Le lutin

dimanche 21 juin 2015
par  Paul Jeanzé
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Ils sont bien gentils au ministère avec leurs nouvelles instructions, mais comme vais-je réussir à résumer un tel bric-à-brac ! Bon, ne perdons pas non plus trop de temps avec ça, une simple phrase suffira amplement :

« Nous nous retrouvons dans la cuisine du vieil écrivain, après son retour de la capitale. »

Voilà, c’est parfait !

Au moment où je m’apprêtais à ouvrir une nouvelle bouteille de vin, j’aperçus un lutin qui, du fait de sa petite taille, enjambait le balcon avec difficulté.

« — Mais que diable faites-vous ici ? D’où sortez-vous ?
— Point de diable en ces lieux, point de diable, monsieur l’écrivain ! La Providence, rien que la Providence ! Qui d’autre que la Providence pour vous venir en aide, cette Providence qui, après une lecture attentionnée de vos deux dernières nouvelles, a prophétisé qu’il ne serait pas impossible que l’on s’intéressât un peu à vous ! La reconnaissance est enfin à votre portée, monsieur l’écrivain, enfin à votre portée ! Mais prudence, car tapie dans l’ombre, la célébrité vous guette également ; ainsi, si vous n’y prenez garde, vous allez au-devant de graves dangers, monsieur l’écrivain, de graves dangers ! Laissez-moi vous expliquer tout cela brièvement. Cela commence tout d’abord par un petit sourire timide sur la quatrième de couverture, et deux mois plus tard, vous voilà inévitablement invité sur les plateaux de télévision pour donner votre avis sur la grave crise identitaire que traverse le Maraboustan Équatorial ; de fil en aiguille, grisé à virevolter au-dessus d’un cercle que vous pensiez vertueux, vous vous retrouverez à tourner en rond autour d’un cercle vicieux : on va vous prendre au sérieux ; vous allez répondre sérieusement aux questions qui vous seront posées ; et pour finir, c’est vous qui allez vous prendre au sérieux. Cher ami, notez bien qu’il ne s’agit pas pour moi de vous reprocher un tel comportement ; c’est si typiquement humain, que personne ne saurait vous en tenir rigueur. Néanmoins, la Providence préférerait, non pas que vous demeuriez un illustre inconnu, sinon quel intérêt pour Nous de vous venir en aide, mais plutôt que vous restiez un homme discret, un homme réputé pour sa sagesse et se tenant en conséquence à l’écart du spectacle médiatique. Mais ne soyez pas déçu pour autant, car une telle attitude, sur le plan purement stratégique, peut s’avérer d’une efficacité redoutable, monsieur l’écrivain, redoutable ! Quoi de plus mystérieux en effet, qu’un auteur dont on ne sait rien ou presque, qui évite soigneusement les séances de dédicaces, et qui va même jusqu’à refuser la plupart des entretiens que l’on souhaite lui accorder ! Imaginez le retentissement qui pourrait résulter de vos très rares apparitions en public, imaginez ! Mais, pardonnez mon enthousiasme, je vais plus vite que la musique… Ce que je viens de vous révéler n’est en fait que la deuxième partie de Notre plan, car nous sommes encore loin d’en être à ce stade. Dans un premier temps, il faut absolument que l’on ne vous prenne pas trop au sérieux. Mais attention ! de façon très subtile, car il est nécessaire que le lecteur commence à s’intéresser à vos histoires ; qu’il trouve vos écrits faciles à suivre ; qu’il se sente rassuré de se savoir en terrain connu ; alors à ce moment-là, et à ce moment-là seulement, au moment où vous le tenez bien entre vos pages, paf ! vous lui jetez en pâture un paragraphe qui met tout le reste par terre ! Voilà la raison pour laquelle j’interviens maintenant, et pas à un autre moment. Grâce à mon irruption intempestive, votre récit perd à la fois, et sa cohérence, et son sérieux ; le voilà dorénavant fantaisiste, complètement irréel ! Surréaliste ! Absolument et prodigieusement farfelu ! Le lutin reprend son souffle avant de poursuivre : Que dis-je ! Diaaaaaaaaaboliiiiiiiiiiiiiiquemeeeeeeeeeeeeeeeeent surréaliste ! Maintenant que je suis là, vous perdez toute forme de crédibilité ! Car entre nous, qui va lire avec sérieux un texte dans lequel un farfadet déboule en trombe par le balcon de votre appartement ? Qui va vous croire ? Franchement, qui va bien vouloir vous croire dorénavant ? N’est-ce pas tout simplement machiavélique ?
