N’abdiquons jamais

Par Zevoulon
lundi 15 octobre 2012
par  Paul Jeanzé
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1 Toute la terre avait une même langue et des paroles semblables. 2 Or, en émigrant de l’Orient, les hommes avaient trouvé une vallée dans le pays de Sennaar, et s’y étaient arrêtés. 3 Ils se dirent l’un à l’autre : « Çà, préparons des briques et cuisons-les au feu. » Et la brique leur tint lieu de pierre, et le bitume de mortier. 4 Ils dirent : « Allons, bâtissons-nous une ville, et une tour dont le sommet atteigne le ciel ; faisons-nous un établissement durable, pour ne pas nous disperser sur toute la face de la terre. » 5 Le Seigneur descendit sur la terre, pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils de l’homme ; 6 et il dit : « Voici un peuple uni, tous ayant une même langue. C’est ainsi qu’ils ont pu commencer leur entreprise et dès lors tout ce qu’ils ont projeté leur réussirait également. 7 Or çà, paraissons ! Et, ici même, confondons leur langage, de sorte que l’un n’entende pas le langage de l’autre. » 8 Le Seigneur les dispersa donc de ce lieu sur toute la face de la terre, les hommes ayant renoncé à bâtir la ville. 9 C’est pourquoi on la nomma Babel, parce que là le Seigneur confondit le langage de tous les hommes et de là l’Éternel les dispersa sur toute la face de la terre.
Genèse – Chapitre 11 – Traduction du rabbinat

Une nouvelle fois, malgré l’épisode du déluge, les hommes vont désobéir à leur créateur. Alors qu’il est dit précédemment au début de notre paracha : Dieu bénit Noé et ses fils, en leur disant : « Croissez et multipliez, et remplissez la terre ! (Gn, 9-1), les hommes se décident pourtant à bâtir une tour afin de ne pas se disperser sur la terre.

Au-delà de ce qui semble une simple désobéissance, arrêtons-nous également un instant sur le verset 4 : et une tour dont le sommet atteigne le ciel.

Cette information supplémentaire semble nous indiquer que l’homme, non content de désobéir à son créateur, ne souhaite pas non plus se contenter de l’alliance que Dieu a établie avec les créatures de la terre, ainsi qu’il est dit :

L’arc étant dans les nuages, je le regarderai et me rappellerai le pacte perpétuel de Dieu avec toutes les créatures vivantes qui sont sur la terre. Dieu dit à Noé : « C’est là le signe de l’alliance que j’ai établie entre moi et toutes les créatures de la terre. » (Gn, 9 – 16,17)

Il est possible d’en déduire que par cette volonté d’atteindre le ciel, les hommes expriment la volonté d’accéder à une connaissance qui leur permettrait d’être « l’égal de Dieu », au risque, pourquoi pas, de se prendre eux-mêmes pour ce qu’ils ne sont pas. L’homme ne risque-t-il pas ainsi de se « brûler les ailes », comme nous l’indique également la mythologie grecque (que les Maccabées me pardonnent) avec Dédale et Icare ?

[217] Le pêcheur qui surprend le poisson au fer de sa ligne tremblante, le berger appuyé sur sa houlette, et le laboureur sur sa charrue, en voyant des mortels voler au-dessus de leurs têtes, s’étonnent d’un tel prodige, et les prennent pour des dieux. Déjà ils avaient laissé à gauche Samos, consacrée à Junon ; derrière eux étaient Délos et Paros. Ils se trouvaient à la droite de Lébynthos et de Calymné, en miel si fertile, lorsque le jeune Icare, devenu trop imprudent dans ce vol qui plaît à son audace, veut s’élever jusqu’au cieux, abandonne son guide, et prend plus haut son essor. Les feux du soleil amollissent la cire de ses ailes ; elle fond dans les airs ; il agite, mais en vain, ses bras, qui, dépouillés du plumage propice, ne le soutiennent plus. Pâle et tremblant, il appelle son père, et tombe dans la mer, qui reçoit et conserve son nom.
Dédale et Icare (VIII, 183-235) – Ovide – Les Métamorphoses – VIII

Comme si s’approcher de « La Vérité absolue » ne pouvait conduire l’homme qu’à sa perte !

