Une coexistence pour le Bien

Par Gérard Touaty
lundi 4 décembre 2023
par  Paul Jeanzé
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L’une des données nouvelles de la modernité pour le judaïsme, et peut-être la plus importante, fut la confrontation directe « Juifs - non-Juifs » inaugurée par l’émancipation sous le couvert de l’égalitarisme et de la liberté de conscience. Confiné jusqu’alors dans le ghetto, le Juif n’avait qu’un rapport distant et souvent conflictuel avec le non-Juif. Son entrée dans la société civile allait l’obliger à redéfinir son action dans le monde et à voir s’il lui était possible de vivre un projet de société en commun avec des hommes qui ne pensaient pas comme lui. C’est le choix devant lequel le patriarche Yaakov se trouva.

Après presque trente-cinq ans d’absence, Yaakov s’apprête à revoir son frère Essav à qui il a usurpé la bénédiction de leur père. Yaakov appréhende ses retrouvailles car il ne sait pas dans quelles dispositions d’esprit se trouve son frère à son égard. Il craint sa vengeance et en chemin, il invoque Hachem : « Sauve-moi, de grâce, de la main de mon frère, de la main d’Essav ».
De nombreux commentateurs s’interrogent sur l’emploi des mots « mon frère » et « Essav ». L’un d’entre eux est inutile puisque tous deux font référence au même personnage ! Le Beith Halevi [1] propose une explication : quand Yaakov apprit qu’Essav venait à sa rencontre, une alternative claire se présentait à lui. Soit Essav le tuerait, soi il lui proposerait la paix ou tout au moins une coexistence amicale. C’est de ces deux possibilités dont Yaakov avait peur.
Nous reviendrons plus loin sur cette double crainte, mais nous voudrions avant cela comprendre l’ordre de la formulation : la crainte de Yaakov concerne d’abord celle de la coexistence amicale puisqu’il parle d’abord de la main de son frère, puis ce n’est qu’après qu’il évoque la crainte d’être tué (de la main d’Essav). Parce que, pour un Juif, explique le Beith halevi, la coexistence (ou des relations étroites) avec des non-Juifs (symbolisés par Essav) présente plus de danger que leur volonté d’extermination physique. En d’autres termes, l’un est un danger spirituel alors que l’autre est un danger physique. Bien évidemment, sur le moment, c’est le contraire qui sera vrai. Mais à long terme, quel sens aurait l’existence sans identité spirituelle ?
C’est là le sens de la fin de notre verset : « Sauve-moi, de la main d’Essav, car je crains qu’il ne m’attaque et ne me frappe joignant la mère aux enfants ». Une proximité trop intime avec les non-Juifs est certes la garantie d’un confort matériel, mais la certitude à long terme d’une faille spirituelle.

Contre Napoléon

C’est de la démarche de Yaakov que s’inspirèrent deux grands Maîtres du mouvement ’hassidique, Rabbi Shnéour Zalmane de Liady et le Maguid de Koznitz, lorsqu’ils prirent clairement position contre Napoléon en soutenant leur tsar [2]. Leur choix n’allait pas dans le sens de l’amélioration des conditions matérielles de vie du peuple juif, mais l’illusion du vent de liberté français était à leurs yeux la certitude de la perdition du judaïsme russe. Certitude qui se confirma plus tard malheureusement en Europe.
Est-ce à dire qu’une communauté de vie entre Juifs et non-Juifs est impossible ? Impossible, non. Difficile, oui ; disons que l’exercice est périlleux. Il ne peut être possible que si paradoxalement existe de chaque côté la conscience d’une différence de vie et de projet. Je ne peux souscrire à la conception du bonheur que m’offre la société civile parce que ma conception du bonheur en tant que Juif n’est pas la même. Le bien-être que m’offrira un Napoléon ou une civilisation athée est scientifique sera peut-être séduisante sur le plan matériel, mais ne pourra nullement me satisfaire sur le plan spirituel. Nous sommes ici au cœur du problème. L’occident est une civilisation matérialiste dont la seule préoccupation est la poursuite d’un niveau de vie matériel toujours plus élevé. Le judaïsme se situe sur une courbe inversement proportionnelle. Pour un Juif, le Bien est la recherche constante d’une perfection intérieure. Qu’il soit dans un palais ou dans un taudis, importe peu.

Tenir le talon

La difficulté de cette condition réside dans un choix constamment renouvelé, comme celui par exemple d’une proposition d’emploi intéressante mais sans respect du Chabbat face à un emploi moins lucratif nous permettant de respecter Chabbat, et ainsi de suite, pour une infinité d’exemples. L’essentiel restant cette constance de l’attachement au juadïsme.
Cependant, nous devons bien avoir à l’esprit que le problème de cette coexistence n’existe que pour des Juifs respectant le judaïsme, sinon le débat serait faussé. Il y aura d’un côté des non-Juifs et de l’autre des Juifs de Kippour plus proches de ces non-Juifs que du Juif pratiquant.
Cette remarque n’est pas secondaire car elle reste la clef de voûte de la relation Juifs - non-Juifs. La paracha Toledot nous rapporte, en effet, que lorsqu’Essav sortit du ventre de sa mère, Yaakov sortit aussitôt après, lui tenant le talon. Il faut voir là, expliquent nos Maîtres, la fonction d’un Juif au sein d’une société non juive. Tenir le talon, c’est contrôler le rythme des pas. Ainsi, lorsqu’une civilisation comme la nôtre s’essouffle sous le poids d’une faillite morale et humaine, il est du devoir des Juifs de lui donner un nouveau rythme et de l’orienter vers des projets moins suicidaires. Or, cette ambition n’est possible qu’avec des Juifs respectant l’esprit et la pratique du judaïsme. Eux seuls peuvent apporter un message nouveau et salvateur.


[1Commentaire rapporté par le « Yalkouth Leka’h Tov »


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