Dernier soir (Le) - Recueil de nouvelles

mercredi 16 décembre 2020
par  Paul Jeanzé
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La rivière

Chaque soir, quand le travail du jour est fait, le même train de banlieue me ramène lentement chez moi, et je retrouve ma rivière.

Elle coule tranquille, froide et profonde, entre deux berges plates semées d’ormeaux. J’ignore d’où elle vient et je m’en moque ; je sais qu’un peu plus loin elle va trouver des quais, des pontons et des garages, et l’animation bruyante d’une ville de canotiers, mais ce que j’aime en elle, c’est un tronçon de trois cents mètres, entre deux tournants, au milieu de la dure campagne.

[…]

J’oublie que j’ai travaillé tout le jour dans un bureau sombre, parmi les maisons à sept étages, et, penché sur le courant, je guette, l’oreille tendue, les bruits confus qui sortent de l’ombre.

Le record

L’été arriva – lourd soleil et nuits chaudes – et il lui vint… des ennuis. Pourquoi m’appesantirais-je là-dessus ? Il faut être un romancier pour délayer en quarante pages la piteuse histoire d’amour d’un simple garçon. Celui-là avait une âme ridiculement tendre, qu’il avait toujours cachée de son mieux : il s’aperçut que des choses qu’il croyait oubliées lui mordaient encore le cœur : il vit qu’il avait été heureux et que c’était fini… Je n’en dirai pas plus long.

La peur

Je fis sa connaissance à Hastings, ville qui donna son nom à une bataille célèbre, plage élégante qui est à peu près de tous les endroits que je connais, celui où l’homme a le plus scientifiquement défiguré la mer.

Jérôme

Le lendemain, Jean Grébault bouleversa quelques tiroirs et mit à la lumière, l’un après l’autre, différents articles d’habillement qu’il n’avait pas portés depuis longtemps. […] Ce jeune homme avait été un athlète, en son temps ; mais six mois de situation semi-officielle dans une petite ville de province lui avaient appris qu’il est convenable de sacrifier l’hygiène à l’avancement et d’éviter les initiatives excentriques qui vous attirent des haussements d’épaules de quelque supérieur obèse ou les : « Vous ne serez donc jamais sérieux ! » d’un protecteur découragé. De sorte qu’il s’était peu à peu accoutumé à restreindre sa vie au cercle fastidieux que bornent : au Nord, l’Opinion publique ; à l’Ouest, les Principes républicains ; à l’Est, la déférence hiérarchique ; et au Sud, la Sagesse intangible d’une bourgeoisie mal lavée.

Le fusil à cartouche

La perdrix, selon la coutume des perdrix canadiennes, considère l’homme comme un animal bruyant, indiscret, mais peu dangereux. (peut-être, au fait, n’en a—t-elle jamais vu ?)

Le sauvetage

Voilà bien les femmes ! Elles ont toutes l’admiration éperdue des casse-tête et des bravaches ; mais elles voudraient élever les enfants dans du coton.

Le combat sur la grève

« Voyez-vous, monsieur, ce qu’il faut dans notre métier, c’est de la conviction. Tant qu’un homme s’entraîne comme il faut, a de l’ambition et ne pense pas à autre chose, ça va bien pour lui ; mais quand il commence à réfléchir sur les raisons et les causes, et qu’il se demande dix fois par jour s’il est dans le vrai, de celui qui méprise le noble art ou de celui qui en fait son gagne-pain, c’est un homme battu d’avance, croyez-moi. Je le sais parce que je l’ai vu.

L’indigne

Un écolier si docile ne pouvait que faire de rapides progrès ; et quand on eut effacé tout ce qui restait en lui de condamnable avec d’aimables phrases, de plaisants reproches et des exemples, on décida qu’il était enfin DIGNE, et par un clair matin de mai il sortit de l’église, vaguement heureux, un peu étonné, avec son Certificat d’Honorabilité s’appuyant sur son bras.

Le coureur de marathon

Une route écrasée par le soleil, deux haies épaisses de curieux, et, encadrés entre des voitures chargées de personnages à brassards, de petits bonhommes pitoyables qui trottent obstinément.
Le coureur de Marathon lève en passant vers la foule des yeux ivres et une figure ravagée. Il n’est guère qu’à mi-parcours, et il se sent déjà las et vide, et, le grand jour venu, son illusion l’a déserté. Il a beau se répéter tout bas le mot magique : son exaltation des autres soirs se refuse à venir. Il reste Thomas Todd, que la foule contemple avec pitié, et qui s’acharne sans espoir.
Pourtant il continue, et peu à peu il lui semble que la vision approche enfin ; elle n’est pas encore là ; mais elle l’attend un peu plus loin, s’il se montre digne d’elle. Alors il laisse aller sa tête en arrière, et allonge désespéramment.
Et voici qu’à l’issue d’un tournant le soleil s’abat sur lui comme une boule de feu ; une pince l’empoigne à la nuque, une pince qui serre et qui brûle, et c’est un corps déjà insensible qui tombe dans la poussière.
Des officiels se précipitent, et des ambulanciers arrivent en hâte ; mais il n’a pas besoin d’eux. Il est enfin en pleine voie triomphale, foulant en vainqueur la route de gloire que bordent les statues des héros de l’Hellas, qui le reçoivent en égal.
Le coureur de Marathon n’a pu aller jusqu’au bout, de sorte que l’immortalité lui est refusée, et la gloire… mais, à force de courir, il est entré dans l’éternité, ce qui est bien quelque chose.

Lizzie Blakeston

Les années passèrent ; mais les années ne comptent guère dans Faith Street. Au-dehors peut se déchaîner le tumulte des catastrophes ou des guerres, les souverains ou les ministres peuvent lancer des proclamations, les banques crouler, les industriels faire fortune et les actrices épouser des paris ; toutes ces choses ne pénètrent pas dans le cœur de Fatih Street. Loin dans l’ouest se déroulent les pompes des couronnements et des funérailles, les candidats aux élections prochaines implorent au long d’affiches fulgurantes les votes du peuple souverain, les vendeurs de journaux passent en courant dans Cambridge Road, hurlant des nouvelles de défaites, mais Faith Street n’en a cure ; et quand la nuit tombe elle sort des maisons, et d’une porte à l’autre commente d’une voix lamentable les thèmes éternels : la rareté du travail, la cherté du lard et l’iniquité des époux.


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