Dans notre rapport à l’humain pourtant, la recherche de la vérité ne saurait être vue négativement. Bien au contraire. Ainsi, la sentence 18 du premier chapitre des Pirké Avot de nous rappeler :

Rabbi Chimôn, fils de Gamliel, disait : « par trois choses le monde subsiste : le jugement, la vérité et la concorde, ainsi qu’il est dit : ‘‘C’est avec vérité, justice et paix que vous jugerez à vos portes’’ (Zacharie 8,16). »

Mais dans notre rapport au divin, pourquoi tant d’avertissements nous sont-ils donnés ? Pourquoi un tel rappel avec cette tour de Babel, qui semble indiquer que l’homme, même après l’arbre de la science du bien et du mal, n’a toujours pas compris la leçon ?

Peut-être parce qu’il est nécessaire de s’interroger un peu plus profondément. Sans doute est-ce le moment d’ouvrir, et cela paraitra sûrement paradoxal au premier abord, la cinquantième porte, celle du récit hassidique du même nom tel que le rapporte Martin Buber :

La Cinquantième Porte
Un disciple de Rabbi Baroukh, sans en rien dire à son maître, s’était pris à méditer sur l’Essence de Dieu ; et il s’était tant avancé dans ses pensées qu’un tourbillon de doute l’avait emporté vertigineusement, au point que les choses les plus assurées lui devenaient incertaines. Ayant constaté que le jeune étudiant ne venait plus le trouver selon son habitude, Rabbi Baroukh s’en fut à la ville où il demeurait. Il entra tout de go dans la chambre du jeune homme et lui dit : « Je connais ce qu’il y a de secrètement caché dans ton cœur : tu as passé les Cinquante Portes l’une après l’autre. On se pose une question, qu’on creuse et recreuse jusqu’à la réponse : et la première porte s’ouvre… sur une nouvelle question. Et de nouveau tu la creuses et l’approfondis, pour finalement trouver la solution et ouvrir la deuxième porte… qui s’ouvre sur une nouvelle question. Et ainsi de suite, encore et encore, toujours de plus en plus profondément… jusqu’à ce que tu finisses par te jeter sur la Cinquantième Porte, laquelle s’ouvre grande, béante – sur la question à laquelle aucun homme ne sait répondre ; car si jamais quelqu’un le savait, il cesserait d’être libre et le choix ne lui serait plus laissé. Si tu te risques néanmoins plus avant, te voilà précipité dans l’Abîme ! – Faudra-t-il donc que je refasse tout le chemin en arrière jusqu’au commencement ? » demanda le disciple. « Non, tu ne te retourneras pas, tu ne reculeras pas en revenant sur toi-même : c’est au-delà de la dernière porte que tu te trouveras, car tu te retrouveras dans la Foi. »

Ainsi, sur l’Essence de Dieu, si l’homme accédait à cette connaissance, il cesserait d’être libre et le choix ne lui serait plus laissé.

Et c’est d’ailleurs de façon assez semblable que s’achève le texte la paracha Noah :
[…]le Seigneur confondit le langage de tous les hommes et de là l’Éternel les dispersa sur toute la face de la terre. (Gn 11-9)

Alors que les hommes avaient, en pleine conscience, la possibilité de remplir la terre, ceux-ci en furent réduits à être arbitrairement dispersés sur celle-ci.

La liberté n’est donc pas à un appel à faire ce qu’il nous plait.
La liberté est un appel, à travers notre compréhension du monde, à travers les enseignements qui parcourent la Torah puis prolongés par nos Sages à nous faire prendre pleinement conscience de notre libre-arbitre et par-là même de notre place privilégiée d’être humain parmi les créatures de la terre.

Car comme le rappelle Abraham Hescher dans son magnifique ouvrage Les bâtisseurs du temps :

Les hommes qui ignorent la liberté sont horrifiés à l’idée qu’ils pourraient accepter une discipline spirituelle. Ne distinguant pas le contrôle de soi de la tyrannie extérieure, ils préfèrent souffrir plutôt que de se soumettre à une autorité spirituelle. Seul l’homme libre, prêt à renoncer à ses caprices, ne confond pas maîtrise de soi et abdication.
Abraham Hescher – Les bâtisseurs du temps – (Éditions de Minuit – Collection aleph – p 52)

N’abdiquons jamais

Zevoulon - Le 15 octobre 2012


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