Oral blanc

dimanche 21 juin 2015
par  Paul Jeanzé
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Cher candidat et membre de l’Union,

Nous sommes au regret de vous annoncer que pour la deuxième année consécutive, vous avez échoué à l’épreuve d’admissibilité du concours d’écrivain de l’Union, et ce malgré un texte qui se lit avec grand plaisir. Néanmoins, suite à l’intervention des Services de Renseignement de l’Union qui surveillaient de près votre candidature, vous avez maintenant la possibilité de vous présenter au concours spécial d’écrivain de l’Union intitulé « Préservation des espèces », concours mis en place dans le but de conserver au sein des placards de l’Union des profils d’écrivains des plus variés. Votre candidature sera d’autant plus appréciée qu’un profil tel que le vôtre n’est pas répertorié dans nos fichiers. Une fois la formalité de l’épreuve effectuée (il s’agit d’une épreuve orale qui se déroulera dans les locaux mêmes du ministère, et pour laquelle le sujet vous sera dévoilé sur place), vous serez ensuite pris en charge par les Services de la Pensée de l’Union qui vous proposeront, à l’aide des techniques pédagogiques les plus avancées, un accompagnement et un suivi de tous les instants au cours de votre carrière en tant qu’écrivain de l’Union. D’ores et déjà, nous nous félicitons de votre future réussite.

Au moment où le train ralentissait, signifiant ainsi aux voyageurs son imminente entrée en gare, la jeune femme se leva précipitamment, pris son enfant par la main, et dans une démarche saccadée, faillit lourdement chuter en ratant une des deux marches qui séparaient l’allée centrale de l’extrémité du compartiment. Je ne devais qu’à peine remarquer la scène, tant un épais brouillard commençait à m’envelopper. Longtemps après que le train se fut arrêté, j’en descendais moi-même difficilement, le regard vitreux et le ventre nauséeux. En longeant les tourniquets autorisant l’accès aux trains, je restais sans la moindre réaction, ne marquant ni intérêt ni compassion pour cette petite fille qui venait de se coincer les doigts dans le sas attenant aux tourniquets, provoquant immédiatement chez la mère des hurlements de terreur qui masquèrent les timides reniflements d’une enfant dont le visage se couvrait des larmes qui perlaient en continu à la lisière de ses yeux. J’étais comme dans un rêve, un mauvais rêve dans lequel il me semblait impossible d’agir. Mes mains sont moites, ma jambe qui boite, ma bouche se tord, et rien n’en sort.

Misère, quelle horreur que cette dernière phrase. Que m’arrive-t-il ? Le moment est bien mal choisi pour que je perde ainsi mes moyens !

Je m’assieds quelques instants sur un banc ; j’essaye de me ressaisir, de reprendre mon souffle, de mettre un peu d’ordre dans mes idées et dans mes pensées, afin d’espérer revenir à un semblant de cohérence.

Pause…

Même si le ministère n’est pas très éloigné de la gare, je dois malheureusement me résoudre à prendre le bus, constatant lucidement combien mes premiers efforts de la matinée m’avaient fatigué. Je me sens découragé ; je suis vieux, usé même, et parce que tout ceci doit se lire aisément sur mes traits tirés, j’ai à peine mis les pieds dans le bus qu’une jeune fille au regard compatissant se lève précipitamment pour me céder sa place. Que je dois paraître bien âgé pour attirer aussi rapidement autant de pitié !

Que dire de plus ?

Attendez, j’ai de nouveau besoin de réfléchir quelques instants…

Pour la première fois depuis que je suis sorti de ma retraite, je me rends vraiment compte combien le temps a pu s’étioler, combien j’ai terriblement vieilli, terriblement vieilli…

Répétition, gagner du temps…

Je n’arrive à rien aujourd’hui ; l’épais brouillard vient de nouveau se former autour de moi. Et toujours dans ma tête cette obsession du temps qui passe, pendant lequel rien ne se passe, que c’est mauvais… et de tenter de reprendre la main sur le cours de cette histoire. Que cela part mal, que cela part mal, mais que cela part très très mal…

Ça va finir par se voir toutes ses répétitions… Ressaisis-toi, bon sang ! Ressaisis-toi !

