Aveuglé par la haine des ténèbres

dimanche 21 juin 2015
par  Paul Jeanzé
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Dans le cadre de sa nouvelle campagne de communication, le Ministère de la Grande Distribution de l’Union (anciennement Ministère de l’Agriculture de l’Union) demande à la Société des Écrivains de l’Union de lui fournir une courte nouvelle décrivant, dans un style simple mais précis, les évolutions positives inhérentes à l’implantation en périphérie des hypermarchés modernes qui viennent aujourd’hui définitivement supplanter les passéistes marchés des centres-villes. Dans les temples de la consommation, toutes les allées sont pavées de bonnes intentions. Panem nostrum quotidianum da nobis hodie [1] ! Bienvenue au Paradis ! (rire diabolique)

Ami lecteur, vous qui venez tout juste de débuter ce modeste ouvrage, apprenez que je ne suis qu’un être faible dénué de tout esprit critique. Aussi, lorsque j’entends une annonce publicitaire qui s’apprête à me vendre mon pain quotidien, non seulement j’y perds mon latin, mais ma candeur est telle que je suis à chaque fois charmé par ses phrases percutantes qui ont le pouvoir de transformer en un instant une masse informe et noirâtre, en un coup de baguette magique ; ou une tribu entière de bouts de ficelle qui se ramollissaient au cœur même de leur mie, en un fier régiment de craquants petits pains qui exhaleraient une odeur identique à celle que humaient nos irréductibles ancêtres aux abords des fours banaux de leur petit village d’antan. Mais, vous le savez bien mieux que moi, les bienfaits de la science, même la plus occulte qui soit, ne durent qu’un temps, et le retour à la réalité s’avère d’autant plus pénible, brutal, absurde, ubuesque, voire monstrueux, que la période d’illusion aura été longue. Ami lecteur, vous qui venez de terminer ce paragraphe un peu particulier, permettez-moi de vous remercier d’avoir bien voulu faire un effort qui vous aura certainement été inhabituel… et si rien ne vous retient par ailleurs, je souhaiterais maintenant vous demander d’avoir la gentillesse de bien vouloir m’accompagner dans les pages suivantes, lors de mon difficile retour sur terre…

*

Pas de place ici et maintenant pour une fantasmagorique nostalgie, car voilà que j’étais parachuté au beau milieu d’immenses hangars où je croyais discerner tout un enchevêtrement de denrées alimentaires entreposées pêle-mêle en compagnie de centaines de pains mis sous plastique qui au quotidien se lamentaient : il y avait là de la nourriture entassée dans des boîtes ; des fruits et des légumes à l’extrême agonie ; des viandes complètement abattues sans autre forme de rituel ; et tout ce capharnaüm baignait dans l’ambiance glaciale de plats mal préparés, ambiance dont la froideur contagieuse se propageait sournoisement de rayon en rayon. Je n’en pouvais plus de ces super ; de ces maxi ; de ces hyper ; de tous ces grandiloquents préfixes qui m’accueillaient en lettres bien trop lumineuses à l’extérieur, pour ne pas cacher à l’intérieur une insondable plongée dans des ténèbres qui allaient m’engloutir une fois le sas automatique franchi ; un sas qui ici me faisait tourner en rond avant de m’éjecter au milieu d’une foule de fourmis modernisées poussant des cercueils grillagés à roulettes ; un sas qui là prenait un plaisir sadique à se refermer lourdement devant moi comme se refermerait la mâchoire d’un monstre d’acier m’adressant alors cet effrayant avertissement : « la prochaine fois, c’est sur ta misérable carcasse que je referme mes crocs et crois-moi, tu auras tout le loisir d’entendre ton misérable squelette craquer et se disloquer, avant que tu ne finisses complètement broyé dans un chaos de métal et de sang. »

