Chapitre V

lundi 13 février 2023
par  Paul Jeanzé
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À Ferreal, on ne s’occupait plus beaucoup de l’Andromède – la ville y avait simplement gagné d’être débarrassée de quelques-uns de ses chômeurs. Le dimanche, avec les beaux jours qui revenaient, lorsqu’on se promenait sur le chemin du port, on s’arrêtait un moment en face du cargo. Un peu une épave déjà, couleur de rouille, avec des blessures rouges si le minium apparaissait ; seuls restaient intacts deux grands mâts dont les poulies et les cordages servaient à transporter les tôles. Les promeneurs s’interrogeaient. Était-ce là le navire qui les avait surpris, un soir de novembre ? fait rêver ? supposer que Ferreal allait connaître un autre avenir ? Rien n’avait changé dans leur ville ni dans l’île. Et, un jour, dans le port, il n’y aurait plus de vrai bateau que leur courrier.

Mais certains continueraient à penser à l’Andromède. Ceux qui en achetaient les débris, par exemple. Ramon avait chargé pépé Anton’ de traiter avec les clients – il se méfiait aussi du Palau. C’était, pour la plupart, des paysans qui venaient choisir des cloisons, des madriers, des poutrelles de fer, qu’ils emportaient pour réparer une étable, voir leur maison. Car le bruit s’était vite répandu qu’on débitait l’Andromède à des prix avantageux et on arrivait de partout – le vieux Quintana connaissait à fond ses compatriotes !

Les tôles, la fonte, le cuivre, on chargeait tout ça sur les voiliers du Quintana. Morceau par morceau, pépé Anton’ voyait repartir vers le continent l’Andromède, auquel il témoignait de cette passion qu’il portait, de près ou de loin, à tout ce qui touche la mer. Chez un homme comme lui, qui n’avait jamais possédé autre chose que son corps, un mélange de tristesse et de révolte naissait devant cette destruction d’un si beau navire, qu’on pouvait utiliser encore – puisqu’il était arrivé à Ferreal par ses propres moyens. C’était du gaspillage, un crime contre le travail des hommes, contre ceux, qui avaient construit l’Andromède. « Bah ! disait Portalis, il y a peut-être la moitié de la flotte mondiale qui attend du fret. Et aussi celle qui pourrit sur les fleuves. Ton Andromède, c’est déjà épatant qu’il serve à nous faire gagner notre croûte ! »

Le pépé Anton’ ne discutait point. À Ferreal, on s’en ressentait aussi de la crise mondiale en question, et même lui, pépé, devait vendre moins cher son poisson. Aux navires à mazout que lui décrivait Portalis, il continuait à préférer ce vieux cargo. Il le connaissait ! Autant que sa barque ! Parce qu’il avait voulu se rendre compte une bonne fois de ce qu’est un navire. Et aussi parce qu’il se disait que parmi les gens de mer on rencontre deux espèces : les pêcheurs comme lui qui se confient à une coquille de noix, n’attendent leur salut et leur pain que de leurs mains et de leur voile ; puis ceux qui triment sur des vapeurs, comme ses camarades du courrier, et qui tout de même ont une existence de marin.

Lorsque les compagnons avaient fini leur journée, pépé Anton’, bien entendu, restait sur le cargo. Avant l’arrivée de l’Andromède, il couchait dans une vieille maison du port qui appartenait à un patron pêcheur. Dans une chambre encombrée par les filets et les paniers à langoustes, il serrait sa paillasse et un long coffre renfermant des vêtements de rechange que lui donnait le petit Cazenave, des engins de pêche, sa guitare, quelques souvenirs. Il avait transporté son barda sur l’Andromède où la place ne manquait pas. Dans l’ancien poste des officiers, il avait installé une fameuse couchette ; et, avec des débris de bois, il s’était construit une table, un siège.

Le jour, au-dessus de son abri, il entendait marcher les gars ; leurs coups de masse faisaient tout danser. Le soir, plus un bruit. Une fois tirée la passerelle, il était seul à bord, le maître de l’Andromède. Il allumait sa lampe-tempête, la suspendait à une poutrelle, et, sur ce petit réchaud à charbon de bois qu’ont avec eux les pêcheurs, il préparait avec soin sa tambouille. Cette année, le vent pouvait hurler, les vagues déferler, il était au chaud. Essuyer des grains, de ça il avait une vieille habitude. Il se répétait qu’il était surtout à l’abri du lendemain, assuré de toucher ses 14,50, et pour la première fois de son existence il tenait des sous en réserve. Il voyait rentrer au port ses camarades, avec peu de poisson. Or, il avait encore moins de chances qu’eux d’en prendre, seul dans sa barque. Aussi, l’hiver, souvent il devait emprunter au petit Cazenave une pièce que jamais il ne pourrait lui rendre.

« Fini, la mouise », se disait-il, en regardant mijoter sa soupe.

Il en mangeait deux grandes assiettées ; ensuite, un bon morceau de fromage au lait de vache et de brebis ; et, pour terminer, un coup de vin !

