Au bout du chemin

vendredi 7 juin 2019
par  Paul Jeanzé
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Quelques décennies en arrière et l’on aurait pu dire du portrait de l’homme que nous allons esquisser qu’il ne valait guère mieux qu’une image d’Épinal ; mais, au-delà du caractère suranné de l’expression, Jean‑Luc Renard ne connaissait pas vraiment le pays dans lequel il était né, et en particulier ses petites villes de province.

Le siège de la société pour laquelle cet important homme d’affaires travaillait était situé dans un beau quartier de la capitale, et il était bien rare qu’on y croisât Monsieur Renard, ce dernier passant une grande partie de son temps à Dubaï auprès des fonds d’investissement qui détenaient la maison‑mère, en Chine où il négociait avec les sous‑traitants, et enfin aux quatre coins de l’Europe où étaient écoulées des marchandises à des prix savamment fixés en fonction d’un pouvoir d’achat qui fluctuait fortement selon le pays concerné. D’ailleurs, au lancement de chaque nouveau produit, il ne pouvait s’empêcher d’être étonné que la valeur d’un objet pût être aussi relative, et surtout vendu aussi cher eu égard à son coût de production. Pourtant, loin d’imaginer que sa société abusât des consommateurs, notre homme d’affaires était persuadé que le prix de tout bien n’était que le reflet de ce qu’était prêt à payer l’utilisateur final pour l’acquérir. Sans doute étions-nous là en présence d’une vision bien caricaturale d’un marché capitaliste planétaire, régi par les lois simples de l’offre et de la demande, mais c’était l’univers dans lequel Monsieur Renard baignait à chaque jour qui passait. Peut-être était-ce également le vôtre, qui sait ?

Entre deux voyages, Jean-Luc Renard s’était offert une magnifique propriété à la campagne, une belle affaire dénichée lors d’une vente aux enchères ; et, si ses proches purent un temps penser qu’il y séjournerait régulièrement en compagnie de son épouse afin de se ressourcer, il en fut tout autrement. Au cours de sa carrière professionnelle, il dut s’y rendre à trois reprises, tout en se disant qu’il aurait bien le temps de profiter du village et des petits oiseaux le moment venu ; mais, une fois à la retraite, Monsieur Renard préféra voyager dans les pays qu’il n’avait pas encore eu l’opportunité de visiter ; des pays prospères comme les États‑Unis, des pays plus pauvres comme l’Inde ; des lieux paradisiaques comme les Seychelles, des terres plus rudes comme la Patagonie. De la mosquée bleue d’Istanbul en passant par la cathédrale Basile‑le‑Bienheureux à Moscou, jamais il ne séjourna plus de cinq jours consécutifs sur sa terre natale, et ce pendant une dizaine d’années.

Un beau jour, suite à un rhume banal qui dégénéra, il fut découvert chez Monsieur Renard une maladie exotique qui le contraignit à arrêter brutalement ses voyages. Longtemps il resta cloîtré dans son appartement de la capitale, en proie à un terrible ennui et à une toux aussi tenace que douloureuse. De nombreuses fois il lui fut conseillé d’aller respirer le bon air de la campagne, mais pour Jean‑Luc Renard c’était comme si on l’envoyait tout droit vers une mort lente et austère, loin de tout ce dont il avait pu jouir jusqu’à présent. Néanmoins, devant l’insistance de son épouse qui peu de temps après, ne supportant plus la maladie de son mari, demanda le divorce, mais surtout parce que les pensées les plus noires commençaient à envahir son esprit, l’ancien homme d’affaires se résolut à tenter l’expérience.

Pendant deux longues années, Monsieur Renard s’obstina à ne jamais franchir les murs de sa propriété campagnarde, mais il recommença à parcourir le monde, passant d’un documentaire animalier sur la savane africaine aux voyages en Orient d’un livre de chevet. Pour choisir sa destination, le vieil homme procédait chaque matin de la même manière : il faisait tournoyer la magnifique mappemonde exposée sur un élégant secrétaire verni, avant de venir y poser un doigt au hasard au moment où celle-ci allait s’arrêter. Là, une fois le lieu sélectionné, il se mettait en quête de le visiter par l’intermédiaire des livres ou des émissions de télévision ; il utilisait même internet, ce formidable outil qui lui permettait, à l’aide de gigantesques banques d’images, de pouvoir visualiser avec précision n’importe quelle partie du monde, puis d’en découvrir l’histoire ainsi que d’en étudier la géographie. Il s’était habitué à voyager ainsi, par procuration, mais surtout, il commençait à apprécier la solitude et le calme de sa grande propriété. De plus en plus souvent, il sortait sur sa terrasse en fin d’après-midi, et protégé par l’ombre d’un arbre, il profitait des derniers rayons du soleil en contemplant l’horizon, confortablement installé au creux d’une chaise longue. Un matin, laissant ses livres de côté, enfin il se décida à réaliser quelques pas dans le parc à l’aide d’une canne ; cette première tentative fut de courte durée, tant il y avait longtemps qu’il n’avait pas marché. Cinq, six, sept ans ? Il ne se rappelait plus vraiment ces dernières années ; il n’y avait sans doute pas grand‑chose à en retenir d’ailleurs puisque c’était un immense trou noir : des journées interminables pendant lesquelles il avait systématiquement rejeté toute aide extérieure pour qu’on le laissât tranquille. Il avait encore du mal à l’accepter, mais en contemplant l’immense arbre qui s’élevait devant lui, il devait bien admettre l’évidence : lui l’important homme d’affaires qui avait parcouru le monde en faisant tourner en cadence de grosses usines remplies de centaines d’ouvriers, lui à qui la société reconnaissante avait fait graver son nom avec solennité sur une plaque en marbre dans son somptueux hall d’accueil, avait incidemment sombré dans la dépression la plus implacable.

