Prélude à un monde composite

samedi 16 avril 2022
par  Paul Jeanzé
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Mon père est parti le 12 avril 2022, le jour de son quatre-vingtième anniversaire, à la suite d’une de ces longues maladies dont on souhaiterait ignorer jusqu’à l’existence.

Ce texte a été écrit puis lu par mes soins le samedi 16 avril 2022 dans la paisible atmosphère du crématorium de Gap dans les Hautes-Alpes. Il était 10 h du matin et comme souvent dans cette région de France, le ciel était d’un bleu magnifique.

Vous connaissez tous le parcours scientifique de mon père. J’aurais d’ailleurs pu emmener avec moi la cinquième édition des « Matériaux composites – Comportement mécanique et analyse des structures » par JM Berthelot mais l’ouvrage, assez volumineux, était peu pratique à transporter dans de telles circonstances.

Et puis, je voulais surtout sortir des sentiers battus, non pas pour prendre un raccourci, mais plutôt pour vous emmener vers des chemins de traverse dont vous ignorez sans doute l’existence. Pour cela, je vais commencer par ce petit poème en prose de Charles Baudelaire, intitulé l’étranger :

— Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?
— Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
— Tes amis ?
— Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.
— Ta patrie ?
— J’ignore sous quelle latitude elle est située.
— La beauté ?
— Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.
— L’or ?
— Je le hais comme vous haïssez Dieu.
— Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
— J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… les merveilleux nuages !

Je pourrais paraphraser cette dernière phrase en remplaçant nuages par montagnes
— J’aime les montagnes… les montagnes qui passent… là-bas… les merveilleuses montagnes !

Je sais que mon père aimait beaucoup ce poème, parce qu’il aimait autant la poésie qu’il aimait la solitude et la nature. Je me dois de préciser que si mon père aimait tant la solitude, c’était parce que elle seule pouvait l’amener au vrai dialogue intérieur, ce dialogue intérieur si important pour notre propre destinée mais hélas si difficile à exprimer et à partager.

Ainsi, mon père avait l’âme d’un poète ; j’en ai eu pleinement conscience le jour où, alors que moi-même je m’essayais à l’écriture, il m’avait donné les « Lettres à un jeune poète » de Rainer-Maria Rilke. À cette occasion, il m’avait dit qu’à l’époque où il était surveillant dans un établissement scolaire à Nogent-le-Rotrou, petite ville en bordure du Perche dans l’Eure-et-Loire, il avait pris l’habitude de se rendre à Paris en fin de semaine. Là, il flânait le long des quais de Seine et achetait aux bouquinistes nos plus grands poètes.

C’est de là que provient le livre de Rilke, et il m’est d’autant plus précieux qu’il est abondamment annoté de sa main, ainsi cette remarque où il est paraphrasait Einstein : « La vie n’est pas résoluble par un système d’équations ».

Quelques mois plus tard, en avril 2014, je reçus le poème que voici :

Ce matin le soleil
Ne s’est pas levé
Les réverbères nébuleux
Seuls jetaient
Leur clarté irréelle
À travers l’ombre de la nuit

Les murmures de la rivière
S’élançaient dans le silence
Chancelant la ville morte

Quelques drapeaux
placés là
Claquaient dans le vent froid
Comme une porte abandonnée

L’obscurité grandissait
Dans la ramure des arbres
Dépouillés

La silhouette d’un château
Où peut-être vivait encore
Quelque malin fantôme
Se confondait
Avec le ciel sans couleur
L’allée montait toujours

De nombreuses étoiles
Se bousculaient
Sur la mer endormie
Des toits embrumés
Quelques pas
Quelques bruits
Le soleil ne s’est pas levé

Nul doute qu’il en était l’auteur mais il m’avait envoyé ce poème avec cette seule information : mars 1962 et un titre : Prélude à un monde composite. Mars 1962, mon père allait avoir 20 ans. Passé ma surprise, je lui ai répondu, en poésie également, sans me douter que ce poème, que j’avais depuis mis de côté, aurait son mot à dire en cette matinée d’avril.

Ce matin
Le soleil s’est levé
Sur un petit bout d’intimité
Un enfant, une épouse, un être aimé
Ce matin
Le soleil s’est levé
À travers l’atmosphère de nos villes polluées
Ce matin
Le soleil s’est levé
Derrière les vitres sales et fermées de mon bureau climatisé

Assis dans mon fauteuil, confortablement installé
Dans la douceur artificielle du ronronnement quotidien
J’attends que l’on vienne me chercher
Depuis combien de temps suis-je assis
À attendre que le soleil se lève et m’apporte sa chaleur ?
Depuis combien de temps suis-je assis
À me laisser bercer par cette illusoire torpeur ?

Il est temps pour moi de me lever
De suivre les rayons d’un soleil
Qui au loin illumine un sauvage sentier
Ce matin
Le soleil s’est levé
Sur un petit bout d’humanité
Un poème, souvenir du passé
À ne pas oublier
Surtout, à ne pas oublier

Le père et le fils (août 1986)
Avec le Mont Viso en arrière-plan

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