Le ventre garni, l’esprit tranquille, en fumant sa cigarette, il pouvait alors songer à son passé au fond duquel il n’y avait pas que sa vie de pêcheur, très belle, mais forcément toujours presque pareille. Il en tirait d’autres souvenirs. Ses deux enfants, l’un mort à douze ans d’une typhoïde, et l’autre vers les trente, de la poitrine. Sa femme, qu’il avait perdue… voyons, oui, depuis déjà dix-sept ans. Il regardait droit devant lui, dans le noir, et peu à peu elle y apparaissait. Pas sur sa fin, mais lorsqu’elle était jolie, fine de taille, si brune, et qu’ils tournaient sur la place de la Borne. Ah ! leur jeunesse s’était vite envolée. Il leur avait fallu trimer dur ; et il se souvenait de sa femme comme d’un compagnon de travail – beaucoup moins solide que vous, souvent patraque, avec des humeurs bizarres. Elle était peut-être morte de la poitrine ? À Ferreal, ville encore fortifiée en partie, les rues sont étroites, les maisons serrées, faites d’une pierre poreuse, et sans doute était-ce la raison pour laquelle autrefois on y mourait tant ? Il s’était trouvé veuf. Heureusement, un pêcheur sait se débrouiller, cuisiner, raccommoder !

Pépé Anton’ gardait le souvenir de certaines pêches miraculeuses dont, chaque fois qu’il les rencontrait, il entretenait ses vieux amis d’enfance. L’un vendait des fruits et des légumes, l’autre faisait le commissionnaire et sur la place de la Borne offrait des noisettes et des amandes, un troisième soignait les jardins des gens riches. Chacun avec sa petite maison, quelques sous. Un soir, pépé Anton’ leur avait fait visiter l’Andromède, entre eux quatre avait commencé une discussion passionnée. Ils vantaient la vie de Ferreal, celle de la terre ; et pépé leur parlait de la mer qui fait les hommes libres, de leur île qu’il n’aimait pas parce qu’elle produisait ça et ça, mais d’être une île de 35 kilomètres de long, 10 de large, avec des côtes sauvages et dangereuses ou des plages sans fin. La discussion avait été brutale, les amis n’étaient plus revenus.

Mais, seul sur l’Andromède, pépé Anton’ ne s’ennuyait point. Une fois de plus, il en examinait le plan qu’il avait trouvé dans la salle des machines. On y voyait, en coupe, le cargo avec ses étages, ses couloirs, ses complications ; le détail des moteurs, les deux chaudières, et puis des tuyaux qui se glissaient partout, conduisaient la vapeur ou des fils électriques, étaient comme les bras ou les yeux de l’Andromède. Il tournait et retournait son plan ; pour comprendre bien c’était difficile, car tout avait été écrit dans une langue qu’on parle sur le continent. Une fois, Portalis lui avait dit : « Tu prépares un examen de capitaine ? Fous donc ton papier à la flotte, dans ce temps-là on construisait mal. » Mais il le gardait. Le plan d’une main, sa lampe-tempête de l’autre, il parcourait le navire.

Et il y avait tellement rôdé, surtout au cours des premières semaines, alors que l’Andromède faisait encore figure de vrai cargo, qu’il en connaissait le moindre recoin. Il restait longuement dans la salle des machines, devant ces chaudières grandes au moins quatre fois comme lui, chacune percée de trois foyers dans lesquels il aurait pu disparaître. Des tisonniers, des ringards, des pelles, traînaient toujours sur un tas de charbon ; des robinets et des appareils de cuivre brillaient faiblement. Sur des coussinets graisseux reposait, énorme, l’arbre de l’hélice qu’on pouvait suivre en se glissant dans une sorte de galerie. Portalis racontait que les hommes du continent étaient malins et fabriquaient dans leurs usines des machinés monstrueuses, plus fortes que les vagues. Pépé Anton’ admirait un échantillon de leur travail. Comment faisaient-ils pour s’y reconnaître au milieu de ces vis, de ces manettes, de ces leviers ? – même s’ils savaient lire le plan, eux. Au surplus, ils n’étaient pas « rien qu’en tête », ils devaient bourrer les chaudières de kilos et de kilos de charbon que d’autres hommes avaient tiré du profond de la terre – un sacré boulot, aux dires de Portalis ! Il s’essayait à tourner des roues, remuer des leviers. Rien ne fonctionnait plus. La rouille achevait de ronger l’Andromède désarmé depuis plusieurs années.