*

Jean-Luc Renard fête aujourd’hui ses quatre-vingts ans. Il s’est levé de bon matin pour se préparer à l’événement. Après un frugal petit déjeuner, il a consciencieusement étudié sa petite penderie, choisissant le pantalon en flanelle de couleur marron qui se mariera élégamment avec sa veste écossaise en laine. Satisfait, il se saisit de sa canne, ouvre la porte de sa propriété et respire l’air ambiant à pleins poumons ; la toux grasse de ces dernières années n’est plus qu’un lointain souvenir. Il fait relativement doux, et d’une démarche empreinte de gravité, il s’avance lentement sur l’allée principale menant au lourd portail qui marque la frontière entre la rue et son domaine. De temps à autre, il regarde les arbres qui s’élèvent dans son parc, les chênes notamment ; certains d’entre eux doivent être plusieurs fois centenaires, et à voir leur magnifique parure s’épanouir en ce mois de mai, leur longue sédentarité semble leur avoir plutôt bien réussi. Arrivé à hauteur du portail, il hésite avant de se diriger vers le portillon ; pour sa première escapade dans la campagne environnante, une sortie par la petite porte semble préférable à quelque chose de plus solennel. De plus, il n’a pas très envie que ces rares voisins remarquent ce changement dans son comportement ; non pas qu’il rechignerait de bavarder quelques instants avec eux, mais il a envie d’être seul pour profiter au mieux de ce moment si particulier. Prudemment, il ouvre le portillon ; une brise légère souffle dans l’air. Au cours de sa vie professionnelle comme durant ses voyages, jamais il n’avait eu à se préoccuper de l’endroit où il devait se rendre. Non seulement son emploi du temps était planifié à l’avance par ses collaborateurs, mais de l’aéroport aux usines, des usines aux hôtels et aux restaurants, il avait toujours eu un chauffeur et un guide à sa disposition ; et, à l’occasion des périples effectués au cours de sa retraite, il avait gardé la même organisation, laissant le soin aux agences de voyages de gérer ce qu’il appelait toujours avec un certain mépris « l’intendance ». Voilà comment, pour la première fois depuis très longtemps, Monsieur Renard se retrouve à devoir choisir par lui-même du chemin à emprunter, et pendant quelques minutes, il reste là à pensivement étudier cette route qui part dans deux directions opposées, en même temps que lui revient en mémoire ce jour funeste au cours duquel on lui avait annoncé qu’il ne pourrait plus voyager. Finalement, et si le chemin vers la liberté prenait l’apparence d’une simple route de campagne, à deux pas de chez soi ? Comment la liberté pouvait-elle guider le peuple si le peuple lui-même avait toutes les peines de monde à la reconnaître ?

Le vieil homme sursaute. Un petit véhicule utilitaire maculé de boue vient de s’arrêter à sa hauteur ; le conducteur baisse la vitre et tout en le saluant, lui lance joyeusement : « ça fait plaisir de vous voir, Monsieur Renard. Profitez bien de cette belle journée ; à bientôt j’espère ! ». Et la camionnette de reprendre la route en ratatouillant gaiement. Le vieux retraité ne peut se retenir de rire. Il vient à peine de franchir le seuil de sa propriété que déjà l’inattendu est venu lui rendre visite. L’inattendu… Il se rend alors compte combien ses voyages d’agrément ont pu manquer de saveur. On croit partir loin de chez soi pour trouver du pittoresque, de l’exotique, de l’inattendu donc, et pourtant, au-delà de sa luxueuse apparence, l’hôtel avec piscine et bar à cocktail de Bali ressemble à n’importe quel hôtel avec piscine et bar à cocktail de la côte bulgare, avec ses conversations polies concernant les graves problèmes qui agitent le monde ; mais de quel monde ? et puis quel intérêt que toutes ces discussions interminables ? Qu’il soit en zinc ou en acajou, une conversation de comptoir reste une conversation de comptoir, non ? Monsieur Renard rit de plus belle. Le simple bonjour enjoué d’un agriculteur du village vient de balayer dix années de débats raffinés entre anciens diplomates, cadres à la retraite et hauts fonctionnaires en fin de carrière, sans compter cette petite introspection philosophique au sujet de la liberté ; pas le genre de discussion qu’il aurait pu avoir dans les soirées de l’ambassadeur, vu que chaque participant, du haut de sa suffisance, était certain d’être plus libre que son voisin. Un dernier sourire, un brin de sarcasme, et le vieil homme remet les pieds sur terre.

