Chapitre premier - "De tout cœur"

Texte intégral
samedi 19 août 2023
par  Paul Jeanzé
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La plupart d’entre nous succombent au pouvoir magnétique des choses et n’évaluent les événements qu’en fonction de leurs conséquences tangibles. Nous reconnaissons la valeur des objets qui se présentent à nous dans le royaume de l’Espace. Mais c’est dans le domaine du temps, et non dans celui de l’espace, que nous pouvons trouver ce qui est authentiquement précieux. Les monuments de bronze ne vivent que grâce à la mémoire de ceux qui contemplent leurs formes, alors que les "instants" de l’âme durent encore après avoir été relégués à l’arrière-plan de l’esprit. Nos sentiments, nos pensées, sont notre bien propre ; les objets que nous possédons nous sont étrangers, souvent même trompeurs. Être est plus essentiel qu’avoir. Nous sommes confrontés avec les objets, mais nous ne vivons qu’en actes.

Les païens mettent au premier rang des objets qu’ils sacralisent, les Prophètes chantent les actes sacrés. Le monde n’a rien porté de plus précieux que les deux Tables de pierre reçues par Moïse au Mont Sinaï : « Les Tables étaient l’œuvre de Hachem, et l’écriture était l’écriture même de Hachem gravée sur les Tables » (Exode, XXXII, 16). Pourtant, quand Moïse descendit de la montagne, tenant les deux tables qu’il venait de recevoir, il vit le peuple dansant autour du Veau d’or ; il jeta les Tables et les brisa aux yeux de tout le peuple.

La pierre est brisée, mais les Paroles sont vivantes. Moïse rapporta d’autres Tables ; elles aussi ont disparu, mais les Paroles n’ont pas péri. Elles sont encore là, frappant à nos portes comme pour nous supplier de les graver « dans la Table de notre cœur. » D’autres ont inscrit leur pitié, leur ferveur, leur foi dans le splendide cantique des colonnes, mais nos ancêtres ne possédaient ni le talent ni les matériaux nécessaires pour réaliser de tels chefs-d’œuvre d’architecture. Le Roi Salomon dut faire appel à des ouvriers phéniciens pour l’aider à édifier le Temple de Jérusalem. Les Juifs, en revanche, savaient bâtir dans l’âme, ériger une sainteté faite d’actions toutes simples, d’étude et de prière, de sollicitude, de crainte et d’amour. Ils savaient dresser les plans d’une pyramide que Dieu seul est capable de voir, et ils l’ont construite.

Les Juifs d’Europe orientale vivaient dans le temps, plutôt que dans l’espace. Leur âme semblait cheminer sans arrêt, comme si le secret de leur cœur ne les portait pas vers les choses. Leur âme échappe à l’artiste qui en voudrait fixer les formes ou les couleurs. Un niggoun, cette mélodie en quête d’une impossible conclusion ; une de ces histoires où l’âme s’empare de notre esprit comme par surprise ; un knaitch, cette nuance subtile de la pensée ; un geste de ferveur qui replace l’événement comme entre les guillemets de Hachem ; voilà qui pourrait peut-être suggérer ce qu’étaient ces hommes.

C’était un type d’homme unique que le Juif d’Europe orientale : ses habitudes et ses goûts ne se conformaient pas aux canons classiques de la beauté, mais ils n’en possédaient pas moins un charme troublant. Il n’apparaît pas comme un paragraphe dans un livre ouvert, - bloc immobile de lignes uniformes avec sa juste proportion de texte et de marges - mais plutôt comme un livre aux pages sans cesse tournées.

Ce charme provenait de la profonde richesse de leur être, du contrepoint de raison et de sentiment, de joie et de tristesse, de ce mélange d’intellectualisme et de mystique qui désoriente si souvent l’analyse. On ne pourrait comparer leur esprit à la perle dont le doux éclat est tout de patience et de tranquillité, mais plutôt à un frémissent rayon de lumière, au scintillement du diamant taillé.

Bien peu d’entre eux avaient appris l’art de la gaîté, de la liberté d’esprit, de la détente. Dès l’enfance, on leur avait enseigné que la vie est trop précieuse pour être gaspillée en jeux. La joie, lorsqu’on l’éprouvait, avait toujours quelque grave raison ; elle était comme une parure pour les événements heureux, justifiée comme leur logique conclusion.

