Le coureur de marathon

Juillet 1910
mercredi 14 décembre 2022
par  Paul Jeanzé
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LE COUREUR DE MARATHON
Autour de Regent’s Park, sur le trottoir de terre battue qui longe la grille, le coureur de Marathon s’entraîne.
La soirée est chaude ; mais elle semble bonne et reposante après l’accablement du jour ; les arbres du parc étalent leurs feuilles à la brise et bruissent doucement ; les réverbères des rues dessinent un immense cercle de lumières qu’on voit percer çà et là à travers les ombres ; mais en dedans des portes closes les grandes allées droites, les massifs et les pelouses désertes se sont figés pour la nuit dans une beauté majestueuse de bois sacré. Appuyés contre la grille, des couples enlacés échangent avec patience des baisers interminables et des propos niais et tendres. Et tout près d’eux, presque à les frôler, le coureur de Marathon passe et repasse.
Ses semelles de caoutchouc se posent presque sans bruit sur la terre battue, mais on entend à dix pas son souffle rauque. Certains des couples, quand il approche, desserrent un peu leur étreinte, et le regardent avec les yeux noyés : il porte un maillot blanc bordé de rouge que la sueur lui colle à l’échine, et une culotte bleu pâle ; ses jambes nues ne conservent plus qu’un mouvement de pendule, machinal et las ; ses bras maigres oscillent à la hauteur des hanches, comme s’ils tombaient de fatigue, et l’ombre lui met aux yeux et sous les pommettes de grands creux profonds. Quand il a passé, des rires s’élèvent derrière lui, des rires de femmes, moqueurs et légers, et les amoureux reprennent leurs embrassements avec plus de zèle.
Vingt minutes plus tard le halètement revient, et le même bruit de foulées régulières ; et les amoureux tournent la tête de nouveau et rient encore, et suivent un instant des yeux le maillot qui s’en va dans la nuit, le maillot blanc marbré de taches de sueur, et les jambes lasses qui semblent condamnées à un trot sans fin par quelque volonté inexorable. Ils regardent, et la voix de femme s’élève de nouveau, paresseuse :
– Il se fait tard, chéri ! Il faut que je rentre !
Mais ils sont encore là quand le coureur de Marathon repasse.


Le coureur de Marathon est rentré, et s’est couché ; mais il ne dort pas. Depuis quelque temps il ne dort guère. Peut-être après tout qu’il a un peu exagéré, forcé la dose, et que ses nerfs se vengent à leur façon. Toujours est-il qu’il reste éveillé, les yeux grands ouverts dans la nuit.
Cela lui est égal. Il songe qu’il a marché constamment, ce soir-là, à cinq minutes trente au mille, et que le dernier tour du parc n’était en somme qu’une très supportable agonie.
Il songe à son entraînement en général, au Marathon qu’il va courir, et voici qu’il ferme les yeux… mais c’est seulement parce qu’il songe, et pour mieux cacher son secret.
C’est un secret qui reste un peu obscur même pour lui, et qu’il ne saurait pas traduire en mots ; une de ces choses infiniment précieuses, dont on a honte.
Voilà… Depuis qu’il est à peu près en condition, il lui suffit de se répéter tout en courant, après les premiers miles, qu’il est parti pour un Marathon… un Marathon… un Marathon… et peu à peu il y a quelque chose de changé.
D’un bout de la journée à l’autre il n’est que Thomas Todd, l’éphèbe blême et dégingandé dont il voit la figure insipide dans sa glace, le matin, et parfois la silhouette sans grâce reflétée dans les devantures. Mais le soir, à l’entraînement, après quelques minutes à bonne allure et avant que la grande fatigue ne vienne, il cesse d’être Thomas Todd et il devient un coureur de Marathon, ce qui est tout autre chose.
Il a lu dans les journaux des articles sur le soldat de Marathon, et aussi sur les jeux du Stade, sur les athlètes grecs, des êtres irréels, d’une perfection miraculeuse, issus des dieux, et qui n’ont pas laissé de postérité. Tout cela s’est fondu dans sa mémoire en un grand souvenir très vague ; mais quand, le soir, autour du parc, il est en pleine action et qu’il songe que c’est pour un Marathon qu’il s’entraîne, voici que lui, Thomas Todd, se sent enlevé dans une sphère supérieure, et proche de tous les demi-dieux de marbre et de bronze.
Il oublie son maillot blanc bordé de rouge, et sa culotte bleu pâle ; il ne se souvient que de ses muscles qui jouent librement, et de son souffle facile qui fait que sa poitrine semble large et profonde… le vent tiède souffle sur sa chair nue… sa vue se trouble un peu, le sang lui monte aux tempes, et l’illusion lui vient presque de longues foulées souples qui s’allongent à côté de lui, de pieds nus volant sur la terre, de beaux corps frottés d’huile dont le rythme suit le sien et qui lui font cortège…
Et quand l’épuisement vient, il ne pense qu’à montrer aux demi-dieux qu’il est leur égal en courage.


Une route écrasée de soleil, deux haies épaisses de curieux, et, encadrés entre des voitures chargées de personnages à brassards, de petits bonshommes pitoyables qui trottent obstinément.
Le coureur de Marathon lève en passant vers la foule des yeux ivres et une figure ravagée. Il n’est guère qu’à mi-parcours, il se sent déjà las et vide, et, le grand jour venu, son illusion l’a déserté. Il a beau se répéter tout bas le mot magique : son exaltation des autres soirs se refuse à venir. Il reste Thomas Todd, que la foule contemple avec pitié, et qui s’acharne sans espoir.
Pourtant il continue, et peu à peu il lui semble que la vision approche enfin ; elle n’est pas encore là ; mais elle l’attend un peu plus loin, s’il se montre digne d’elle. Alors il laisse aller sa tête en arrière, et allonge désespérément.
Et voici qu’à l’issue d’un tournant le soleil s’abat sur lui comme une boule de feu ; une pince l’empoigne à la nuque, une pince qui serre et qui brûle, et c’est un corps déjà insensible qui tombe dans la poussière.
Des officiels se précipitent, et des ambulanciers arrivent en hâte ; mais il n’a pas besoin d’eux. Il est enfin en pleine voie triomphale, foulant en vainqueur la route de gloire que bordent les statues des héros de l’Hellas, qui le reçoivent en égal.
Le coureur de Marathon n’a pu aller jusqu’au bout, de sorte que l’immortalité lui est refusée, et la gloire… mais, à force de courir, il est entré dans l’éternité, ce qui est bien quelque chose.


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