II – Les moines

vendredi 3 novembre 2023
par  Paul Jeanzé
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Le Père Michel, un homme souriant, aimable, au visage rosé, de trente-cinq ans peut-être, me conduisit à l’office et me donna un verre de liqueur, afin de me soutenir jusqu’au dîner. Nous fîmes un bout de conversation ou plutôt devrais-je dire, il écouta mon bavardage avec assez d’indulgence, d’un air toutefois absent, comme un esprit en présence d’une créature d’argile. Et, en vérité, lorsque je me rappelle avoir parlé surtout de mon appétit et qu’il devait y avoir, à ce moment-là, plus de dix-huit heures depuis que Père Michel n’avait fait que rompre du pain, je suis bien obligé de comprendre qu’il devait trouver quelque saveur terrestre à mes propos. Mais sa politesse, bien qu’éthérée, était positivement exquise et j’avais au secret de mon cœur vif désir de connaître le passé du Père Michel.

Le cordial administré, je fus laissé seul pour un peu de temps, dans le jardin du couvent. Ce n’était rien d’autre que la cour principale, partagée en allées sablées et en plates-bandes aux dahlias multicolores, avec, au centre, une fontaine et une noire statue de la Madone. Les constructions s’élevaient autour de ce carré, tristes, n’ayant point encore reçu la patine des ans et des intempéries. Rien de saillant en dehors d’une tourelle et deux pignons coiffés d’ardoises. Des frères en blanc, des frères en brun, passaient, silencieux, dans les allées sablées et quand j’y vins la première fois, trois moines encapuchonnés étaient agenouillés sur la terrasse en train de prier. Une colline chauve domine le couvent d’un côté et le bois le domine de l’autre. Il se développe exposé au vent. La neige y tombe, par à-coups, d’octobre à mai, et parfois y stagne durant six semaines. Mais les bâtiments s’élèveraient-ils au paradis, dans une atmosphère analogue à celle des cieux, qu’ils n’en offriraient pas moins même aspect éventé et rebutant de toutes parts. Quant à moi, dans ce jour farouche de septembre, avant qu’on m’appelât à table, je me sentais là transi jusqu’aux moelles.

Lorsque j’eus bien dîné et de bon appétit, Frère Ambroise, un Français expansif (car tous ceux qui sont chargés des étrangers ont licence de parler) me conduisit dans une cellule dans cette partie du monastère située à l’écart pour messieurs les retraitants. Elle était proprement blanchie à la chaux, et meublée du strict nécessaire : un crucifix, un buste du dernier Pape, L’Imitation en français, un recueil de méditations pieuses, et La Vie d’Élisabeth Seton, missionnaire, semblait-il, de l’Amérique du Nord et de la Nouvelle-Angleterre en particulier. Pour autant que je sache, il y a un beau champ d’évangélisation encore dans ces contrées-là. Mais pensez à Cotton Mather. J’eusse aimé lui faire lire ce petit ouvrage dans le ciel où j’espère bien qu’il habite. Pourtant peut-être le connaît-il déjà et même beaucoup davantage. Et sans doute que Mme Seton et lui sont les meilleurs amis et unissent avec jubilation leurs voix dans une psalmodie sans fin.

Pour terminer l’inventaire de la cellule, au-dessus de la table était suspendu un résumé du règlement pour messieurs les retraitants : quels exercices ils pouvaient suivre, quand ils devaient réciter leur chapelet et méditer, quand ils devaient se lever et se coucher. En bas, il y avait un N. B. important : Le temps libre est employé à l’examen de conscience, à la confession, à faire de bonnes résolutions, etc. À prendre de bonnes résolutions, certes ! On pourrait parler aussi avantageusement de faire pousser des cheveux sur la tête.

