Faux départ ?
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Faux départ ?
Pour cette nouvelle aventure, plutôt que de viser la victoire, ce qui m’avait valu dans le passé de me mettre beaucoup de pression pour un bien piètre résultat, je n’eus qu’une seule ambition : m’entraîner sérieusement. Ainsi, si victoire il devait y avoir au cours de la saison, celle-ci ne serait que la conséquence d’un entraînement réussi. Ainsi formulé, le raisonnement me semblait imparable. Je savais néanmoins qu’il me faudrait travailler mes points faibles : ma relative lenteur à me mettre en action, ma tendance à dépenser trop d’énergie dès lors que je roulais en peloton ; et enfin, mon sens tactique qui était, je le reconnaissais volontiers, inexistant. À ma décharge, je n’avais disputé que très peu de courses au cours desquelles j’avais finalement passé le plus clair de mon temps à tenter de suivre le rythme qui m’était imposé.
Profitant d’une arrière-saison favorable, j’entrepris de me rendre au magasin en vélo. À raison de quarante kilomètres aller‑retour cinq jours par semaine et en ajoutant une sortie de cent kilomètres le dimanche matin ou le lundi après-midi, je pourrais ainsi totaliser trois cents kilomètres par semaine pendant l’automne. À partir du mois de décembre, période souvent peu favorable à la pratique de la bicyclette, je m’adapterais en fonction des conditions climatiques. Au cours de cet automne, je dus parfois braver la pluie, mais rien qui me sembla insurmontable, jusqu’à ce matin de la fin du mois de novembre où j’arrivais à proximité de mon magasin sous un ciel parfaitement dégagé ; il ne me restait plus qu’un rond-point et un feu rouge à négocier. Ne voyant personne sur ma gauche, je m’engageai dans le rond‑point, et tandis que je devais prendre la deuxième sortie, je vis surgir une voiture en provenance de la première intersection. « Tiens, j’ai l’impression qu’elle ne m’a pas vu ! » et instinctivement de me déporter sur la gauche de la route. « Mais putain, elle ne m’a vraiment pas… » J’entendis un bruit sourd : mon guidon venait de heurter la carrosserie et je fus projeté à terre. Presque instantanément, sans doute mû par une brusque montée d’adrénaline, je me relevai pour ramasser mon vélo couché au milieu de la chaussée. Autour de moi, tout se mit à bouger ; je m’assis sur le rebord du rond-point. Je commençai à voir trouble ; à avoir des nausées. Je m’allongeai et perdis connaissance pendant quelques secondes…
Au‑dessus de moi, je perçus confusément une voix angoissée, celle du conducteur de la voiture. « Ne bougez pas Monsieur, j’ai appelé les pompiers ; ils sont en route. Je suis désolé, avec l’angle mort, je ne vous ai pas vu arriver. Quand je vous ai aperçu, il était déjà trop tard. Je… je suis vraiment désolé… » Un gros hématome sur le haut de la jambe me fit boiter pendant une semaine ; j’arborai également une belle minerve bleue pendant quatre jours, ma tête ayant heurté le sol. En contemplant la longue fissure qui courrait le long de mon casque, je savais que je pouvais m’estimer heureux que mes blessures fussent superficielles. En revanche, depuis ce jour, j’ai la hantise des ronds‑points.
Quinze jours à peine après mon accident, je repris mes allez‑retour entre le travail et mon domicile, mais avec peu d’enthousiasme, d’autant que la pluie et le froid semblait vouloir durablement s’installer. Il y avait également la nuit qui était de plus en plus présente, le matin comme le soir : quand le soleil daignait enfin se lever, j’étais arrivé depuis un bon moment au magasin ; et pour profiter de la lumière du jour dans l’après-midi, je devais quitter les cycles Gontran de très bonne heure. Il était temps pour moi de trouver une autre façon de m’entraîner.
J’investis alors dans un vélo d’appartement et enchaînai soirée après soirée d’intenses entraînements qui avaient néanmoins deux inconvénients : je suais abondamment à chaque séance et surtout, je m’ennuyais assez rapidement. Heureusement, avec un peu d’organisation, c’est-à-dire une serviette‑éponge ainsi qu’un lecteur de DVD couplé à un écran de télévision, je pus continuer, mon vélo bien fixé sur mon engin de torture, à enchaîner les exercices les plus variés avant de finir mes entraînements en roue libre en même temps que mon épisode s’achevait par l’arrestation des dangereux malfaiteurs qui avaient fait sauter la banque au début de ma session.
Peu avant Noël, je me fis une nouvelle frayeur. Ce matin-là, je m’étais exceptionnellement décidé à prendre le vélo dans l’optique de fermer le magasin assez tôt pour rentrer en musardant avant la tombée de la nuit. Malgré quelques étoiles qui brillaient encore dans le ciel, il faisait nuit noire. Alors que je montais sur ma machine, je n’eus pas le temps d’allumer mon éclairage que j’entendis derrière moi une sorte de grondement suivi du bruit des branchages que l’on piétine. Je compris immédiatement qu’un sanglier m’avait pris pour cible et sans réfléchir, je m’élançai sur la route comme un perdu. Sans lumière, je ne voyais absolument rien ; en revanche, me parvenait distinctement le bruit des sabots qui se rapprochaient ; je pédalai de toutes mes forces. Au moment d’aborder la descente, j’entendis des aboiements qui se firent de plus en plus lointains. Le monstre, qui était un chien, venait d’abandonner la poursuite. Je ne pus m’empêcher de rire nerveusement d’avoir paniqué de la sorte. Malgré mes jambes qui étaient en coton, malgré mes bras qui tremblaient, je pris à peine le temps de ralentir afin de mettre en marche mon éclairage et préférai continuer ma route plutôt que de m’arrêter quelques instants pour me remettre de mes émotions. Ce fut mon dernier trajet en vélo entre mon domicile et le magasin avant la reprise des entraînements.