La fille endormie
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Il la vit de loin et d’en haut, comme il descendait à travers les prés. Il allait être midi ; la rosée avait été bue et épuisée par l’ardeur du soleil accomplissant sa course autour de nous et qui se tient maintenant tout juste au-dessus de nos têtes, comme immobile pour toujours.
Il vit que l’herbe était sèche, devenue dure et coupante, et que le cuir de ses souliers, d’abord humide et comme ciré de frais, était mat, commençant même à être poussiéreux, tandis que les sauterelles vertes lui sautaient jusque dans la figure comme les étincelles d’un grand feu d’éclats de sapin, et il y en avait des grises avec des ailes rouges, qui s’envolaient devant lui parallèlement à la pente.
Il marchait comme dans le crépitement d’un incendie, ayant autour de lui l’ardeur de cette chaleur insoutenable qui était blanche, voyant un peu plus bas des arbres être amoureusement penchés sur un peu d’eau, c’était l’étang ; et, entre les branches, on apercevait luire un peu la surface de l’eau vaguement penchée.
Elle, il ne l’avait pas aperçue tout de suite ; il ne pensait pas à elle : c’était l’ombre qui l’attirait.
Ce n’est que quand il fut plus près, ayant pris sur la lisière d’un champ où le blé mûrissait, étant arrivé au chemin, ayant traversé le chemin, qu’elle fut là tout d’un coup devant lui.
Il s’est assis au revers d’un talus ; il a ôté ses souliers.
Dans sa chemise blanche et son pantalon de grosse toile bleue, il va avec ses doigts maladroits parmi les lacets emmêlés, trouve le nœud, défait le nœud.
Ses deux pieds nus silencieux sont sur la bonne terre qu’il touche, avec laquelle il entre en communication, sa chaleur et son froid, ses douceurs, ses aspérités, ayant assujetti par les cordons ses chaussures autour de son cou.
Il s’avance précautionneusement. Il y a des pierres pointues qui vous entrent dans la peau ; on est ensuite dans de la poussière tiède où le pied s’imprime avec douceur, mais l’essentiel est de ne pas faire de bruit, comme il pense, elle dort ; prendre soin de ne pas faire rouler les pierres ou sous son poids craquer les morceaux de bois mort.
C’est à quoi il s’applique, il s’avance. Tout est merveilleusement tranquille. Tout repose sous la majesté du grand ciel. Elle dort.
Il écarte les feuilles, il met deux branches sous ses bras ; il s’est percé dans le feuillage une fenêtre par où il n’y a qu’à passer la tête, et elle est au-dessous de lui.
Ses grosses lèvres sont entr’ouvertes. Elle s’est laissée aller en arrière dans la belle herbe verte et tendre, elle a mis un bras sous sa tête et le sommeil lui a été donné.
Il la connaît bien, Adrienne. Une belle grande fille ; elle est domestique au village ; elle a été tourner le foin et on a un petit moment de répit avant midi, on en profite.
Elle a un bras replié sous la tête, l’autre est allongé, la main ouverte, à côté d’elle. Elle a une jupe de toile et un corsage dégrafé d’où sort son cou qui est rond avec une grosse veine qu’on voit.
Elle est couchée un peu sur le côté, alors sa joue qui est rouge et bombée sous une belle couleur brune, sa joue, vue de profil, dessine sur le fond de l’eau sa ligne amoureusement incurvée.
Et on voit surtout comme elle respire, parce qu’il y a un poids qu’il lui faut, chaque fois qu’elle fait entrer l’air en elle, soulever, quelque chose de lourd qui est devant elle, remplit son corsage, retombe lentement, remonte, et sa respiration est comme le balancier du monde, elle bat la mesure à tout ce qui est vivant.
C’est la feuille qui bouge, la libellule sur l’étang.
Car elle est couchée sur son bord qui est en pente, la tête un peu plus haut que les pieds. Ils sont nus dans des espadrilles et poussiéreux, ses jambes nues jusqu’au-dessus des genoux repliés avec une belle couleur dorée qui est celle de la prune mûre ; et plus haut vient sa ceinture, et plus haut sa respiration.
Elle dort et respire ; alors la libellule, elle aussi, dans son vol, monte et descend au même rythme, d’une même quantité sur ses ailes invisibles ; alors la plus fine pointe des branches se meut à la même cadence ; alors on voit battre la gorge des petites grenouilles vertes qui, à l’extrême marge de l’eau, sont accoudées, comme des personnes à un balcon.