J’avais à peine exploré mon gîte que le frère Ambroise réapparut. Un pensionnaire anglais, paraît-il, désirait s’entretenir avec moi. Je protestai de mon empressement et le religieux poussa dans la pièce un petit Irlandais frais et guilleret d’une cinquantaine d’années, diacre de l’église. Il était vêtu d’habits strictement canoniques et portait sur la tête ce que, à défaut de connaissance technique, je ne peux qu’appeler un képi ecclésiastique. Il avait vécu sept ans comme aumônier dans un couvent de nonnes en Belgique et, depuis lors, cinq ans à Notre-Dame des Neiges. Il n’avait jamais lu un journal anglais, ne parlait qu’imparfaitement le français et, l’eut-il parlé comme un autochtone, il n’avait pas grande chance de conversation là où il habitait. En outre, c’était un homme fort sociable, friand de nouvelles et d’esprit ingénu comme un enfant. S’il me plaisait d’avoir un guide pour la visite du monastère, il était non moins charmé de voir mon visage britannique et d’entendre parler anglais.

Il me fit les honneurs de sa cellule particulière, où il passait son temps parmi les bréviaires, les bibles en hébreu et les romans de Waverley. De là, il me mena dans la clôture, à la salle capitulaire, me fit traverser le vestiaire où les robes des frères et de vastes chapeaux de paille étaient suspendus, chacun avec le nom d’un religieux sur une pancarte – des noms pleins de suavité et d’originalité, tels que Basile, Hilarion, Raphaël ou Pacifique. Enfin, il me conduisit à la bibliothèque où se trouvaient les œuvres complètes de Veuillot et de Chateaubriand et les Odes et Ballades, s’il vous plaît, et même Molière, pour ne rien dire d’innombrables pères et d’une grande variété d’historiens locaux et généraux. De là, mon bon Irlandais m’emmena faire la tournée des ateliers où des frères boulangent, fabriquent des roues de chariot, et font de la photographie. Là, l’un d’eux préside à une collection de curiosités et un autre à une galerie de lapins. Car, dans une communauté de trappistes, chaque moine a une occupation de son choix, en dehors de ses fonctions religieuses et des besognes générales de l’établissement. Chacun doit chanter au chœur, s’il a de la voix et de l’oreille, se joindre aux faneurs s’il sait balancer la faux. Mais pendant ses loisirs, quoiqu’il soit loin d’être oisif, il peut s’occuper selon ses goûts. Ainsi, me dit-on, un frère était engagé dans la littérature, tandis que le Père Apollinaire s’affaire à la construction des routes et que l’Abbé s’emploie à la reliure des livres. Il n’y avait pas longtemps que cet abbé avait été intronisé et, à cette occasion, par faveur spéciale, sa mère avait été autorisée à pénétrer dans la chapelle et à assister à la cérémonie de consécration. Un jour d’orgueil pour elle d’avoir un fils abbé mitré ! Il fait plaisir de penser qu’on lui a permis l’accès du cloître.

Dans ces allées et venues çà et là nous croisions, chemin faisant, beaucoup de pères et de frères. D’ordinaire ils n’accordaient pas plus d’attention à notre passage qu’à la fuite d’un nuage. Mais parfois l’excellent diacre se permettait de leur poser une question et il lui était satisfait par un geste particulier des mains, comparable à celui des pattes d’un chien qui nage, ou opposé refus par les signes habituels de la négation. Dans l’un et l’autre cas, paupières baissées et avec un certain air de contrition, comme de quelqu’un qui côtoierait de fort près le diable en personne.

