Sénèque

Vie heureuse (La) (58 ap. JC)
lundi 24 mai 2021
par  Paul Jeanzé

Traduction José Kany-Turpin et Pierre Pellegrin

Vivre heureux, Gallion, mon frère, c’est ce que veulent tous les hommes, mais, quant à discerner ce qui rend la vie heureuse, ils sont dans les ténèbres. Et il est tellement peu facile d’atteindre la vie heureuse que, plus on est pressé de la rejoindre, plus on s’en éloigne si l’on s’est trompé de chemin.
Édition GF Flammarion p 45

Rien, donc, n’a plus d’importance que d’éviter de suivre, comme le font les moutons, le troupeau de ceux qui nous précèdent, nous dirigeant non pas où il faut aller, mais où il va.
Édition GF Flammarion p 46

Nous approuvons et nous condamnons les mêmes choses : c’est l’issue de tout jugement rendu selon la majorité.
Édition GF Flammarion p 47

Qu’est-ce qui, en effet, nous empêche de dire qu’"une vie heureuse c’est une âme libre, élevée, intrépide, constante, établie en dehors de la crainte et du désir, pour qui le seul bien est le bien moral et le seul mal, la laideur morale, toutes les autres choses étant un semble sans valeur qui ne retire ni s’ajoute rien à la vie heureuse, venant et s’en allant sans augmenter ni diminuer le souverain bien" ?
Édition GF Flammarion p 53

[...]en ce qui concerne le plaisir, il peut se répandre partout et se couler par toutes les voies, amollir l’âme par ses caresses et mettre en mouvement un plaisir après l’autre, par lesquels il trouble la totalité de notre moi ou ses parties : qui, parmi les mortels à qui il resterait une trace d’humanité, voudrait être excité jour et nuit et, abandonnant l’âme, donner tout son soin au corps ?
Édition GF Flammarion p 54

[...]rien de ce qui est parfait n’a jamais changé.
[...]nulle chose n’est jamais assurée, quand sa nature réside dans le mouvement.
Édition GF Flammarion p 57

Les anciens ont prescrit de vivre la vie la meilleure et non la plus agréable, de telle sorte que le plaisir soit non pas le guide d’une volonté droite et morale, mais son compagnon de route.
Édition GF Flammarion p 58

Tu demandes ce que j’attends de la vertu ? Elle-même. Car elle n’a rien de meilleure, car elle est elle-même son prix. N’est-ce pas suffisant ?
Édition GF Flammarion p 61

C’est, par Hercule, également sottise et ignorance de ta condition que de te plaindre qu’il te manque quelque chose ou que quelque chose de trop pénible t’arrive, ou de t’étonner également ou de t’indigner de ce qui arrive indistinctement aux bons comme aux méchants, je veux dire les maladies, les deuils, les infirmités et tout ce qui vient se mettre en travers de la vie humaine. Quoi que nous devions supporter du fait de la constitution de l’univers, acceptons-le avec grandeur d’âme : nous sommes contraints par notre serment de supporter notre condition mortelle et de ne pas être troublés par ce qu’il n’est pas en notre puissance d’éviter. Nous sommes nés dans un royaume : la liberté, c’est d’obéir au dieu.
Édition GF Flammarion p 72

Étant qu’elle [la vertu] est parfaite et divine pourquoi ne serait-elle pas suffisante et même davantage ? Qu’est-ce qui peut, en effet, manquer à qui est situé hors de tout désir ? De quoi d’extérieur a besoin celui qui porte tout rassemblé en lui ? Mais, celui qui tend à la vertu, même s’il a beaucoup progressé, a besoin d’une certaine bienveillance de la part de la Fortune durant le temps où il lutte parmi les affaires humaines [...]
Édition GF Flammarion p 74

Tu me dis : "Tu parles d’une manière et tu vis d’une autre !" Cela, mauvaise têtes et grands ennemis des meilleurs, a été objecté à Platon, a été objecté à Épicure, a été objecté à Zénon. Tous ceux-ci, en effet, disaient non comment ils vivaient, mais comment eux-mêmes auraient dû vivre. C’est de la vertu, non de moi, que je parle, et, lorsque j’invective les vices, c’est en premier lieu aux miens que je m’adresse : quand je le pourrai, je vivrai comme il faut.
Édition GF Flammarion p 76