Permettez-moi de revenir quelques instants en arrière ; plus précisément au moment où je montais dans le bus. En achetant mon billet, je constatais que le bus d’aujourd’hui ne valait pas mieux que celui d’hier, le conducteur semblant toujours vouloir exorciser au volant de ce lourd pachyderme la frustration de ne jamais avoir su se mettre en pôle position pour conduire un fauve racé ; c’est compréhensible ça ? c’est pas un peu trop imagé ? une maman tentait de caser une petite poussette contenant un énorme bébé mais non abruti, c’est l’inverse que je voulais dire ! au milieu de trois monstrueuses valises appartenant à des touristes de passage, tandis que le reste des passagers regardaient par les vitres sans prêter la moindre attention à ce jeune homme qui se disputait avec un autre voyageur, lui reprochant de lui marcher sur les pieds chaque fois que quelqu’un montait ou descendait. De guerre lasse, il voulut s’asseoir sur un siège inoccupé, mais constata avec amertume que toutes les places étaient prises.

Oui, c’est un peu mieux là. Il me faut vraiment du temps pour me lancer ; mais prudence, ne va surtout pas perdre ta concentration…

Vraiment, tout ceci ressemblait à quelques nuances près à de l’histoire ancienne ; à la nuance près que le temps filait encore plus vite qu’auparavant ; à la nuance près que les mots sortaient de façon complètement désordonnée de mon cerveau ; à la nuance près que j’étais pris de court par ce nouveau monde qui me semblait ancien, à la nuance près que je n’avais subitement qu’une seule envie, celle de disparaître d’ici et de m’en retourner dans ma tanière pour me cacher au fond de ma poubelle sous une pellicule de verre pilé.

Long silence…

Rien n’est plus semblable au présent que l’on vit, que le passé que l’on a vécu. Pourtant, si vous lisez un livre du siècle dernier, vous y trouverez toujours des éléments qui vous sembleront désuets, la référence à un objet ayant disparu ou s’étant transformé laissant ainsi à penser que le temps du livre est révolu.

Attention, démonstration…

Ainsi, si je devais décrire un téléphone d’antan et un téléphone d’aujourd’hui, enfin plus exactement si je devais écrire à propos d’un téléphone d’hier et le décrire sans me relire, l’on sentirait nécessairement la différence entre ce qui a été, je veux dire ce qui est vieux, mécanique, lent à utiliser, et ce qui est, à savoir le moderne, petit, rapide, et qui permet de réaliser toute une multitude de choses. N’est-il pas étonnant de constater que l’on décrit toujours d’un côté la lenteur du passé, et de l’autre, la vitesse du présent ? Pour moi qui avais connu les gros téléphones noirs à cadran, ceux où il fallait mettre son doigt dans un trou et attendre que le ressort qui lançait les impulsions fasse clac clac clac, ces objets avaient toujours aujourd’hui une certaine existence. Mais pour la jeunesse qui n’avait aucune idée de la mélancolie du temps passé, que cela pouvait-il bien représenter ? Je sens que je perds le fil… Et pour toutes ces images qui défilent sur les écrans, n’est-ce pas pire encore ? Prenez un vieux film en super-huit et noir et blanc, et regardez ce bambin gambader sous les yeux de son père, tout cela n’est-il pas terriblement daté ? Trop vite, je vais trop vite, je ne prends pas assez de temps pour lier mes idées les unes aux autres… Et pourtant, si je dois me souvenir de ma toute petite enfance, de l’air que je respirais, du ciel d’un beau bleu azur au-dessus du coq, cette perpétuelle girouette en quête de bon sens qui fièrement se dressait tout en haut du clocher de l’église, ne suis-je pas à l’instant en train de respirer le même air qu’hier sous un ciel éternel en regardant les toitures de certains bâtiments plusieurs fois centenaires qui trônent toujours dans la capitale ? Oui, que l’on aimerait que la vie d’aujourd’hui nous semble aussi vivante que peuvent l’être nos souvenirs d’hier ; que l’on aimerait passer sous silence cette couche de brume jaunâtre qui dissimule au regard du citadin, le clocher de la chapelle qui surplombe l’imposant bâtiment qui accueille les locaux du ministère de la Culture de l’Union.

Mais pourquoi ne dit-elle toujours rien ? Faut-il vraiment que je continue après ce paragraphe particulièrement raté ? Ne peut-elle pas m’arrêter et me donner la mauvaise nouvelle qui ne manquera pas de conclure cet affligeant entretien ?

« Je vous remercie, cher monsieur, vous pouvez vous arrêter là ! »

Ouf, enfin…


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