Les moines, par autorisation extraordinaire de leur Abbé prenaient encore deux repas par jour. Mais c’était déjà l’époque de leur grand jeûne qui commence environ septembre et se prolonge jusqu’à Pâques. Pendant ce temps, ils ne mangent qu’une fois toutes les vingt-quatre heures et cela, à deux heures de l’après-midi, douze heures après avoir commencé la fatigue et la veille quotidiennes. Leurs mets sont peu abondants, et même de ceux-là, ils ne prennent qu’avec parcimonie et, bien qu’à chacun soit attribué un petit carafon de vin, beaucoup s’abstiennent de cette douceur. Sans doute la plupart des hommes de toute évidence se nourrissent trop ; nos repas servent non seulement à nous sustenter, mais à nous procurer une heureuse et normale diversion aux labeurs de la vie. Pourtant, bien que l’excès soit préjudiciable à la santé, j’aurais cru suffisant ce régime des Trappistes. Et je suis étonné, lorsque j’y repense, de la fraîcheur de visage et de la gaieté d’humeur de tous ceux que j’ai vus. Des gens de meilleure compagnie et mieux portants, je peux à peine l’imaginer. Et, en fait, sur ce plateau sinistre, et avec l’incessant travail des moines, la vie est d’une durée incertaine et la mort visiteuse fréquente à Notre-Dame des Neiges. C’est ce que, du moins, l’on m’affirmait. Pourtant s’ils meurent sans regret, ils doivent en même temps vivre sans maladie, car tous semblent de chair ferme et hauts en couleur. L’unique signe morbide que je pouvais remarquer, un anormal éclat du regard, tendant plutôt à accroître l’impression générale de longévité et de vigueur.

Ceux auxquels j’ai parlé étaient de caractère singulièrement doux avec ce que je ne puis nommer qu’un sain contentement d’âme dans la physionomie et les propos. Il y a un avis, à la direction des visiteurs, invitant ceux-ci à ne se point formaliser des rares paroles de ceux qui les servent, puisque c’est le propre des moines de parler peu. On aurait pu se dispenser de cet avis. Pour chacun, les hospitaliers étaient tout débordants d’innocents bavardages et, dans ma pratique de la communauté, il était plus facile d’aborder une conversation que de la rompre. À l’exception du Père Michel, qui était un homme du monde, ils témoignaient tous d’un bel intérêt sans feinte pour n’importe quel sujet : politique, voyage, mon sac de couchage. Et non sans éprouver une certaine jouissance à entendre le son de leur propre voix.

Quant à ceux auxquels le silence est imposé, je ne puis qu’admirer comment ils supportent leur solennel et froid isolement. Et pourtant, mis à part le point de vue de la mortification, il me semble voir une sorte de politique, non seulement dans l’exclusion des femmes, mais même dans ce vœu de silence. J’ai quelque pratique des défunts phalanstères de caractère artistique, pour ne pas dire bachique. J’ai vu plusieurs de ces associations se former sans peine et plus aisément encore disparaître. Sous une règle cistercienne, peut-être auraient-elles pu durer plus longtemps. Dans le voisinage des femmes il n’y a guère que les groupements « toucher et parer » qui peuvent être institués parmi des hommes sans défense. L’électrode positive est sûre de l’emporter. Les rêves de l’enfance, les plans de l’adolescence sont abandonnés après une rencontre de dix minutes et les arts et sciences et la gaillardise masculine professionnelle cèdent aussitôt à deux yeux doux et à une voix caressante. En outre, après cela, la langue est le plus grand commun diviseur.

J’ai presque honte de poursuivre cette critique profane d’une règle religieuse. Toutefois, il y a encore un autre point au sujet duquel l’ordre des Trappistes appelle mon témoignage comme étant un modèle de sagesse. Vers deux heures du matin, le battant frappe sur la cloche et ainsi de suite, heure par heure, voire parfois par quart d’heure, jusqu’à huit heures moment du repos. Ainsi, d’une façon minutieuse, le jour est partagé entre diverses occupations. L’homme qui prend soin des lapins, par exemple, se précipite de son clapier à la chapelle, à la salle du chapitre ou au réfectoire tout le long de la journée. À toute heure, il a un office à chanter, une tâche à remplir. Depuis deux heures lorsqu’il se lève dans l’obscurité, jusqu’à huit heures lorsqu’il retourne recevoir le don consolant du sommeil, il reste debout absorbé par de multiples et changeantes besognes. Je connais bien des personnes, voire plusieurs milliers par an, qui n’ont pas cette chance-là dans l’emploi du temps de leur vie. En combien de maisons l’appel de la cloche d’un monastère morcelant les jours en portions faciles à entreprendre, n’apporterait-il pas la tranquillité d’esprit et l’activité réconfortante du corps ! Nous parlons de fatigues, mais la fatigue réelle n’est-ce point d’être un sot hébété et de laisser la vie mal gérée selon notre manière étroite et folle.