Ils ne se fiaient guère aux mots, et leurs pensées les plus profondes ne s’exprimaient qu’en un soupir. L’affliction leur était une seconde nature, et le vocabulaire du cœur se réduisait pour eux à un seul son : « Oy ! ». Quand on dépassait ce que le cœur pouvait dire, c’est les yeux qui, silencieusement, portaient témoignage. Il est très révélateur que, génération après génération, certains de leurs chefs spirituels aient éprouvé la nécessité d’enseigner que la gaîté n’était pas un pêché, bien au contraire.

Leur enthousiasme se mêlait d’une tristesse maîtrisée, leur joie, d’une douleur profonde. Leurs mélodies authentiques sont toujours en mineur ; les airs joués au mariage, avant la cérémonie du voile, brisaient presque l’âme de la fiancée. Le badhan, l’amuseur public, dépeignait d’une voix plaintive les difficultés et les souffrances que la vie réserve à tout être humain. Sous la houpa, le dais nuptial, jeune mariée, mère et grand’mère sanglotaient ; les hommes eux-mêmes, entendant quelque bonne nouvelle, versaient des larmes. Et cependant les Juifs chantaient tous : l’étudiant penché sur son Talmud, le tailleur cousant un pantalon, le savetier rapetassant une botte, et le prédicateur prononçant son sermon.

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Ils ne commettaient pas l’erreur de croire qu’on puisse atteindre le bien en s’y laissant tout simplement porter, qu’il suffise de vivre pour parvenir au but de la vie. Pour atteindre ce but, il faut s’élancer vers lui. Ce qui n’est pas dirigé, ce qui se fait au hasard, s’égare hors de la bonne route.

Ils n’avaient que mépris pour tout ce qui est rude, pour tout ce qui est grossier ; ils s’efforçaient d’imprégner chacune de leurs actions d’une sorte de dignité intérieure. Non seulement les jours extraordinaires, non seulement le Chabbat, mais chacun des jours de la semaine avec sa personnalité. Tout était réglé ; rien n’était fortuit, rien n’était confié au hasard.

Les plats qu’on devait préparer certains jours, la façon dont il fallait mettre ou retirer ses chaussures, la démarche, le port de tête quand on se promenait dans la rue, tout était conforme à un certain style. Chaque prière, chaque partie du rituel, chaque cantique possédait sa mélodie particulière, chaque détail sa physionomie propre, chaque objet son cachet personnel. Même le paysage est devenu juif. Au mois d’Eloul [1], durant l’époque de contrition, les poissons s’agitaient dans les rivières ; à Lag-Ba-Omer [2], la fête printanière des écoles, tous les arbres étaient en joie. Dès qu’une fête approchait, les chevaux même, et les chiens la sentaient. Et le corbeau posé sur une branche, paraissait de loin « porter le châle de prière blanc barré de bandes noires, et il se balançait et se courbait comme un homme qui prie, baissant la tête en une puissante supplication ».

Et cependant, ils possédaient assez de vitalité pour modifier sans cesse les normes établies. De nouvelles coutumes prenaient naissance : les anciennes coutumes s’enrichissaient de nuances nouvelles. Les usages et les rites se transmettaient sans altération d’une génération à l’autre, mais des significations nouvelles s’y attachaient. Il y avait là une source perpétuellement jaillissante qui rafraîchissait sans cesse les anciennes prairies.

On leur avait appris à se préoccuper du plus lointain dans le plus immédiat ; ils savaient que le transitoire n’est qu’un reflet du permanent, que les tables de leurs pauvres chaumières pouvaient devenir de saints autels, qu’une seule action d’un seul homme peut décider du sort de toute l’humanité. Leur pitié était marquée d’un sacrifice sans héroïsme ; c’était une dévotion sans éclat et sans ambition, sans excès de mortification ni d’ascétisme. Il s’agissait d’ennoblir le trivial, de revêtir les moindres choses quotidiennes d’une hiératique beauté [3]

Celui qui se conformait scrupuleusement aux usages, aux règles établies, était considéré comme un « bon Juif ». Mais celui qui allait « au-delà de ce que la Loi exige » approchait de l’exceptionnel.