Dans la lueur dansante de la lampe qu’il élevait au-dessus de sa tête, les machines lui apparaissaient fantastiques, des monstres qui l’auraient englouti comme le charbon. Il respirait mal. Bon Dieu ! comment faisaient les gars quand ils travaillaient devant leurs chaudières rouges, loin de la lumière, loin du ciel ? Alors, pépé Anton’ remontait sur le pont. Il pensait que mieux valait ne rien connaître du continent, n’avoir jamais navigué sur un Andromède, et que la condition d’un pêcheur de Ferreal était somme toute préférable à celle des hommes attachés à leurs machines. Il avait peiné au grand soleil, bu le vent, usé ses mains à tirer sur de grosses rames. C’était la vraie vie, la sienne. Celle de ceux du continent il pouvait à présent l’imaginer. Tranquille, douce ? Leurs machines ne marchaient quand même pas seules et ne fallait-il pas les construire ? Facile, sûre, leur existence ? Portalis n’avait pas un sou ! Alors, quoi ? Certainement que tout n’allait pas droit dans leur monde ! Il crachait un bon coup ; puis, jambes écartées, les pieds tournés en dedans, planté là comme un mât, il regardait le phare qui fouillait la nuit et la mer.

Quelquefois, le dimanche, un compagnon gardait le cargo. Avec le petit Cazenave, pépé Anton’ partait de grand matin pour la pêche. C’était un jour durant lequel il n’entendrait plus un bruit d’usine et les criailleries de Palau ; il ne respirerait plus une odeur de rouille et ne verrait pas la carcasse triste de l’Andromède. Il pensait, ses yeux fixés sur l’horizon : « Qu’ils y viennent donc, ceux du continent, avec leurs paquebots monstres. Suffit d’une tempête… » Il ricanait. Aussi loin que portait son regard, la mer s’étalait, mouvante, gorgée de vie. Dessus, pas de villes flottantes ! pas de foules ! Quelques barques, avec leurs blanches ailes ouvertes, des pêcheurs dans leur élément – comme des poissons. Il s’écriait : « Tout ça est à nous ! », et le petit Cazenave lui répondait qu’il finirait aussi dans la peau d’un pêcheur, de quoi pépé Anton’ souriait, car le petit se montrait trop fier de sa famille, de leur fabrique, de leur auto, pour ne pas succéder à son père et prendre toutes les habitudes de ceux de la terre. Et si Tabou était de la partie, pépé Anton’ se tournait vers le gars, simple, peu bavard, qui plongeait et nageait comme un dauphin.

De semaine en semaine, les dimanches devenaient plus longs, plus beaux. Et, le lundi, pépé Anton’ encore plein de sa journée en mer ne prêtait plus attention aux observations injustes et hargneuses de Palau.
Ah ! en voilà un qui n’aurait pas eu ce caractère de cochon s’il avait aimé l’eau ou leur île – ce qui, s’appelle aimer ! Mais il ne pouvait aller longtemps en mer sans vomir et ne sortait jamais de Ferreal où il se proposait de tenir bientôt un commerce. Il admirait les riches, ceux qui ont une voiture, des propriétés, et jamais un ciel, un horizon, de ces choses naturelles qui vous remettent l’homme à sa vraie place. Il faisait comme les bourgeois, il criait, se croyait fort parce qu’il commandait à dix hommes ; il voulait « arriver », montrait du zèle et léchait les bottes au vieux Quintana.

Heureusement que sur l’Andromède on était capable de se défendre ! Portalis, Vigo, Hernandez, rouspétaient ; Graynier, Caussade, tiraient adroitement au flanc ; Riera et Pérez, le soir, emportaient en douce du bois pour leur ménage ; bref, pour résister à ce Palau de malheur, tous s’ingéniaient. Ils formaient une bonne bande de camarades, sans mouchard, que chaque jour de travail liait davantage.

À midi, parfois, pépé Anton’ faisait réchauffer leur manger. Ou il leur préparait une soupe de poisson, du riz à la tomate. Et vlan ! à chacun une grande louche, pas de jaloux. C’était à la fin de ces repas qu’ils lui demandaient de jouer un air de guitare.

Ensuite, ils se mettaient au travail. Ils tapaient dur, heureux d’être forts et de respirer le printemps – qui ramène la vie facile, avec les fruits, les tomates, le poisson pour presque rien.

Vers cinq heures, sur le chemin, les promeneurs commençaient à se montrer. Des filles ralentissaient, les plus hardies s’arrêtaient. Ces hommes, sur ce navire comme ravagé par la tempête ou un combat, ils avaient des allures de pirates. Le torse nu, velu, doré ; les mains noires, mais agiles et solides ; un pantalon en loques et taché ; un béret ou un vieux feutre crânement posé sur la tête ; et souples, puissants, gais, audacieux. À Ferréal, les mœurs sont sévères, le clergé y veille, et les filles n’ont point l’habitude de voir des hommes presque nus. En chuchotant, elles se racontaient des légendes qui couraient la ville ; leurs regards brillants se posaient sur Portalis, un étranger, sur Tabou, sur Colon. Chez les compagnons de l’Andromède, c’était à qui frapperait le plus fort, le plus vite, avec le plus d’adresse. Quelquefois, l’un d’eux s’arrêtait pour remonter, d’un geste simple, son pantalon qui lui glissait le long des hanches. Et Portalis lançait à pleine voix une grosse plaisanterie qui faisait rire tous les gars, grommeler leur vieux pépé, et s’éloigner sournoisement les jolies filles.


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