Il regarde. Elle est là, elle respire. L’oiseau chante sur trois notes, l’étang a une forme ronde. L’ombre des arbres qui se penchent sur lui comme quelqu’un qui voudrait boire, des saules, des osiers, des vernes, fait qu’il est encerclé de noir, fait tout autour une ombre noire qui est découpée sur ses bords ; mais le soleil est au milieu sur l’eau tranquille, où il y a un peu de ciel qui passe avec ses nuages, tandis qu’un moucheron en frôle la surface, et elle frémit tout entière. Les araignées d’eau, haut montées sur leurs longues pattes et qui y glissent comme des patineurs, font qu’elle s’émeut petitement par des cercles concentriques qui vont s’élargissant du point où ils ont pris naissance jusqu’à la rive où les herbes s’émeuvent.
Elle respire, un grand silence. Sa poitrine monte et descend. La libellule monte et descend.
Lui, regarde. Il attend. Il se dit : « Puisqu’on se connaît. Je l’appelle, je dis : « Adrienne ! » Seulement elle aura peur, elle va se sauver. Il voit que, juste derrière elle, dans le fourré, un passage a été ouvert par où sans doute elle est venue, qui facilitera sa fuite ; il n’aura même pas le temps de la retenir au passage.
Il pense « Puisqu’on se connaît, mais je ne sais pas y faire. On a pourtant dansé ensemble l’autre dimanche, toute la nuit. On m’avait dit : « Ne rentre pas trop tard » et on avait dû le lui dire aussi. Eh bien ! c’est qu’on se convenait… alors ?… »
Elle avait une robe blanche, cet autre dimanche, avec une ceinture rouge en soie. Elle a ôté ses gants, elle me disait : « Il fait chaud. » Moi, je lui ai dit « Regarde les miens, ils ne m’ont pas coûté cher. C’est le soleil qui me les a payés. » Elle riait. Elle était consentante. Je l’ai menée boire une limonade, et puis on a de nouveau dansé. Et puis on a été étonné, à cause d’une lucarne qui a commencé à s’éclairer au-dessus de la montagne. Tonnerre ! Quelle heure est-ce qu’il peut bien être ?
Il pense. « Je vais descendre jusque vers elle, sur la pointe des pieds. C’est comme ça qu’il faut s’y prendre avec les filles. On ne sait jamais ce qu’elles veulent ; c’est à nous de vouloir. Elle ne m’entendra pas venir ; je me baisse, je la réveille avec un baiser. Et, si elle veut m’échapper, je n’aurai qu’à ouvrir les bras. »
Il la regarde, elle dort toujours. Elle n’a pas été dérangée. Pas un bruit. L’oiseau continue à chanter, et tout ce qu’on entend ensuite, c’est le bruit d’enfoncement d’une grenouille qui se jette la tête en avant dans la mare, les bras tendus, comme un plongeur.
Les libellules sont silencieuses. Les araignées d’eau sont silencieuses. Un rayon de soleil, venu d’en haut silencieusement, a été enfoncé dans la profondeur de l’étang comme un bâton bien écorcé, et on voit l’épaisseur de l’eau et ses étages, et qu’elle est trouble, tandis qu’elle, elle dort toujours.
Il se dit : « C’est pas possible ! Elle fait semblant, elle se moque de moi. »
Sa tête vient de se déplacer légèrement dans le creux de son bras.
« Je ne sais pas y faire. Ce n’est pas comme ça qu’il faut s’y prendre avec les filles. Il faut y aller carrément. Je viendrai, je me coucherai à côté d’elle. Je n’aurai pas besoin de parler, il ne faut pas parler aux filles. Je lui passerai le bras sous la taille, ma main aura vite fait de trouver de quoi la remplir. Et, avec l’autre main, je ferai tourner sa tête vers moi où il y aura ses lèvres pleines de jus comme une framboise.
Il s’avance, il fait quelques pas. Il s’arrête. Il s’est dit tout à coup « Il ne faut pas la déranger. » Une idée s’est formée au fond de sa tête, il ne sait pas encore tout à fait ce qu’elle est, mais on fait avant de savoir. Non, ne pas la déranger. Tout est en ordre ; le bel ordre du monde, il ne faut pas le déranger.
Et c’est pourquoi il revient sur ses pas.
La cloche de midi la réveillera bien : l’oiseau continuera à chanter, la libellule n’en sera point troublée. Elle, elle s’assiéra à demi, appuyée sur les coudes en arrière au talus. Elle se frottera les yeux, elle non plus ne sera pas troublée. « Mon Dieu ! Quelle heure est-il ? Je m’étais endormie. »
Lui, s’en va vers le village. Le clocher est devant lui. Le clocher dans le calme se dresse au milieu du ciel bleu ; l’horloge dedans est du même bleu, avec des aiguilles dorées.
Il est dans le contentement parce qu’il n’a rien dérangé. Il marche dans la poussière. Et le soleil là-haut poursuit sa course accoutumée, pendant que lui, sur le chemin, il a un tout petit bout d’ombre courte, qui se raccourcit encore et se blottit contre lui comme pour se mettre sous sa protection.