Pour eux, la sainteté ne consistait pas en actes spécifiques tels que prières surérogatoires [4] ou exploits rituels ; c’était une certaine manières d’être qui baigne toutes les actions, imprégnant toute la conduite, pénétrant et pétrissant toutes les activités humaines. La sainteté n’est pas une digression dans la spiritualité. Elle portait, en filigrane, miséricorde et bonté. Un saint était celui qui ne savait pas comment on pouvait ne pas aimer, ne pas secourir, ne pas être sensible à l’inquiétude d’autrui.

Le célèbre « moraliste » Rabbi Israël Salanter mourut en pays étranger, loin de ses innombrables disciples et admirateurs. Seul un brave homme fort simple l’avait soigné durant sa maladie et se trouvait à ses côtés lorsqu’il mourut. Anxieux de connaître les pensées profondes que le grand maître avait exprimé en ses derniers instants, les disciples interrogèrent l’homme. « Toute la soirée, répondit-il, il essaya de me convaincre que je ne devais pas avoir peur de passer la nuit seul, face à face avec un mort [5]. »

Pour de telles gens, le Judaïsme était plus qu’une collection de croyances et d’obligations rituelles, plus que ce qui peut être exprimé dans des dogmes et des lois. Pour eux, le Judaïsme n’était pas dans le fruit mais dans la sève qui coule au milieu de la chair de l’arbre ; née du silence de la terre, elle monte jusqu’aux feuilles pour faire éclater son éloquence dans le fruit. Le Judaïsme n’est pas seulement vérité ; il était vitalité et joie ; pour beaucoup, la seule joie. La majesté intellectuelle du « Shema Israël », dans le langage de leur cœur, se traduisait par : « Quelle joie d’être juif ! ».

Les Juifs d’Europe orientale avaient une volonté commune et une commune destinée. Ils ne constituaient pas un simple groupe social, mais une communauté, riche de couleurs et de contrastes, uniforme en sa diversité. Les Juifs étaient un pays aux nombreuses provinces — Litvaks [6], Bessarabiens [7], Ukrainiens et Galiciens, Hassidim, Mithnaggdim [8], Maskilim [9], Habadniks [10], Sionistes Agoudistes [11] et Socialistes — une seule langue aux nombreux dialectes. La vie sociale était complexe, souvent dominée par des forces centrifuges, mais le centre restait commun et, dans bien des cas même, la périphérie. Le dynamisme social était assez puissant pour créer des groupements spécifiques. Les Hassidim disciples d’un même rebbe [12], même s’ils vivaient dans des villes différentes et appartenaient à des classes économiquement distinctes, n’en constituaient pas moins un groupe homogène avec son propre style de vie, ses particularités de pensée, de paroles, de gestes, ses coutumes et ses intérêts propres, parfois si intenses qu’ils brisaient le cadre social et économique des membres du groupe. À l’inverse, les distinctions sociales mettaient fréquemment leur empreinte sur les institutions religieuses : ainsi, les artisans de telle corporation possédaient leurs synagogues corporatives indépendantes.


[1Aux alentours de septembre, c’est le mois qui précède les grandes fêtes du Nouvel-An et du Pardon. Il est consacré à la préparation et à la pénitence.

[2Le 33e jour de la période de 49 jours qui unit Pessah à la Fête des Semaines.

[3Qui concerne les choses sacrées ; qui est conforme à la liturgie, à un rite ancien et établi.

[4Qui est au-delà de ce qu’on est obligé de faire.

[5On n’abandonne pas le corps d’un homme jusqu’au moment de l’enterrement ; les gens superstitieux avaient toujours peur de se trouver seuls avec un cadavre.

[6Juifs lithuaniens

[7Juifs de Moldavie

[8Adversaires des Hassidim

[9Tenants du « modernisme »

[10Tendance créée à l’intérieur du mouvement hassidique par Rabbi Schneour Zalman de Ladi

[11Organisation politique des Juifs orthodoxes

[12Titre des chefs des groupes hassidiques


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