Vous disputez sur la vie de l’un, sur la mort de l’autre, et en entendant le nom de gens remarquables, du fait qu’ils possèdent quelque mérite extraordinaire, vous aboyez comme de petits chiens quand ils rencontrent des inconnus. Vous avez intérêt à ce que personne ne paraisse bon, comme si la vertu d’autrui était un blâme pour toutes vos fautes. Pleins d’envie, vous comparez leurs splendeurs à vos bassesses et vous ne comprenez pas combien c’est à votre détriment que vous avez ces audaces.
Édition GF Flammarion p 77

Les philosophes ne réalisent pas ce qu’ils disent ? Pourtant ils réalisent beaucoup en disant ce qu’ils disent, en concevant dans leur esprit les notions morales ; certes si leurs actions allaient de pair avec leurs dires, qui serait plus heureux qu’eux ? En attendant il n’y a pas lieu de mépriser les bonnes paroles et les cœurs pleins de bonnes pensées. Il est louable de s’occuper d’études salutaires, même si elles restent sans effet ; Qu’y a-t-il d’étonnant qu’ils ne parviennent pas au sommet ceux qui escaladent des pentes escarpées ? Mais si tu es un homme, admire ceux qui entreprennent de grandes choses, même s’ils tombent. C’est une chose noble que de se lancer dans une entreprise en considérant, non pas ses propres forces, mais celles de sa nature [...]
Édition GF Flammarion p 79

Pourquoi celui-là s’adonne-t-il à la philosophie et mène-t-il une vie aussi riche ?
[...]
Il juge qu’il qu’il n’y a pas de différence entre un temps plus long et plus court, pourtant, si rien ne l’en empêche, il prolonge son âge et demeure tranquillement vert dans une vieillesse avancée ? Il prétend qu’on doit mépriser tout cela, non pas pour qu’on ne les possède pas, mais pour qu’on les possède sans s’en soucier.
Édition GF Flammarion p 81

Certaines choses, en effet, même si elles sont de peu de poids par rapport à l’ensemble et peuvent être sans dommage enlevées au bien au sens propre, ajoutent pourtant quelque chose à l’allégresse continuelle qui naît de la vertu : les richesses ont l’effet joyeux qu’a le vent favorable qui pousse le navigateur, une belle journée et un endroit ensoleillé dans le froid hivernal.

[...]

Chez moi, si les richesses s’écoulent, elles n’emporteront rien d’autre qu’elles-mêmes, toi, si elles s’éloignent de toi, tu resteras hébété et tu te verras abandonné de toi-même ; chez moi, les richesses n’occupent qu’une place, chez toi, la place principale ; en fin de compte les richesses m’appartiennent, tu appartiens aux richesses.
Édition GF Flammarion p 83

[...]dans le cas du sage, les richesses sont tenues en esclavage, dans le cas de l’insensé elles ont le pouvoir ; le sage ne permet rien aux richesses, à vous elles permettent tout ;
Édition GF Flammarion p 91

Socrate, ou tout autre qui a le même droit et la même maîtrise sur les choses humaines, affirme : "Il n’y a rien dont je ne sois plus convaincu que de ne pas plier le cours de ma vie à vos opinions."
Édition GF Flammarion p 92

Ainsi, je supporte vos hallucinations comme Jupiter très bon et très grand supporte les inepties des poètes, dont l’un lui met des ailes, un autre des cornes, un autre en fait un adultère qui découche, un autre le fait cruel envers les autres dieux, un autre injuste envers les hommes, un autre ravisseur et corrupteur de gens libres et même de ses proches, un autre parricide et usurpateur d’un trône qui n’était pas à lui et appartenait à son père. L’effet de tout cela n’était rien d’autre que d’ôter aux hommes toute honte de mal faire s’ils avaient cru que les dieux fussent tels.
Édition GF Flammarion p 93


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Des Poézies qui repartent dans le bon sens

Dimanche 16 juin 2024

Nous voici arrivés au mois de juin et je m’apprête à prendre mes quartiers d’été dans un lieu calme où j’espère ne pas retrouver une forme olympique. Sans doute ne serai-je pas le seul à me retrouver à contresens ; si vous deviez vous sentir dans un état d’esprit similaire, je vous invite à lire les poézies de ce début d’année 2024.

Bien à vous,
Paul Jeanzé