, à la prochaine élection, bande de cons ! » Chez nous, personne n’est allé voter. Je sais même pas si l’un d’entre nous est déjà allé voter un jour. Ah oui, j’ai oublié de vous dire… J’habite une très grande maison au milieu de la ville, et qui a été découpée en plein de petits appartements, comme ça les loyers ne sont pas trop chers. Et puis le propriétaire, ça lui rapporte plus que de louer la bicoque entière à une seule et même famille, même pétée de thunes ; tout le monde s’y retrouve finalement ; enfin, sauf peut-être la famille riche avec tous ses mômes qui maintenant ne trouve plus de baraque assez grande pour se loger. Dans cette maison, Il n’y a que des gens comme moi, des gens simples, des gens qui n’ont pas la folie des grandeurs. Et puis un peu cabossés par la vie aussi. Ouais, on a pas toujours la vie facile, mais au moins on a une vie. Pas trop moche. Enfin… je crois… Des fois on s’engueule, parce que c’est pas toujours simple de vivre les uns sur les autres ; des fois, on s’engueule même tellement que certains s’en vont en claquant la porte. Ils ne reviennent jamais et ils sont vite remplacés ; de ceux qui sont partis, on garde juste quelques souvenirs. Des fois, il y en a aussi qui meurent. C’est souvent le foie qui lâche, ou les poumons, car les médecins et tout ça, faire attention à ce que l’on mange et ce que l’on boit, on s’en fout pas mal ; alors, pour rendre un dernier hommage à notre compagnon disparu, on se retrouve autour de la table commune et on fait un bon gueuleton.
Devant la maison, il y a aussi une grande cour qu’on a patiemment transformée en jardin. En ce moment, c’est plein de fraises. J’en suis fier de notre jardin, surtout quand je vois les gens passer dans la rue et reluquer les fraises. Ils sont jaloux ça se voit. Alors je suis encore plus fier. Et puis j’en vois aussi qui passent et qui sont surpris ; ils ralentissent, esquissent un léger sourire, et puis ils accélèrent de nouveau. Une fois par an, pas plus souvent, il y en a même un qui s’arrête et qui me complimente sur les fraises, sur les salades, et sur les haricots verts aussi. Il me dit que ça lui rappelle le jardin de son grand‑père, quand il était petit et qu’il allait passer ses vacances à la campagne. Alors il parle, et parle encore pendant un bon quart d’heure sans que je puisse en placer une. Dans ces yeux, quand il me dit au revoir, je vois bien qu’il est tout heureux d’avoir évoqué avec moi ses souvenirs, comme si je lui avais donné, sans vraiment le faire exprès, quelques instants de répit. Et là, je crois comprendre pourquoi il m’a été généreusement accordé la vie sur cette putain de Terre.