La propriété de Jean-Luc Renard est légèrement en retrait par rapport au village, et en regardant sur sa droite, il voit la route qui s’en va en serpentant à travers les champs ; au loin, il distingue une grange d’où dépassent d’imposantes bottes de foin. Plutôt que de partir dans cette direction, le vieil homme préfère se diriger vers le centre du petit village auquel il accède par un pont de pierre qui laisse doucement filer à ses pieds une rivière naissante. Une fois le pont franchi, il pénètre sur une place au milieu de laquelle la mairie apporte protection aux habitations qui se pressent autour d’elle. En retrait, derrière une salle des fêtes endormie, un vaste jardin accueille arbres fruitiers et massifs de fleurs. Jean-Luc Renard s’assoit quelques instants sur un banc pour contempler le jardin ; pour reprendre son souffle également. À travers une haie de lauriers, il remarque un chemin qui s’élève le long d’un tertre herbeux ; aussi modeste soit-il, il lui semble que le coteau est comme un défi qui lui est destiné. Monsieur Renard se remet en route.

Bien accroché à sa canne, à l’issue d’une lente ascension, le vieil homme arrive un peu étourdi sur une place usée par le temps où l’herbe commence à envahir des pavés disjoints ; l’espace d’un instant, il croit aborder un édifice en ruine. Pourtant, en bordure de la place, un solide mur de pierre délimite l’accès à une église romane parfaitement conservée. Monsieur Renard hésite avant de passer la lourde porte en bois ; il n’a jamais été un grand pratiquant, il doute même qu’il fût un jour croyant ; mais le lieu lui semble immédiatement familier, et surtout, il est saisi par la paix, la sérénité qui se dégage de l’endroit, les tons ocre qui dominent à l’intérieur de l’édifice religieux renforçant son impression. Et puis, comment rester insensible à cette Sainte Vierge qui, au-dessus de l’autel, vous ouvre aussi chaleureusement les bras ? Jean-Luc Renard se sent tout à coup un peu emprunté ; il avance dans l’allée centrale, tergiverse puis recule avant de choisir une place dans les derniers rangs. Sur le dossier d’un banc faisant office de pupitre, il prend dans ses mains un vieux missel et en feuillette les pages. Quelques souvenirs de catéchisme lui reviennent en mémoire ; il se surprend même à retrouver l’air du Notre Père. Depuis tout ce temps, est-il toujours chanté de la même manière ? Malgré l’inconfort des bancs de l’église, le vieil homme se plonge alors dans un profond recueillement.

En sortant sur le perron de l’église, Monsieur Renard s’étonne un peu en voyant le soleil couchant ; il ne pensait pas être resté aussi longtemps ; d’ailleurs, il aurait certainement pu passer la nuit à continuer à méditer ainsi s’il n’avait été poussé par l’étrange conviction d’avoir une dernière mission à accomplir avant de rentrer chez lui. Alors qu’il ne l’a pas remarqué en entrant, il aperçoit le petit cimetière en contrebas, gardé par un portillon qui grince légèrement en s’ouvrant. Jean‑Luc Renard dénombre rapidement trente à quarante tombes ; au centre, un monument aux morts garde la mémoire d’une vingtaine de noms. Près d’un robinet au pied duquel un seau attend sagement d’être rempli, une vieille chaise en bois est prête à l’accueillir ; il s’assoit et observe les sépultures dont une bonne partie accueille des personnes moins âgées que lui. Quelques tombes ont été fleuries récemment, tandis que la plupart dorment tranquillement sans le moindre ornement ; plus rarement, la mousse a recouvert d’un nouveau linceul une dalle où toute inscription est devenue illisible. Même dans ces lieux où la mort s’écoule doucement, on peut y voir l’usure du temps. Sur son petit fauteuil, le vieil homme regarde maintenant le soleil s’éteindre à l’horizon ; c’est la première fois qu’il pénètre dans un cimetière de sa propre initiative ; certainement la conséquence de cette liberté retrouvée, à moins qu’il soit arrivé là guidé par… comment le formuler simplement… c’est un sentiment si difficile à exprimer avec des mots, cet instant où l’on prend vraiment conscience que l’on arrive tout doucement au bout du chemin.



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