Pied de vigne ou l’imagination de la matière (Le)

samedi 13 mai 2023
par  Paul Jeanzé
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Olympia 1994 - Le pied de vigne

La métempsycose, cela existe !
Avant d’être ce que nous sommes, nous avons tous été quelqu’un d’autre ou quelque chose d’autre, dans une vie antérieure.
Il y a des témoins.
Je peux vous en citer trois.
Il y a d’abord mon voisin de palier, le fruitier !
Eh bien, dans une vie antérieure, il a été un figuier.
Puis sur le même palier, la fleuriste !
Elle a été « rosier » dans une autre existence.
Et le troisième témoin, c’est moi !
À la même époque, la tertiaire, j’étais un pied de vigne.
Nous étions tous trois voisins d’espalier.
Nous menions une vie végétative.
À ma droite, le rosier !
À ma gauche, le figuier !
Moi, entre eux, je me tenais comme ça… sur un pied… (Il s’y met.)
J’étais tout noueux, tout tordu, tout maigrichon !
J’avais l’air d’un épouvantail… Je faisais peur aux oiseaux…
Alors que le figuier, lui, les attirait !
Je me disais : Qu’a-t-il de plus que moi ce figuier, à part ses figues ?
(Il n’y a là aucune arrière-pensée.)
C’était un figuier… Il avait des figues…
Je dis : « des figues ».
C’eût été un chêne, j’aurais dit : « des glands ». Qu’est-ce qu’il avait de plus que moi, ce figuier, à part ses deux figues ? Il n’en avait que deux !
J’aurais dit : « trois », on aurait dit : il exagère !
Non ! Ce qu’il avait de plus que moi, ce figuier, c’était des feuilles… de belles feuilles vertes !
C’est alors que l’idée me vint de me faire une feuille bien à moi, qui ne ressemblerait à aucune autre feuille.
Aussitôt, je me suis mis à penser « feuille »…
Ah, l’imagination de la matière !
Combien de rêves de feuille il m’a fallu faire avant d’en voir une se cristalliser, se matérialiser, prendre forme !
Ah, la belle feuille !
Je la baptisais aussitôt « feuille de vigne ». Je l’ai tout de suite placée au bon endroit, d’instinct ! Vous me direz : « Vous n’aviez rien à cacher ? » Certes ! Mais je n’avais rien à montrer non plus ! Alors que le rosier arborait à chacune de ses boutonnières une rose… odorante… d’un beau rouge vif !
C’est alors que l’idée me vint de me faire une fleur bien à moi, qui ne ressemblerait à aucune autre.
Aussitôt, je me suis mis à penser « fleur ».
Ah, l’imagination de la matière !
Combien de rêves de fleur il m’a fallu faire avant d’en voir une se cristalliser, se matérialiser, prendre forme !
Ah… la vilaine fleur !
Mi-figue, mi-raisin !… Bisexuée !
De nos jours, la bisexualité chez les fleurs, personne n’y trouve à redire…
Mais à l’époque, être à la fois la fleur de la femelle et la fleur du mâle (mal), c’était plutôt mal accueilli !
Elle était comme ça… (Il reprend la même attitude que pour le pied de vigne.) Toute nouée, toute tordue… toute maigrichonne… Ah, ce n’était pas la fine fleur, mais… c’était ma fleur…
—  Je ne pouvais pas la renier ! –
Je l’ai glissée sous ma feuille… Et c’est là que bien au chaud, à l’abri des regards, ma fleur a fructifié…
Et par un beau matin ensoleillé, ma fleur s’est métamorphosée en un beau grain de raisin… Un seul, oui ! Mais…
(Il en indique la grosseur.) Disons… (Il ramène la grosseur de son raisin à de plus justes proportions.)
Vermeille était sa couleur, ronde sa forme, juteuse sa substance !
Ah, l’imagination de la matière !
J’avais, à partir d’un désir cent fois caressé… fait naître charnellement ce superbe grain de raisin.
C’est alors que je vis arriver pour la première fois une espèce de petit bonhomme barbu, avec une hotte sur le dos.
Tout d’abord, j’ai cru que c’était le père Noël.
Et puis non, c’était saint Émilion…
Il a sorti un sécateur et clac ! (dans le vif du sujet).
On a beau être de bois…
… J’en ai eu le souffle coupé…
J’avais perdu de ma superbe.
Savez-vous comment a fini mon beau grain de raisin ? Piétiné… écrasé sous les pieds d’un dénommé Bacchus qui dansait la bourrée ! Et c’est ainsi que je suis devenu « vin ». Évidemment, vous allez me dire : « Monsieur, est-ce que toute cette histoire de pied de vigne dans une vie antérieure ne serait pas plutôt le fruit de votre imagination, un jour où vous étiez dans les vignes du Seigneur ? » Peut-être !
Mais alors… comment expliquez-vous que dans ma famille, depuis des générations et des générations, on ne trouve que des vignerons… et qu’ils ont tous un petit grain quelque part, de la grosseur… d’une figue ?
D’ailleurs, si vous voyez mon arbre généalogique… il est comme ça… tout noueux, tout tordu, tout maigrichon !
Mais au bout de chaque branche… il y a… une rose !


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