De ce point de vue, sans doute pouvons-nous mieux comprendre l’existence des moines. Un long noviciat et toutes preuves de constance spirituelle et de vigueur physique sont requis avant qu’on soit agréé dans l’ordre. Mais je ne vois pas que beaucoup de postulants s’en trouvent découragés. Dans le studio photographique qui figure si bizarrement parmi les bâtiments hors de la clôture, mon regard fut accroché par le portrait d’un jeune homme en uniforme de fantassin de deuxième classe. C’était un des moines qui avait effectué son temps de service, fait des marches et des exercices et monté la garde pendant les années exigées dans une garnison algérienne. Voilà un homme qui avait considéré assurément les deux aspects de la vie avant de prendre une décision. Pourtant, aussitôt libéré du service militaire, il était revenu achever son noviciat.

Cette règle austère inscrit un homme pour les cieux comme de droit. Lorsque le Trappiste est malade, il ne quitte pas son habit. Il repose au lit mortuaire comme il a prié et travaillé dans son existence de frugalité et de silence. Et lorsque la Libératrice arrive, au même moment, voire avant qu’on l’ait emporté dans sa robe pour coucher le peu qu’il reste de lui dans la chapelle parmi le plain-chant sans fin, les carillons de cloches joyeuses, comme s’il s’agissait d’épousailles, s’envolent de la tour aux ardoises et publient dans le voisinage qu’une âme est retournée à Dieu.

À la nuit, sous la conduite de mon brave Irlandais, je pris place dans la tribune pour entendre complies et le Salve Regina par quoi les Cisterciens terminent chacune de leurs journées. Il n’y avait là aucun de ces éléments qui frappent le protestant comme puérils ou spectaculaires dans la liturgie du catholicisme romain. Une rigoureuse simplicité, sublimisée par le romanesque environnant parlait directement au cœur. Je me remémore la chapelle blanchie au lait de chaux, les silhouettes encapuchonnées dans le chœur, les lumières alternativement cachées ou révélées, le rude chant viril, le silence qui s’ensuivait, le spectacle des cagoules inclinées par la prière et puis le battement au déclic tranchant de la cloche qui cessait afin de montrer que le dernier office était terminé et que l’heure de dormir était venue. Et lorsque je m’en souviens, je ne suis pas surpris de m’être évadé dans le cortile intérieur, en quelque sorte comme saisi de vertige et d’être demeuré là, debout, pareil à un insensé, sous le vent de la nuit stellaire.

Mais j’étais fatigué et lorsque j’eus reposé mes esprits avec les mémoires d’Élisabeth Seton – un morne ouvrage ! – le froid et le croassement du vent parmi les pins (car ma chambre se trouvait de ce côté du couvent qui jouxte au bois) me disposèrent promptement au sommeil. Je fus réveillé au minuit ténébreux, à ce qu’il semblait, bien qu’il fût réellement deux heures du matin, par les premiers coups de la cloche. Tous les frères alors se précipitaient à la chapelle. Les morts vivants, à cette minute insolite, commençaient déjà les travaux sans consolation de leur journée. Les morts-vivants ! Quelle image à vous glacer ! Et les paroles d’une chanson de France me revinrent en mémoire qui disaient le meilleur de notre vie paradoxale :

Que t’as de belles filles,
Giroflée,
Girofla !
Que t’as de belles filles,
L’Amour les comptera !

Et je rendis grâces à Dieu d’être libre d’errer, libre d’espérer, libre d’aimer !


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