À la suite de cette incantation prophétique pour laquelle je ne doutais point qu’elle pût se réaliser, je m’imaginais me relever, mi‑humain mi‑consommateur, fruit de la fusion du fer et du pas cher de basse qualité, et docilement prendre ma place dans une longue et sordide file d’attente qui ne pouvait que déboucher sur l’excroissance d’un Nouveau Monde en pleine déliquescence. Ainsi, une fois toutes les mornes et interminables allées arpentées comme il m’arrivait d’arpenter le cimetière de mes étagères à la recherche de cette ultime cuillerée de café qui seule aurait eu le pouvoir de me tirer de ce délirant cauchemar, je me dirigeais vers la sortie comme devait se diriger vers le néant n’importe quel agonisant à l’heure de son dernier jugement ; et, en de telles circonstances, il ne fallait surtout pas que je m’attendisse à un quelconque miracle. Devant mes yeux fatigués par cette curieuse lumière qui voguait au milieu des rayons, à moins qu’il ne s’agît de curieux rayons traversant une lumière diaphane, j’hésitais un court instant avant de lancer mon chargement vers le seul endroit où je croyais déceler un semblant de vie, les caisses automatiques ayant largement pris l’ascendant sur les petites mains harassées qui jetaient d’un bout à l’autre d’un immense tremplin, le triste nécessaire à ma maigre pitance. Naïvement, je me raccrochais avec espoir à ce visage d’où semblait provenir un vague sourire bienveillant ; l’espace d’un instant, je prenais le temps de me rappeler les jeux de construction de mon enfance en imbriquant trois briques de soupe à touiller avec deux cubes de mouchoirs à pleurer, eux‑mêmes en équilibre sur quatre rouleaux de printemps en hiver et un triangle des Bermudes dans lequel venaient de s’engouffrer mes bons de réduction, car même perdu au milieu de cet environnement hostile, je persistais à rester un client fidèle, fidélisé et fossilisé par ce monstre, ce terrible ennui que parfois l’on nomme habitude. Alors que mon temps de répit touchait à sa fin, car je m’apprêtais avec anxiété à recevoir une pluie d’objets sur le coin de la figure et à devoir tenter de les jeter précipitamment dans mes sacs estampillés « commerce équitablement égalitaire et conforme aux Droits du Citoyen Consommateur de l’Union », le vague sourire que j’avais à tort, cru bienveillant, se transforma avec horreur en un mauvais rictus derrière lequel une bouche tordue éructa l’ordre suivant : « Veuillez ouvrir vos sacs et me les présenter, je vous prie ! »

Ah ! Comme j’aurais souhaité crier ; hurler ; résister ; prier même, ultime folie issue de mon désespoir ; me révolter en tout cas devant cette insupportable injonction qui faisait irrémédiablement voler en éclat le fragile vernis qui protégeait… mais restait-il encore vraiment quelque chose à protéger ? Par lâcheté, mais aussi par peur de me retrouver à la rue sans rien avoir à manger, j’obtempérais, je me soumettais sans l’ombre d’une hésitation. Sans l’ombre d’une hésitation et avec le sourire, je quittais les oripeaux du pauvre hère perdu et zigzaguant au milieu d’un monde à consommer au plus vite, pour revêtir le morne habit d’un maraudeur de grand magasin dont même les deux malheureux sacs, usés de ne jamais être renouvelés, ne lui appartenaient pas vraiment. Et encore devais‑je m’estimer heureux qu’il me fût assigné comme rôle celui de la vulgaire crapule. J’aurais eu les yeux bridés que je me serais sans doute retrouvé sous une minuscule guérite, entouré de tout un tas de petits poissons crus mélangés avec du riz vinaigré ; à devoir les vendre en inclinant continuellement la tête, tel un stupide guignol, avec les mains jointes et un sourire niais ; à devoir remercier l’honorable client d’avoir bien voulu acheter le si modeste mets maladroitement préparé par votre humble serviteur dans son misérable cabanon, lui qui attendait là patiemment pour vous servir, rien que pour vous servir. J’aurais eu la peau noire que je serais en train de faire griller des petits beignets à l’intention d’une vieille morue en prenant soin de lui danser sous le nez avec un mouvement chaloupé qu’accompagnerait une musique exotique, car dès lors que l’on a le rythme dans la peau, sans doute est-on assez agile pour ne pas glisser sur tout un régime de bananes. C’est pourquoi, alors que je quittais honteusement les lieux, comme pour me venger de ma propre veulerie, conscient d’avoir été si proche de me traîner à même la terre, je ruminais cette cynique réflexion : aujourd’hui comme hier, les hommes étaient toujours en cage ; dans le rayon des produits du monde pour les indigènes qui venaient s’y enfermer de leur plein gré, trompés qu’ils étaient de croire qu’un continent, parce qu’il était pour l’instant ouvert aux quatre vents, deviendrait pour tous ceux qui ne s’étaient pas noyés au cours du voyage, la plus merveilleuse des terres d’accueil ; dans le rayon des surgelés pour les autochtones qui, aveuglés qu’ils étaient par la haine qu’ils vouaient à leur propre passé, à un point tel qu’ils l’avaient assimilé aux ténèbres, et parce qu’aucune lumière ne brillait plus au-devant d’eux pour leur montrer dans quelle direction aller, étaient irrémédiablement condamnés à mourir de froid.


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