— Mouais. Faut voir. Dans ce cas, il aurait peut-être fallu que vous apparaissiez de façon plus extravagante… par exemple dans un éclair rouge au milieu d’un nuage de fumée blanche ; et pour finir le tableau, avoir accompagné tout le Saint-frusquin avec un tonitruant coup de tonnerre ! Là au moins…
— Ah ! Vous croyez ? Vraiment ? Ce n’est pas un peu trop… théâtral… comme entrée en scène ?
— Si vous voulez mon avis, c’est toujours mieux que d’arriver bêtement de l’extérieur en enjambant maladroitement le balcon. Regardez donc en contrebas ; vous voyez l’escalier de secours qui débouche sur le rebord de la terrasse ? Ne croyez-vous pas que n’importe quel individu en chair et en os peut l’emprunter pour venir cogner au carreau ?
— Mince, je n’y avais pas pensé !
— Hé non ! vous n’y avez pas pensé ! Providence ou pas, vous n’êtes pas très regardant sur les petits détails qui peuvent clocher ! Le fantaisiste comme vous dites, a besoin comme tout le monde d’un minimum de logique. Passe encore que l’on me prenne pour un fou, mais pour un amateur, jamais ! De plus, vous n’avez au demeurant même pas imaginé que le lecteur, qui au fond est loin d’être un imbécile, et j’ajouterais même, avec tout le bon esprit cartésien qui le caractérise, pourrait très justement conjecturer qu’il est malheureusement probable que votre apparition ne soit que le simple résultat du délire névrotique d’un vieux bonhomme imbibé d’alcool ! Une pitoyable hallucination, voilà ce que vous êtes ! une misérable et lamentable hallucination !
— Ah ! mais ne vous emportez pas ainsi, je voulais juste vous tirer d’un mauvais pas, rien de plus ! C’est pour vous rendre service que je suis là, je vous faisais simplement part de mes conseils avisés, et gratuitement notez-le bien ! Voilà donc comment on est remercié ! C’est incroyable, on souhaite venir en aide à son lointain, et on finit par se faire insulter ! On m’avait pourtant prévenu Là-haut de l’ingratitude des humains, mais à ce point-là, je…
— Mais bon sang, ai-je demandé à quiconque de me venir en aide ?
— Mais enfin, personne n’a jamais refusé un bon conseil et…
— Hé bien moi, si ! Je refuse que l’on me vienne en aide ! Voilà, c’est dit ! D’ailleurs, comme je l’ai un jour consigné dans mes notes : « Ami lecteur, suivez bien ce conseil : méfiez‑vous des conseils que l’on voudra bien vous prodiguer. » Et maintenant, foutez‑moi le camp ! Disparaissez ! Hors de ma vue, allez au Diable, et tant pis si ce n’est pas de là que vous venez ! »
Vexé par cet accueil et une telle ingratitude, le lutin disparut dans un nuage de fumée bleu et une formidable explosion, car s’il n’avait eu que peu de temps pour tenter de réussir sa sortie et mélanger les couleurs, au moins lui savait-il être attentif aux conseils qu’on voulait bien lui prodiguer…

*

Quarante années que je me démenais tout seul. Quarante années pendant lesquelles je n’avais jamais rien demandé à personne, absolument rien. Quarante années que je n’arrivais à… rien finalement… Assis au milieu de mes éclats de bouteille, je me rendais enfin compte de cette cruelle et désastreuse réalité : seul, j’étais incapable de réussir… Je ne pus m’empêcher d’être pris d’un violent sanglot ; je sentis ma gorge se serrer, et une sourde angoisse lentement m’envahir. Quel gâchis… mais quel gâchis que tout ceci finisse inlassablement dans le ventre d’une déchiqueteuse ! Et là, mû par la volonté soudaine de rattraper tout ce temps perdu, j’essayai de me relever le plus rapidement que pouvait me le permettre mon corps fatigué, et claudiquai en direction du balcon. Alors que j’allais supplier le lutin de revenir, je fus surpris par un trou béant, certainement occasionné par l’explosion, et que cachait à ma vue l’épaisse fumée bleue. J’eus tout juste le temps de voir les étoiles remplacer les lumières de la ville qui brillaient sous mes pieds. Il était trop tard pour reculer.


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